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Nouvelles 2015 en direct du MONT-SAINT-MICHEL

CHALLENGE 2015
42 NOUVELLES et RÉALISATIONS
qui s’y rapportent
(textes-île, céramiques, photos...)



Début janvier : je tiens mon idée pour un projet d'écriture 2015, quelque chose de différent de ce que j'ai fait précédemment ! Un projet au long cours puisque réparti sur une année, et associé à d'autres types de création.

Mon idée de départ :
Le fil conducteur est une petite maison du Mont-Saint-Michel, dans laquelle vont se succéder de très nombreux habitants.
Ecriture automatique, directement sur le clavier (d'habitude j'utilise un crayon et une feuille de papier... et parfois j'utiliserai sûrement cette technique que je préfère de loin) et par moments, les yeux fermés.

Je fais le choix de ne pas relire les textes pendant l'année — ce qui expliquera les redites, les thèmes récurrents —, et d'attendre fin décembre pour relire le tout ; j'aurai ainsi pris du recul.

L'année 2015 est terminée. Je n'ai pas atteint le nombre 52 que je m'étais fixé (écriture interrompue en juillet et août)... mais réalisé parallèlement une grande expo de textes-îles, céramiques et acryliques.
Il reste quelques photos à mettre en place...
Découvrez le nouveau challenge 2016 !






SI L'AUBE NE SE LEVAIT PAS...

Photo de l'auteure




1- SI L’AUBE NE SE LEVAIT PAS
Ann Rocard



C’était une petite maison de pierre, une maison miniature. Quelques roses trémières égarées au pied des murs. Quand le pêcheur repeignait la coque de sa barcasse, il redonnait un coup de peinture sur la porte et les volets. Mais aujourd’hui, la peinture s’effritait, le pêcheur avait dû égarer son pinceau le jour où la tempête l’avait emporté. On ne l’avait jamais revu.

Sa femme fixait la mer, de saison en saison, d’année en année. Et la mer lui parlait, lui murmurait des mots dont elle ignorait le sens. Des mots trop lourds à porter, des souvenirs noirs de nuit, dénués d’espoir. Vers qui aurait-elle pu se tourner ? Ses enfants n’avaient pas survécu à l’épidémie qui avait balayé la région d’un souffle délétère. Ses voisins semblaient ne pas l’apercevoir quand elle entrouvrait ses fenêtres ou balayait le seuil de sa maison. Sans bruit. Tel un petit animal craintif. Et à l’auberge où elle travaillait, on avait même oublié son prénom et on la surnommait « La vieille ».
Les nouveaux venus la croyaient cinquantaine, alors qu’elle frisait à peine la quarantaine. Le chagrin l’avait usée, plissée, rétrécie au point de passer inaperçue dans les ruelles du Mont. Elle portait son corps à bout de bras, elle qui aurait tant voulu s’en débarrasser, ne rêvant que d’une chose : rejoindre son pêcheur au fond de l’Océan. Un rêve de sirène.
Sa vie n’était qu’attente toujours déçue. Passé idéalisé, futur improbable. Elle était l’ombre tremblotante projetée sur le mur par la danse de la bougie.
Chaque soir, elle fermait les yeux et suppliait : « Viens me chercher. » L’aube l’éveillait et une nouvelle journée commençait, pareille à toutes celles qui l’avaient précédée.

Pourtant ce matin, l’aube ne se leva pas. Elle resta couchée sur sa paillasse, à l’écoute du silence. Son silence intérieur. Dehors, des cris retentissaient : « Eh, la vieille ! Tu es passée de vie à trépas ? ». On tambourinait à la porte, on s’exclamait. Les sons lui parvenaient ouatés, à peine audibles ; elle n’y prêtait pas attention.
Elle se sentit envahie par le calme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cette paix, cette lumière étrange. Elle reprenait contact avec elle-même, avec le monde. Maintenant. Son pouls battait les secondes d’un temps immobile. Au creux de ses paumes, une impression de chaleur qui l’avait quittée la nuit où la barcasse avait sombré. Elle était là, présente. Un demi-sourire aux lèvres.

Elle se redessa lentement pour savourer chaque geste, sans le moindre automatisme. Ecarter les doigts, soulever une jambe, plier un genou, faire osciller la tête en découvrant une nuque endolorie... Elle vivait, revivait.
« Alors, la vieille ? On va défoncer la porte ! »
Elle tendit la main vers la poignée. La porte grinça sur ses gonds, et le silence se fit. Les voisins, l’aubergiste, les passants la reconnurent à peine ; son visage était presque lisse, une lumière pâle émanait de son regard. Elle sourit, posa les yeux sur eux, sans les voir. Portée par un souffle qui venait du plus profond d’elle-même. Heureuse. Si proche d’eux, de leurs parfums, de leur respiration en suspens, de leurs présences palpables.

Ce matin, pour elle, l’aube ne se leva pas. L’obscurité l’enveloppait, mais elle voyait avec le cœur.


En souvenir de Martine qui a enfin trouvé le calme
et tous ceux qui voient avec le cœur.






LA FORCE DE LA PLUME
23 x 23 cadre compris
chez Richard et Carole Bredèche
Plume d'oiseau ramassée au Guatemala
où les mots de Rigoberta Menchù ont permis de faire connaître au monde
la situation dramatique des Mayas.
Ce texte-île lui est dédié.
Une plume peut écarter les barreaux d'une prison, laisser refleurir la liberté et éclater des bulles de justice...




2- QUAND LA VIOLENCE SE DÉCHAÎNE
Ann Rocard



Croyez-le ou non, cette maison avait une âme. Au cœur de ses pierres sombres, une âme qui s’insurgeait contre la violence du monde. Elle tressaillait à l’annonce des nouvelles d’ici ou d’ailleurs, rixes ou guerres, coups de griffe et mots acerbes. Mais que pouvait-elle faire, dressée sur son sol de terre battue ?
Les maisons voisines faisaient la sourde oreille, indifférentes. Sans doute ne pouvaient-elles pas entendre. Car rares sont les lieux capables d’écoute et de compassion. La guerre grondait au loin, l’intolérance soulevait des montagnes, détruisait les fleuves et les vallées, l’intolérance était maître depuis si longtemps.

Une fois pourtant, elle avait pu agir. Trop tard, hélas, trop tard. Elle l’avait aimé ce petit écrivaillon, cet homme généreux qui refusait de dire non, d’accepter l’inacceptable. Ce Charles qui ne payait pas de mine, pas bien beau pour ne pas dire plutôt laid, dont le visage irradiait idéalisme, émotivité à fleur de peau et révolte permanente. Courageux, intrépide à tel point que ses fiancées successives ne l’avaient pas suivi sur son chemin de lutte. Seul, il poursuivait sa route, persuadé qu’il saurait faire changer le monde.
Charles parlait peu, mais ses mots étaient porteurs d’une force étonnante. Des mots qui parfois louvoyaient ou s’affirmaient sans détour, féroces et décapants. Des mots acérés qui lui ressemblaient peu, lui le petit homme dont la seule arme était sa plume d’oie. Sans craindre les représailles, ses poèmes grinçants et ses satires s’attaquaient aux puissants, partaient en croisade contre l’injustice et l’intolérance.
Elle l’aimait bien son écrivaillon, réfugié entre ses quatre murs, s’usant les yeux à la lueur d’une chandelle jusque tard dans la nuit.

Ce soir-là, elle les vit arriver à pas feutrés dans les ruelles du Mont. Cagoulés, méconnaissables, couteaux prêts à meurtrir. Elle reconnut aussitôt la démarche anguleuse des trois hommes de main. Et elle comprit. Elle comprit qu’ils allaient briser la porte et entrer. Petite maison de pierre dans l’urgence face à une violence déterminée, elle rassembla toute la force que ses murs, sa toiture contenaient, et fit monter du sol un courant d'air qui souffla la flamme de la chandelle. Charles s’immobilisa, percevant le danger. Il s’apprêtait à grimper au grenier pour s’échapper par l’ouverture côté sud, quand la porte vola en éclats. Les lames trouvèrent rapidement leur proie avant de se fondre de nouveau dans la nuit.

Et la maison pleura son écrivaillon sachant que d’autres auraient le même courage que lui, qu’ils reprendraient son flambeau et que jamais la liberté d’expression ne s’éteindrait.


8 janvier 2015. En ce jour de deuil
pour les victimes de Charlie hebdo
et tous ceux dont on voudrait faire taire la voix et les mots.






L'AIGLE BLEU
Lion sur mer




3- L'AIGLE BLEU
Ann Rocard




Sorel n’était pas revenu au Mont-Saint-Michel depuis plus de deux ans. Il savait qu’il trouverait les approches du Mont en plein chantier et il s’était renseigné sur les finalités de ce projet d’envergure. Les pelleteuses démolissaient la digue datant de 1879. Des foreuses perçaient la vase pour fixer les poteaux d’une future passerelle qui permettrait au Mont de redevenir une île en fonction des marées.
Il observa les travaux d’un œil distrait, la tête ailleurs, et se rendit à grands pas chez sa sœur qui avait mis au monde un petit Lucien deux semaines plus tôt. Agacé, il eut un haussement d’épaules : quelle idée saugrenue d’appeler son fils Lucien, comme l’arrière-grand-père décrépit dont la photo l’avait hanté quand il était enfant. Il imagina même le bébé sépia, plié en deux et boitillant, l’air hagard.
« J’aimerais que tu sois son parrain », lui avait demandé Emilie au téléphone en lui annonçant la naissance.
Parrain ? Le mot l’avait fait sourire jaune, lui le cartésien qui ne croyait si à Dieu ni à diable. En tout cas, il n’avait rien d’un parrain sicilien avec son physique de Barberousse aussi large que haut. Ne sachant s’il devait se réjouir ou non de cette marque de confiance, il s’était contenté de grogner :
« Je ne serai pas obligé d’assister au baptême ? » Il fallait bien qu’il défende son soi-disant statut de fervent anticlérical.
« La cérémonie ne durera pas longtemps, avait promis Emilie. L’important sera la relation que tu établiras avec Lucien. Tu n’auras pas besoin de lui enseigner la Bible.
— Encore heureux...
— Alors ? »
Elle l’avait facilement convaincu. Il n’avait d’ailleurs rien refusé à Emilie depuis la disparition prématurée de leurs parents. Le grand frère protecteur, tel avait été son rôle pendant une douzaine d’années.
Sorel avait failli l’interroger : « Pourquoi moi ? », devinant quelle serait la réponse : « Parce que... Parce que je t’aime et que je peux compter sur toi. Parce que tu es quelqu’un de bien. »
Il avait aussitôt changé de sujet ; Emilie ne savait pas tout. Elle connaissait si peu de choses le concernant. Mieux valait lui laisser croire à son image de héros, de surhomme défendant la veuve et l’orphelin. Il resterait perché sur son piédestal.

Sorel s’arrêta devant la petite maison de pierre où vivaient Emilie et sa famille réduite. La dernière fois qu’il était venu rendre visite à sa sœur, il avait aimé le parfum de mer blotti derrière le poêle, l’armoire normande, l’ombre des murs... Elle venait alors d’épouser l’irréprochable Stéphane. Sorel grimaça ; Stéphane, son contraire, parfait en tous points. Steph dont le regard semblait deviner qui il était vraiment. Franchement il n’avait aucune envie de se retrouver face à lui. Sorel hésita, prêt à faire demi-tour. S’il était là, tanguant d’un pied sur l’autre, c’était pour sa sœur, pas pour un reproche vivant...
La porte s’ouvrit, et Emilie se précipita vers lui :
« Je suis si heureuse de te revoir !
— Je n’ai même pas frappé...
— J’ai senti ta présence, ça m’a suffi ! » dit-elle en se blottissant dans les bras de son frère.
Il s’immobilisa, inquiet ; elle lui semblait si frêle, une poupée de porcelaine.
« Tout va bien ? Tu n’es pas malade ?
— Un peu fatiguée, bien sûr. Il faut que je m’habitude à ma vie de nouvelle maman pas si jeune que ça... Au début, les nuits sont courtes, soupira-t-elle. Mon petit bonhomme boit toutes les trois heures, ça revient vite ! »
Elle éclata du rire discret qu’il aimait tant. Un rire de petite fille insouciante dont les deux couettes sautillaient sur le sommet du crâne. Un rire de fillette cachée dans un cerisier, qui le bombardait de noyaux... et il faisait mine de croire que les petites boules étaient des grêlons noirs tombant du ciel.
« Entre, Sorel ! Je t’ai préparé du café et ton cake aux amandes préféré. »
Toujours pleine de petites attentions. Emilie ne changeait pas. Lui, non plus, à sa façon.
« Ton mari n’est pas là ? s’enquit-il avec un sourire forcé.
— Il est en déplacement jusqu’à la fin de la semaine, fit Emilie. Ça tombe bien... Tu ne le portes pas dans ton cœur.
— N’exagère pas. Il est parfait pour toi. »
Emilie n’insista pas. Lui, non plus. Autant éviter ce sujet tabou. Jamais il n’admettrait que le beau commercial bien coiffé était trop poli et gentillet à son goût... Non, ce n’était pas ça. Stéphane possédait ce que lui, Sorel, n’avait pas : la vérité, la générosité, la capacité de s’intéresser aux autres et d’être heureux, tout simplement.
Sa sœur semblait peinée. Elle versa le café dans les tasses, découpa deux tranches de cake, et se ressaisit.
« Tu as laissé tomber ta thèse ? s’enquit-il pour rompre le silence.
— Pas du tout ! J’y consacre moins de temps, c’est vrai. Dans quelques mois, j’aurai pris le rythme. »
Emilie avait toujours été passionnée par les cultures amérindiennes. Pendant ses études, elle avait fait plusieurs voyages au Canada et vécut auprès d’Indiens Cherokee ; elle y avait rencontré un homme extraordinaire, nommé Aigle Bleu*. Depuis son installation au Mont, elle rédigeait une thèse sur le symbolisme de l’aigle. Lancée sur son sujet de prédilection, elle ne s’arrêtait plus. Mais cette passion n’était pas seulement une passion de papier, elle essayait de la vivre au quotidien.
« L’aigle me rappelle de prendre mon courage à deux mains, de relever un défi, fit-elle en fixant Sorel avec douceur. Il porte en lui le pouvoir de la vie et de la mort, et il me dit : Fais ton choix, prends ton envol vers les sommets ! On peut très bien rester centré et équilibré dans le domaine terrestre, tout en atteignant l’état de grâce dans le domaine de l’esprit. »
Sorel se concentra sur le goût des amandes et de celui du café. Les idées perchées de sa sœur le mettaient toujours mal à l’aise.
« ... L’aigle peut voler d’un monde à l’autre... »
Il rebondissait intérieurement, cueillant un mot par-ci, une expression par-là. D’un monde à l’autre ? Il n’y avait qu’un seul monde. Pourquoi les hommes avaient-ils eu besoin d’en inventer un autre... Un seul monde, une vie pas marrante, alors autant en profiter au maximum.
« ... Fais ton choix ! »
Son choix était fait depuis longtemps. Il suivait plusieurs routes plus ou moins parallèles qui parfois se croisaient pour mieux se séparer.

« Tu entends ? sursauta Emilie. Lucien se réveille. Viens voir ma petite merveille ! »
Elle l’entraîna au premier étage. Il avait oublié combien l’escalier était étroit, peu prévu pour les armoires à glace de son acabit. Il se contorsionna pour atteindre la soupente où il ne pouvait se tenir debout.
Les poutres avaient été repeintes en jaune soleil. Le sourire d’Emilie illuminait la pièce ; elle tenait son petit bonhomme avec tant de délicatesse, tant d’amour que Sorel sentit naître en lui une émotion inconnue.
« Tu veux le porter ? proposa-t-elle.
— J’aurais peur de le casser... »
Elle ne lui laissa pas le choix et lui tendit le nouveau-né qui lui parut minuscule.
« Il n’est pas bien lourd...
— Un bout de chou de 3 kilos 200. Je tiens aux 200 grammes qui font toute la différence.
— La différence ? »
Emilie se mit à rire et le bout de chou ouvrit les yeux.
« Coucou, Lucien. Je te présente ton parrain symbolique. » Elle se tourna vers son frère : « Il est beau, n’est-ce pas ?
— Non, faillit répondre Sorel. Plutôt fripé. Identique à tous les bébés. »
Mais une horloge interne tictaquait, sournoise : « Fais ton choix, ton choix... Saisis cette chance unique, unique, unique... »
Un instant, Sorel ferma les yeux. Il sentit la chaleur du nouveau-né l’envahir. Quelle chance devait-il saisir ? Changer de vie. Changer sa vie, ses chemins sombres dont Emilie ignorait tout... Sa vie de tromperies, trahisons et mensonges qu’il avait su dissimuler ; rares étaient ceux qui avaient fini par les découvrir.
Son univers était morcelé, fait de cercles indépendants : famille, travail, connaissances, rencontres passagères... On l’admirait, on l’adulait lui, le copain exemplaire, dont la devise était en fait “Les amis ne servent à rien, c’est une perte de temps”. Lui, un modèle dans sa profession. Lui, le Dom Juan qui collectionnait les conquêtes, y puisait son énergie, puis les évacuait sans le moindre remords.
Sa femme avait fui quelques années auparavant. Ses enfants, étudiants, vivaient à l’étranger. Il s’essoufflait dans son travail. Il n’était plus l’Apollon fringant, mais un homme vieillissant dont la vie dissolue avait creusé des rides malsaines sur le visage.

Le nouveau-né gémit et il s’alarma :
« Je lui ai fait mal ?
— C’est l’heure de la tétée, fit Emilie en reprenant son fils. Avoue que tu l’aimes déjà mon petit Lucien ! »
Sorel bougonna. Oui... ce bout de chou n’était pas l’arrière-grand-père sépia , mais Lucien la lumière, la chance qui lui était offerte pour changer de vie, repartir à zéro. Il ne pourrait modifier le passé ; il lui faudrait l’accepter, admettre qu’il n’avait sans doute pas suivi les bons sentiers et comprendre pourquoi. Il prendrait le temps de s’arrêter, de faire le bilan et d’envisager un autre chemin, une nouvelle façon de vivre, de ne plus jongler entre mensonges et vérités fictives.
« Tu as un problème ? s’inquiéta Emilie. Je ne t’ai jamais vu avec cette tête-là. Des soucis de boulot ?
— Non, je réfléchis. Je vais faire un tour. Tu as besoin de quelque chose ?
— Rapporte du pain si tu en trouves.
— A tout à l’heure. »

Sorel se retrouva peu après sur les remparts. La mer s’était retirée au loin. Le petit visage de Lucien se reflétait sur le sable mouillé. “Sa chance, sa chance...” scandait son cœur enfoui dans son grand corps de Barberousse, trop lourd de souvenirs et de regrets.
Une silhouette plana entre les nuages. Il la suivit du regard. Un aigle sans doute... Un aigle qui semait le doute dans son esprit de scientifique, cartésien et fier de l’être.
Un aigle bleu.
L’oiseau se posa sur le parapet, à deux mètres à peine. Sorel réagit : un aigle ne pouvait être bleu, la fatigue du voyage lui jouait des tours. Il se frotta les yeux, mais l’oiseau ne disparut pas. Les plumes d’un ciel d’hiver quand le vent glacial chasse la brume et qu’on recherche en soi un peu de chaleur tout en restant émerveillé par tant de bleu.
Dans le regard de l’aigle, il comprit que l’avenir serait différent et que son choix était fait.


L’aigle est un oiseau qui m’a toujours fascinée.
Le point de départ de cette nouvelle était la céramique de l’aigle bleu, réalisée en janvier pour le mur de ma cuisine. Je ne savais pas quel serait le contenu de cette nouvelle. J’ai laissé glisser mon crayon sur le papier. Ensuite, après l’avoir dactylographiée, j’ai découvert sur internet l’existence d’Aigle Bleu et j’ai ajouté quelques détails.


* Aigle bleu
http://www.aiglebleu.net/



Le Mont-Saint-Michel

Photo de l'auteure 2006




1- ULM
Ann Rocard




« Changer de dizaine, ça se fête ! » avaient déclaré ses amis en lui remettant une petite carte : “Heureux anniversaire, Céleste. BON pour un baptême en ULM au-dessus de la baie du Mont-Saint-Michel... Puis déjeuner et balade sur le Mont”.
Elle avait frémi intérieurement. En ULM ? Quelle horreur ! Malgré son prénom, elle avait besoin de sentir la terre ferme sous ses pieds. Bizarre... Ses amis n’ignoraient pas qu’elle avait le vertige. Pourquoi un tel cadeau ? Etait-ce de la provocation ou voulaient-ils lui faire dompter cette sensation épouvantable ?
Céleste avait scruté leurs visages. Pas une once de moquerie, simplement la pétillance habituelle, pleine de rires et de générosité. Incapable de refuser leur cadeau, elle avait compté les jours, les heures qui la rapprochaient inexorablement de son suicide programmé.



A présent, elle était assise dans l’engin de mort, casquée, sanglée, le teint vert et le ventre réduit à un tas de nœuds depuis la veille au soir... Le vrombissement du moteur ressemblait à une tondeuse à gazon qui la réduisait en carpette. Impossible de fuir, de faire marche arrière, sa prison ailée survolait la baie.
Elle serrait les poings et les paupières, respirait à peine. Elle avait beau se répéter : « Pas de panique, pas de panique... », elle était tout simplement en train de mourir. Ça ne servait à rien de lutter... Elle allait voir défiler toute sa vie comme ceux qui passent de l’autre côté de l’horizon. Elle attendait presque avec impatience ces images qu’elle avait oubliées, les épisodes enfouis dans sa mémoire pour le meilleur et pour le pire. Non... Rien. Que du noir.
« Pas de panique, pas de panique », susurrait autrefois Juliette d’une voix douce comme la mousse. Juliette qu’elle avait perdue de vue depuis une vingtaine d’années. Céleste était partie travailler à l’étranger ; à son retour, la vieille dame avait disparu sans laisser d’adresse. D’abord, Juliette lui avait manqué, puis le temps lui avait fait oublier son regard qui souriait sans cesse, ses joues rebondies et sa démarche claudicante. Mais elle ne l’avait pas oubliée ; elle l’avait aimée plus que sa propre mère, peu présente. Elle lui avait confié ses doutes et ses rêves. Elle était sa deuxième maman.

Céleste évacua ces souvenirs larmoyants et tourna le dos au passé. Pour surmonter un haut-le-cœur, elle se remémora les articles qu’elle avait lus : “Le vertige est un symptôme de souffrance... Il renvoie à l’angoisse de séparation... Fusion, chute dans le vide...” Ça lui faisait une belle jambe... même deux jambes coincées dans la prison volante. Les phrases, ronflantes comme le moteur de l’ULM, ne l’avaient jamais aidée en quoi que ce soit. La solution avait toujours été : “Garder les pieds sur terre dans tous les sens du terme”, et ça lui avait réussi. Pourquoi être masochiste ? Autant éliminer l’escalade, les virées en bateau, les randos en montagne, les grandes roues illuminées, les ascenseurs en verre et autres trouvailles ! Les avions, hélicoptères, coléoptères... Aaaah ! Une nouvelle vague de panique l’envahit.
« Qu’est-ce que je fais là ? » hurla-t-elle.
Le pilote ne se retourna même pas, persuadé qu’elle criait de joie, d’extase, de ravissement... et de tous les mots qu’on peut trouver en pareille occasion.

C’est alors qu’elle perçut une voix qui venait à la fois de sa poitrine et d’ailleurs.
Une injonction : « Regarde ! ». Impossible, elle trépassait à vitesse grand V... « Regarde ! Tu en es capable ! » Elle entrouvrit les yeux. Le Mont-Saint-Michel se dressait, impassible. Une fraction de seconde, Céleste oublia le malaise dans lequel elle se noyait. Sa tête tournait encore, mais les nausées diminuaient en intensité. Quelque chose ou quelqu’un l’attirait... Là-bas... Le long des remparts, face à la mer. Peu à peu, elle se détendit, se laissant porter par le vent. L’ULM n’existait plus ; elle volait de ses propres ailes.



L’après-midi, Céleste déambulait sur le Mont avec ses amis. Elle s’arrêta soudain près d’une petite maison. Celle-ci distillait une vibration particulière.
« Attendez-moi, je reviens tout de suite ! » dit-elle en se dirigeant vers la ruelle où se trouvait la porte d’entrée.
Une centenaire apparut sur le seuil. Ses joues amaigries étaient toutes ridées, mais son regard souriait comme autrefois, et elle marmonna :
« Tu en a mis du temps à me retrouver. Je savais que tu arriverais de là-haut, mon petit ange », ajouta-t-elle en pointant l’index vers le ciel. « C’est ma maison qui me l’a dit et elle ne se trompe jamais. Je ne voulais quand même pas m’endormir définitivement avant de t’avoir saluée. »
Incapable d’articuler un mot, Céleste enveloppa de ses bras la vieille Juliette, fragile miniature, toujours aussi enthousiaste.
« Viens, mon petit ange, je vais te présenter ma maison. Elle a une longue histoire à raconter, et je suis la seule à la comprendre.
— Des amis m’attendent...
— Eh bien, va les chercher. Quand il y en a pour deux, il y en a pour vingt ! fit Juliette de sa voix douce. C’est ce que je te disais quand tu étais enfant. »
Céleste approuva de la tête. Quand il y en a pour deux, il y en a pour vingt... Le compte était bon. Elle ferma les yeux, émue, au bord des larmes.
« Regarde ! ordonna la vieille femme. Tu en es capable. Regarde le monde qui t’entoure, regarde la vie telle qu’elle est. Au fait, mon petit ange, tu as toujours le vertige ? » Et elle se mit à rire : « Que je suis bête ! Si c’était le cas, tu ne serais pas allée faire un petit tour du côté des nuages, n’est-ce pas ? »


En attendant le jour où je ferai ce baptême en ULM
au-dessus du Mont-Saint-Michel...
Précision : je n’ai plus le vertige depuis plusieurs années !






LA SPIRALE DU TEMPS - Ann Rocard - 2015
50 x 50 cadre compris.
chez Sylvain Leclercq




5 - LE COLLECTIONNEUR DE MONTRES, PENDULES ET CIE
Ann Rocard




Sa petite maison du Mont-Saint-Michel était son havre de paix, son ultime refuge. Maxime Tempo avait deux vies : celle de la semaine, trépidante, saccadée, du représentant de fers à vapeur pour percussionnistes perfectionnistes, et celle du week-end entre quatre murs de pierre, coupé du monde et de ses tourmentes.
Quand il se retrouvait seul, il se parlait souvent à voix haute, sans condescendance.
« Cher monsieur Tempo, félicitations ! Une vente sans enchères aujourd’hui. Il faut toujours battre le fer pendant qu’il est chaud... et percuter les percussionnistes avant qu’ils ne vous aient coincé entre deux cymbales. »
Excédé par les mauvaises prononciations qui l’affublaient sans cesse de Tant pis péjoratifs, Maxime avait payé fort cher autrefois pour transformer son patronyme de Tempi... « Pluriel ! » ... En Tempo — singulier, car il était unique.

Les cinq premiers jours de la semaine se succédaient, une course contre la montre. Il avait parfois cinq minutes montre en main pour convaincre un percussionniste qu’il lui manquait l’objet idéal avant de baigner dans le bonheur. Il croisait le fer du lundi au vendredi, apercevait parfois un client dont le tabouret avait chu... un autre qui se noyait dans une goutte d’eau en sirotant un verre. Cela le changeait de son quotidien et le faisait vaguement sourire...
« Le premier, les quatre fers en l’air ! Le second qui nage comme un fer à repasser ! Mon cher Max, la vie nous réserve de drôles de surprises. »

Le seul vrai plaisir de Maxime était de rendre visite à Titouan, le tatoueur têtu, à qui il servait de cobaye, de brouillon en quelque sorte. A une seule condition ! Maxime Tempo n’acceptait que les représentations de montres et chronomètres. Les fers à vapeur n’ayant aucun rapport avec les symboles du temps, il se devait de rester discret. Aucun percussionniste n’aurait pu deviner que son corps était couvert de tatouages colorés, de grandes et petites aiguilles qui indiquaient toujours la même heure. Les lignes et les cercles dissimulaient plis, rides, peau déjà parcheminée à la base du cou... et le rendaient éternel. Il était le chronocrator, à l’instar du Christ.
« Chronocrator ! »
Il savourait ce mot comme d’autres laissent fondre une gomme de propolis sur leur langue... Chronocrator ! Il était le maître de l’univers et de ses rythmes, derrière une façade polie de représentant exemplaire. Car le temps ne pouvait l’atteindre. En l’apprivoisant à sa manière, il avait découvert l’élixir de la jeunesse. Du moins s’en était-il persuadé au fil des années.

Chaque vendredi soir, il regagnait ses pénates.
« Car le temps est indissolublement lié à l’espace. Félicitations, mon cher Max ! Il faudra la replacer quand un percussionniste inculte et vêtu d’un tee-shirt informe gloussera : que faire d’un fer ? Ah, le temps est indissolublement lié à l’espace ! Quelle découverte ! »
Et cet espace était la maison qu’il avait achetée trois ans plus tôt. La vieille femme qui y vivait auparavant avait rendu l’âme et son domicile.
Il aurait souhaité dénicher un moulin à vent, une tour, un château d’eau, bien circulaire...
« Car tout mouvement prend figure de cercle, mon cher Maxime.
— J’allais le dire, mon cher Tempo. »
Mais il avait dû renoncer à ce projet, ne trouvant aucun lieu idéal. La maison du Mont lui avait plu, de par sa taille et son manque de lumière intérieure. Il aurait préféré modifier les murs à angles droits, les losanges de la charpente...
« Impensable, hélas... Prends ton mal en patience, Tempo ! »
Peu à peu, il s’était réconcilié avec les lignes droites de sa maison dont la base carrée lui apportait l’assise nécessaire et l’illusion de dompter le temps.
Avant son emménagement, il végétait d’un hôtel à l’autre, ayant confié ses malles à un garde-meuble. Enfin trois ans plus tôt, il avait tout rapatrié dans sa nouvelle maison : un lit pliant...
« Une seule personne ! Pourquoi s’encombrer d’un alter ego quand on se suffit à soi-même ? Tu as fait le bon choix, mon cher Max. »
... Une table à rallonges, dont il avait éliminé les dites rallonges, et de nombreuses caisses sur lesquelles était écrit au feutre rouge fluo : ATTENTION FRAGILE !
Les week-ends de la première année furent consacrés à désemplir les malles, ôter délicatement les emballages, puis à l’installation de sa collection.
Plus qu’une passion ! Un esclavage.

Depuis une vingtaine d’années, Maxime Tempo avait rassemblé montres gousset, montres-bracelets, montres braille, parlante ou de plongée... chinant dans les brocantes, les vide-greniers, puces et petites annonces, mais rejetant avec dégoût les montres alphanumériques. Il avait besoin d’aiguilles, de mouvement circulaire pour mieux exorciser l’éphémère et l’angoisse d’une fin dont il niait l’existence. Insatiable, il avait élargi ses recherches, acquérant coucous, horloges, pendules et pendulettes. La maison fut vite transformée en musée ; quelques mois suffirent pour qu’il ne reste pas le moindre espace vierge. Les murs et les soupentes étaient tapissés d’objets de toutes tailles. La pendule du XVIIème avait éjecté la cuisinière, l’horloge comtoise s’était débarrassée du réfrigérateur. Restaient la table et des étagères envahies d’innombrables réveils. Pas de chaise ni d’armoire, juste son lit étroit sous lequel il rangeait quelques vêtements impeccablement pliés. Le minimum vital sur le rebord de l’évier, une serviette suspendue à la douche exiguë et une ampoule électrique qui se balançait au rythme des horloges.

Le vendredi soir, Maxime Tempo regagnait donc son petit musée, frémissant d’impatience. Il s’empressait de remonter toutes les merveilles dont son absence avait interrompu le cours ; il remettait les pendules à l’heure, adressant un mot à chacune. Satisfait, il enfilait sa queue-de-pie, saisissait sa baguette et dirigeait son orchestre d’une main de maître. Hypnotisé par ses musiciens, tictaqué ou tictoqué par le cliquetis des rouages, même imaginaire car le cœur de certains s’était tu définitivement ; dans le battement général, cette absence passait inaperçue.
Concert ininterrompu. Concerto anachronique sans toc ni trac aux cadences décalées.
« Fausse note ! gesticulait par moments le grand chef. Oui, toi à droite. Tu rouilles, tu dérailles. » Et il versait une goutte d’huile de sésame dans le corps du fautif en désaccord.
Les coucous nichaient sur les poutres. Parfois il leur tordait le cou, histoire de se défouler. Dans l’incapacité, s’avouait-il, de tuer le temps. Il avait l’art du leurre.
« Car l’heure c’est l’heure, mon cher Max, et tu n’y pourras rien changer. »

Le week-end filait toujours trop vite. Sur le Mont, il ne fréquentait personne ou presque. Le seul voisin avec lequel il discutait une fois par mois était le vieux Marcel, un centenaire à la recherche du temps perdu qui avait été horloger il y a belle lurette. Philosophe à sa manière, fixant les nuages pour passer le temps, tout en ricanant :
« Pourtant c’est le temps qui passe et moi qui trépasse ».
Mais le vieux Marcel était là, immuable. Il saluait Maxime Tempo de la main, chevrotait en énumérant les derniers cancans. Aujourd’hui, plus insistant que de coutume.
« Eho, Max ! Tu l’as vu ? »
L’autre arqua un sourcil :
« Vu qui ?
— Le temps qui court. Ça devrait t’intéresser. Va donc faire un tour sur les remparts. Moi, je profite du temps mort, de ma période illimitée d’inactivité et de repos pour être le premier informé. » Il éclata de rire en se frappant la cuisse : « Le temps est mort ! Quelle bonne nouvelle ! Je vais enfin pouvoir profiter de la vie. »

Le temps qui court ? Intrigué, Maxime contourna sa maison, s’approcha du parapet et scruta les environs. Soudain il le vit courir le cent mètres à une vitesse frisant celle de la lumière, s’enfoncer dans les sables mouvants, pris au piège de sa vanité, noyé par les flots qui galopaient. Max poussa un long soupir : le temps avait fait son temps, le vieux Marcel avait raison. Tous deux en étaient débarrassés.
Un déclic subit sous son crâne dégarni, un cliquetis de neurones en ébullition. Maxime Tempo porta la main à son front. Son orchestre semblait avoir envahi ses deux hémisphères... et il entendit la montre parlante scander au sein d’une synapse :
« Au quatrième top, il sera exactement zéro heure zéro minute zéro seconde... Top top top top... »
Le temps mort l’avait rattrapé.





ÉCOUTE - Ann Rocard - 2015
Écoute du silence,
écoute de la musique, des chants d'oiseau, du vent dans les arbres, du souffle des étoiles, des mots prononcés...
Écoute des autres et de soi-même...
Écoute de la vie...
Céramique - Chez Yann Leclercq






6 - ÉCOUTE LE SILENCE...
Ann Rocard




Les Miquelots affluaient au Mont-Saint-Michel. Certains pèlerins venaient de fort loin, traversaient toute l’Europe pour venir vénérer l’Archange. De nombreux enfants de tous âges voyageaient seuls sur les routes malgré les dangers.
Quand les Miquelots atteignaient la côte, ils devaient traverser la baie à marée basse, évitant les sables mouvants. Ermelinde aimait les apercevoir du haut des murailles. Ils portaient une large pèlerine, un chapeau pour s’abriter de la pluie ou de la neige, et une coquille saint Jacques à la ceinture. Plus d’un avait voulu s’aventurer seul dans la baie et s’était noyé, ne pouvant échapper à la marée montante.

La fillette sourit : cela ne lui arriverait jamais, elle connaissait les pièces à éviter, à force de suivre son père qui guidait parfois les pèlerins dans leur traversée. Maigrichonne, les cheveux roux ébouriffés, les joues piquetées de taches de rousseur, c’était un lutin miniature qui n’attendait qu’une chose : grandir et naviguer sur les mers.
Ermelinde avait l’impression d’étouffer. Dans la petite maison de pierre, il y avait peu de place pour elle, entre sa mère, ses nombreux frères et sœurs, les pleurs des plus jeunes, les cris des autres, le va-et-vient des voisins, les disputes de ses parents qui éclataient sans cesse. La fillette s’enfermait en elle-même pour échapper aux bruits qui se fracassaient dans un coin de sa tête comme les vagues les jours de tempête.

« Si j’étais un oiseau, pensait-elle, je m’envolerais plus haut que l’Archange. »
Elle suivait alors les pèlerins jusqu’aux portes de l’Abbaye et elle priait Saint Michel d’exaucer ses vœux.
« Si j’étais une mouette... Juste une petite mouette, ça ne doit pas être très compliqué pour vous qui êtes capable de tuer un dragon. Ma mère affirme que c’est le démon que vous avez transpercé avec votre lance. Allez... Juste une petite mouette, et je ferai tout ce que vous me demanderez. »
Elle prêtait l’oreille. Seules les patenôtres des Miquelots lui répondaient.

Déçue, Ermelinde descendait la rue en pente, bordée d’auberges et de boutiques. Elle regardait à peine les pèlerins achetant des rubans, des chapelets, des souvenirs qu’ils rapporteraient chez eux, loin, très loin du Mont.
Arrivée devant sa maison, elle hésitait... Les murs semblaient vibrer entre cris et larmes. Elle aspirait au calme, bifurquait vers la gauche et courait vers les murailles.


« Où files-tu comme le vent ? » articula une voix fluette.
Une femme sans âge était assise devant le pas de sa porte. Silhouette à peine palpable. Ermelinde s’arrêta, surprise ; elle ne l’avait jamais vue... Pourtant elle empruntait très souvent cette ruelle.

« Où files-tu comme le vent ? insista la femme aux yeux de brume. Tu cherches le silence ? » La fillette approuva d’un geste et la femme s’esclaffa : « Je le connais. Il se cache parfois dans de drôles d’endroits. »

Ermelinde haussa les épaules ; son père lui avait dit de se méfier des fous... Autant ne pas s’attarder.
« Attends », dit la femme qui se pencha en avant : « Tu détestes le bruit, c’est cela ? Tu voudrais t’envoler et fuir cet endroit, être libre de planer où bon te semble. Tu imagines que Saint Michel va te métamorphoser en oiseau...
— Comment le savez-vous ? sursauta la fillette. Vous êtes une sorcière qui savez lire dans les pensées ?
— Ma pauvre enfant, Saint Michel a bien d’autres occupations, si tant est qu’il existe vraiment. »

Ermelinde fixa la femme qui proférait ces propos extravagants. Elle devait être la nouvelle incarnation du démon et se moquait de l’Archange. Cependant, quelque chose l’empêchait de déguerpir. Il y avait dans le regard embrumé une douceur, une caresse lumineuse qui transformait la ruelle, les toits, les nuages entre les cheminées...

« Tu détestes le bruit, tu n’aimes pas parler, reprit la femme en gravant des formes géométriques sur la porte de bois. Mais le silence et la parole ne sont pas incompatibles si tu choisis bien les mots que tu prononces. Ecoute-le ! Ecoute le silence... »
Le sifflement du vent de mer, le brouhaha des pèlerins, au loin le cri des goélands... Et le silence par moments, entre chien et loup.
« Ecoute le silence qui est en toi et tu trouveras l’énergie nécessaire pour t’envoler où que tu sois. »

Ermelinde sentit le calme l’envahir ; elle voulut remercier l’inconnue, mais celle-ci avait disparu. Peut-être la guettait-elle derrière sa fenêtre... Les formes géométriques s’effaçaient lentement, grignotées par la nuit.


De rares étoiles scintillaient à présent au-dessus du Mont et tintaient comme le cristal. La fillette releva le menton, satisfaite. Elle n’avait plus besoin de supplier Saint Michel ni d’attendre le jour où elle se métamorphoserait en mouette pour échapper à un monde qui lui déplaisait. Il lui suffirait d’être à l’écoute du silence et de prononcer les mots justes. Sans bruit...





LE FLAIR DE L'AUBERGINE
Photo (non truquée !) de l'auteure




7 - LE FLAIR DE L’AUBERGINE
Ann Rocard




Elle trônait devant la porte de la petite maison du Mont-Saint-Michel que des amis leur avaient prêtée cette semaine, histoire de sauver leur couple. Le cadeau de la dernière chance !
Elle trônait, ventre arrondi, houppette ridicule et nez pointé vers le ciel. Alex faillit s’étrangler :
« Tu l’as fait exprès.
— Pardon ? s’étonna Prune.
— Ne fais pas l’innocente ! Regarde son nez. C’est juste pour me rappeler que j’ai raté ma carrière de parfumeur et que je n’aurais pas dû arrêter la trompette à cause de ma rhinite chronique !
— Arrête d’être parano », répliqua la jeune femme avec un sourire un brin sadique.
Prune ramassa le légume qu’elle venait d’acheter. Enorme, doté d’une excroissance qui le rendait presque vivant. Il ne lui manquait que la bouche pour s’exprimer et jouer l’arbitre entre ces anciens amoureux en voie de perdition.
Alex fixa la jeune femme, les poings serrés, ne se sentant plus maître de ses réactions. Il ferma les yeux pour éviter de la réduire en purée et tenter de se calmer.

Dix ans auparavant, leur rencontre avait été décisive.
L’aubergine avait regardé, satisfaite, une voiture emportée à la fourrière... Et lui s’était contenté de faire le poireau devant une porte cochère, son trousseau de clefs à la main et les yeux écarquillés. Il était alors un étudiant sans le sou, adepte de la procrastination. “Pourquoi faire le jour même ce qu’on pourrait faire le lendemain ?” Il avait tout d’abord tenté de suivre la voie de créateur de parfums, puis bifurqué vers la biologie... Mais il n’avait jamais obtenu son diplôme de docteur ès fruits et légumes, botaniste de haut niveau. A présent, le procrastinateur de l’époque végétait loin des végétaux dans une agence immobilière.
« C’est votre véhicule ? » s’était enquis l’aubergine, belle à croquer.
Hypnotisé par la contractuelle dans l’exercice de ses fonctions, il avait approuvé de la tête, incapable de prononcer un mot. Elle avait parlé pour deux et ses cils papillons avaient fait le reste. Lui, qui ne se nourrissait que de frites surgelées, était tombé amoureux d’une aubergine et avait changé de régime. Tout d’abord alimentaire, puis matrimonial. Ce fut le premier vrai coup dur de son existence.

Prune minaudait, toujours aussi jolie. L’uniforme actuel des aubergines lui seyait beaucoup moins que le pourpre tirant sur le rouge. Après avoir regretté la perte du symbole coloré de leur rencontre, Alex s’en moquait.
Il reprit pied dans la réalité : le légume au long nez et sa propriétaire le narguaient à un mètre à peine.
« Trop, c’est trop ! grimaça-t-il.
— Nous vivons notre semaine de réconciliation, susurra la jeune femme. C’est la Saint Valentin aujourd’hui. Chéri, fais un effort. »
Alex n’était pas dupe. Le mot chéri n’était que poudre aux yeux... et il allait s’en prendre plein la figure.
Prune l’entraîna dans la petite maison de pierre. Il y trouva un peu de réconfort, tout en regrettant d’être venu au Mont-Saint-Michel redonner vie à un amour qui n’existait plus. Il s’assit sur le canapé quetsche, l’œil dans le vague. Sa femme s’activait, après avoir posé sur la table le légume dont la protubérance le provoquait.

Pendant dix ans, la contractuelle l’avait mené par le bout du nez.
Dix longues années ! Laissant des PV dans chaque recoin de leur appartement : Interdit d’ouvrir cette bouteille ou de grignoter des cacahuètes ! Fais ceci ! Fais cela ! Range ta brosse à dents ! Ramasse tes chaussettes sales ! Nettoie le lavabo après t’être lavé les mains ! Suspends ton manteau dans le couloir ! Dis bonjour à la dame et ne mets pas les doigts dans ton nez ! ... Ce dernier mot, Alex n’en était plus très sûr.
Dix ans d’interdictions et de manipulation ! Le nourrissant de moussaka trois fois par semaine, d’aubergines en gratin pour les invités de marque, en mousse pour les ex-navigateurs, en tarte pour le clown de passage, en caviar le 31 décembre quand on sabrait le champagne avec un couteau de cuisine... Même en cake pour alléger le bloc de béton qui lui plombait l’estomac et l’empêchait de dormir.
« Trop, c’est trop ! sursauta-t-il.
— Tu te répètes, chéri. »
Alex fit un effort qui lui parut surhumain et grogna :
« Je peux t’aider ?
— Pitié, surtout pas ! »

Le légume le scrutait toujours, les yeux dissimulés sous ses mèches vertes. Manquant de flair, ne se doutant pas de l’avenir qui lui était réservé. Alex le saisit, sortit de la maison et claqua la porte, sans écouter les protestations de la contractuelle qui n’était pas dans l’exercice de ses fonctions... Il se dirigea vers les murailles, fit un long moulinet avec son bras avant d’éjecter le légume abhorré dans le vide. Il ne prit même pas la peine de vérifier si un cormoran l’avait happé ou si un ange improbable lui avait évité une mort explosive.
La rupture avec l’aubergine était consommée.





EXOCET

Céramique - Ann Rocard - 2015
Chez Kim Lan Dao et Loys Leclercq




8 - VOL PLANÉ
Ann Rocard



Assis sur le vieux banc de pierre, Ernest somnolait, adossé à la maison. Des bourrasques violentes éparpillaient les embruns jusque dans les ruelles du Mont. Il s’enivrait de l’odeur iodée, paumes vers le ciel, yeux mi-clos, narines furtives, bouche entrouverte pour s’humecter de sel, tout le corps à l’écoute d’un éclat d’éternité. Un délice des sens.
Et soudain un mouvement, un reflet gris-bleu à hauteur de paupières, puis un frétillement sur le sol. Un étrange oiseau venait de se poser aux pieds du vieil homme qui cligna de l’œil gauche — signe de surprise intense — et constata :
« Un poisson volant ! Que fais-tu là, p’tit père ? » Ce surnom était pour lui symbole d’empathie. « Je parie que tu as pris ton envol au mauvais moment. Vlan ! Une grosse risée, ça ne rigole pas... Euh, là ! Tu vas te noyer dans un bol d’air, p’tit père. »
Il se baissa péniblement ; le sol s’éloignait de jour en jour, force était de le constater. Le cliquetis de ses articulations lui rappela qu’il avait soufflé la veille quatre-vingts bougies fictives. Quatre-vingts ! Pas une de moins.
Ernest ramassa le poisson qui se tortillait près du banc. Un poisson aux nageoires pectorales très développées.
« P’tit père, faut que j’intervienne... et vite ! »
Il rentra chez lui, remplit un saladier d’eau propre — en attendant de l’eau de mer plus appropriée — et y plaça le poisson volant, bien incapable de planer après une telle aventure. Puis il nettoya ses lunettes et observa le nouveau venu : le nageur, qui reprenait son souffle, façon de parler ! Un nageur égaré, loin de sa mer patrie.
« Euh là, p’tit père, s’étonna Ernest. Tu visites la Normandie ou bien ? Tu n’es pas d’ici, toi mon coco. Tu ne me la feras pas ! Moi, les poissons, ça me connaît, et j’en suis pas peu fier. »
Il avait navigué sur toutes les mers du monde. Tout d’abord enrôlé comme mousse à l’âge de quatorze ans pour pêcher la morue sur les grands bancs de Terre-Neuve, ce n’était pas le bon temps ! Il en avait traversé des tempêtes et rencontré des marins, bons pour la potence. Il parlait peu aux hommes, préférait criailler avec les oiseaux et prier les poissons de lui pardonner son geste assassin, juste avant de les vider.
Pêcheur émérite qui ne se posait pas trop de questions. Sauf quand il interrogeait le bon Dieu :
« Si tu existes, pourquoi faut-il donc qu’on se mange les uns les autres ? Ces pauvres bêtes ne feraient pas de mal à une mouche... Elles me regardent dans le blanc de l’œil en me suppliant de les laisser en vie. Euh là ! Je ferais mieux de me reconvertir et d’aller planter les choux. Qu’est-ce que tu en penses, toi qui sais tout, à ce qu’il paraît ? »
Comme le grand Manitou ne lui répondait jamais, il se contentait de hocher la tête et de continuer la basse besogne.

Euh là ! Les poissons, c’étaient son rayon. Personne n’aurait pu le contredire. A trente ans, il avait même épousé une jeune morue qui lui avait fait avaler non pas des couleuvres mais des arêtes, avant de le quitter pour un requin aux dents longues.
Il caressa le dos du rescapé qui se laissa faire, vu l’étroitesse du bocal improvisé.
« Ben oui, p’tit père, j’en connais des poissons. Et je suis sûr d’une chose : tu n’es pas d’ici, toi, tu vis dans les mers chaudes. Tu as dû attraper une pneumonie. Le diagnostic de pneumonie chez les bestioles de ton espèce, ce n’est pas mon fort. Par contre, je sais que tu es un exocet, car j’en ai vu plus d’un. Ah, c’était le bon temps... »
Ernest eut un sourire ému : ce petit poisson, tombé du ciel un matin de printemps, était le signe qu’il attendait. Il ronronnait depuis quelque temps ; il était temps de se secouer un peu et de changer de mode de vie. A quatre-vingts ans ?
« Il n’est jamais trop tard, p’tit père ! Il n’est jamais trop tard. »

Le vieux pêcheur fit les présentations. Il aimait la petite maison où il végétait depuis que les bateaux ne voulaient plus de lui et de ses rhumatismes. La maison où sa mère l’avait mis au monde. Il s’adressait à elle — la maison, pas sa mère qui voguait sur son nuage depuis belle lurette —, il s’adressait à elle comme à une vieille amie, une sœur de cœur à qui l’on peut tout confier car aucun secret ne sera ébruité.
« Salut, p’tite mère. Tu as un nouvel hôte : un exocet qui doit avoir des problèmes de repérage dans l’espace. Son nom ? Je l’ignore. Il va falloir que je lui trouve du plancton, ça ne pousse pas sous les sabots des chevaux... » Il se redressa et ajouta : « Un nouvel hôte, oui, mais pas pour longtemps ! »
Il partirait sans plus attendre rapporter le poisson volant dans une mer chaude. La compassion l’amenait parfois à faire des miracles, sans tenir compte de l’approbation ou désapprobation d’un bon Dieu qu’il n’avait jamais rencontré.
Ernest eut l’impression que la maison geignait de tristesse ; la toiture grinçait sans doute sous l’assaut du vent.
« P’tite mère, ne m’en veux pas. C’est une question de vie ou de mort. Euh là ! Cette pauvre bête a besoin de mon aide. » Il se sentait enfin utile, important aux yeux d’un être vivant. « Et si je ne reviens pas, essaie de ne pas m’oublier trop vite. »

Rapporter l’exocet chez lui fut l’occasion rêvée pour briser la cagnotte. Douze ans auparavant, il avait découvert des pièces d’or dans une boîte scellée sous le manteau de la cheminée. Qui avait caché la cassette à cet endroit ? Seule, la p’tite mère aurait pu le lui dire, mais elle gardait le secret par devers elle. Une vraie sœur de cœur pour lui et pour d’autres depuis des siècles.
Le lendemain, le vieil homme salua sa seule amie dont il confia la clef au grognon d’en face. Et il partit bras dessus, nageoires dessous avec le poisson. En fait, il avait bricolé un aquarium portatif non cassable qu’il garderait toujours à portée de main et de voix. Il pourrait ainsi tenir l’exocet informé de l’avancée de leur voyage, à tout instant.
Grâce aux pièces d’or, les bateaux ne firent pas la fine bouche et les conduisirent, lui et son poisson, jusqu’aux eaux du Cap Vert. Le Cabo Verde, associé pour le vieil homme à une roussette aux yeux de merlan frit qui s’y connaissait plus en pêcheurs qu’en poissons... Ça c’était le bon temps, mais c’est une autre histoire !
« P’tit père, te voici arrivé à destination ! Tu n’es pas aussi vieux que moi. Profite de la vie, mon gars. Vas-y ! »
L’exocet fit trois tours sur lui-même dans son aquarium, nageant rapidement près de la surface de l’eau, les nageoires resserrées. L’ex-pêcheur avait l’œil humide, le poisson aussi. L’heure de la séparation était venue. Puis l’exocet déploya ses nageoires, se projeta d’un coup de queue hors du bocal, s’éleva au-dessus de la rambarde, plana en frôlant l’écume et disparut entre deux vagues.
Ernest soupira, l’estomac noué. Un si long voyage pour un si court instant. Il aurait aimé vivre leur séparation au ralenti. Elle n’avait duré que deux secondes, pas plus.

Le retour fut moins gai ; il n’avait plus personne à qui parler. Alors il imaginait l’exocet fendant les eaux, et il versait une larme souvenir. Pas trop salée, juste ce qu’il faut...
Il regagna enfin la maison du Mont et le bien-être qu’elle lui procurait.
« Salut, p’tite mère ! Si tu savais comme je suis heureux de me retrouver entre tes quatre murs. »
Elle le savait certainement, mais ne pipa mot.
Ernest ouvrit les fenêtres en grand pour évacuer un zeste de renfermé. Des rais de lumière dansèrent à l’intérieur de la salle. Un reflet gris-bleu traversa la pièce et se posa sur la table. L’exocet était de retour, lui aussi.
« Encore toi, p’tit père ? C’était bien la peine que je fasse un voyage pareil pour me retrouver à la case départ ! »
Oui, l‘exocet était revenu, sans doute hypnotisé par la voix de son maître.
Le dit maître décida donc, avec l’accord de la p’tite mère, d’installer un grand aquarium face à la cheminée. L’affaire fut vite réglée et l’hôte fit éclater des bulles de plaisir en guise de remerciement. Puis la vie reprit son cours... Le dimanche, Ernest emmenait le poisson faire son vol plané hebdomadaire, à marée haute. Et peu à peu, il s’initiait au langage prétendument hermétique des exocets. Tout dans la bulle, le regard et les nageoires... pas facile, même pour un ancien terre-neuva.
« Euh là, fit le vieil homme, satisfait. Poisson qui s’en dédit ! »
Mais c’est une autre histoire !





SOLAIRE - Ann Rocard - 2015
21 x 21 cadre compris.
pour Colette Leclercq
Difficile à photographier ; on ne voit pas la demi-sphère...






SOLAIRE - Ann Rocard - 2015
21 x 21 cadre compris.
pour Colette Leclercq
Sous un autre angle, pour tenter
d'apercevoir la demi-sphère...





9 - SOLEIL PERDU
Ann Rocard




La maison n’oublierait jamais cet épisode. Le cloître de la Merveille était achevé depuis quelques décennies ; à cette époque, la Terre ressemblait à une galette sur laquelle dansaient les vagues et s’élevaient les montagnes.

Cet hiver-là fut particulièrement froid ; la mer charriait des glaçons et les stalactites pendaient aux nez des marmots. Lors d’une tempête, le soleil disparut. Sans crier gare. Des journées interminables de crépuscule, où perçait l’angoisse des Montois, alternaient avec les nuits sans le moindre point lumineux. Les bigotes alignaient les signes de croix à en attraper des crampes du poignet, les bigots égrenaient leur chapelet en grommelant Ave Maria et Pater Noster. On priait l’Archange, on suppliait la Vierge, on n’osait même plus s’adresser à Dieu... Et chacun épiait son voisin d’un œil méfiant : “Qui est responsable d’un tel châtiment ? ”

Près de l’âtre, Luc et les autres tendaient leurs mains vers les flammes, devisant sur l’avenir du monde. Un monde sans soleil, un monde perdu. Car ils en étaient sûrs, le soleil ne reviendrait pas. Ils se sentaient coupables sans en connaître la vraie raison.
« Mais où est-il tombé ? fit Luc, dubitatif.
— Plus bas que bas, affirma l’oncle Jean. Ça a bien failli nous arriver l’an passé... » Jean raconta son exploit que le petit groupe avait déjà entendu plus de cent fois : « Roulis, tangage ! Le bateau craquait de toutes parts. Et là, on a vu le bord de la Terre. On l’a vu comme je vous vois ! Les vagues s’élançaient vers le ciel, puis retombaient dans le vide pour ne plus remonter. Le vide, le néant ! C’est là que le soleil a disparu, englouti par les flots. Si ça s’était produit quand on était là-bas, on aurait peut-être pu l’attraper avec notre filet...
— Arrête de raconter des sornettes, Jeannot », conclut Marie en servant une soupe grumeleuse.

La nuit venue, Marie se blottit contre Luc, aussi froid et humide que leur paillasse. Elle grelottait et la peur y était pour beaucoup. Dans son ventre, l’enfant bougeait sans cesse, protestant à sa façon : « Je ne veux pas de ce monde-là, je ne veux pas de cette vie sans lumière, de cet hiver qui n’en finira plus... » Marie savait que la nuit serait longue. Son ventre durcissait régulièrement, elle tentait d’éloigner la douleur, d’imaginer les rayons du soleil enivrés d’écume...
« Mon Luc, va chercher la vieille Mathilde, supplia-t-elle. C’est pour bientôt. »
Luc s’emmitoufla comme il put et sortit dans l’obscurité glaciale, sans une étoile ni note d’espoir.

Après son départ, Marie serra les poings ; elle avait déjà donné naissance à deux bébés qui n’avaient survécu que deux heures à peine. Qu’en serait-il de celui-ci ? Ne vaudrait-il pas mieux qu’il quitte cette vie avant même de l’avoir commencée ?
La maison tentait de concentrer un peu de chaleur sur cette jeune femme qui guettait le retour de son homme entre deux contractions. Mais Luc ne revenait pas, il ne reviendrait sans doute plus, comme le soleil perdu... Marie gémit, les mâchoires contactées ; la tête de l’enfant glissa enfin entre ses jambes. A cet instant, la porte s’ouvrit.
« Luc, fais bouillir de l’eau ! » ordonna la vieille Mathilde qui se précipita vers la jeune femme, saisit le nouveau-né, le tapota pour lui faire pousser son premier cri. « C’est une petite péronnelle », précisa-t-elle avec un gloussement de satisfaction. « Une jolie petite péronnelle qui a toute la vie devant elle. »
Aussitôt, les doutes de Marie s’évanouirent. Elle serra l’enfant sur son sein et murmura : « Tu es mon soleil. Tu portes le soleil en toi et tu sauras le faire partager. Céleste, ma Céleste. »

Au-dehors, le ciel pâlit, les nuages s’étirèrent après une longue nuit d’ivresse ; le soleil n’était pas loin, il avait rejoint le bord de la Terre, échappant au vide et aux flots.




GIVRE - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Pierre et Martine Fournier






GIVRE
Photo de l'auteure





10 - AU CŒUR DE L'HIVER
Ann Rocard



Dans la nuit retentit le galop de la mer qui bientôt encerclera le Mont. Un oiseau égaré lance son cri d’alarme... et le froid, insidieux, arpente les ruelles, se glisse entre deux poutres, soulève les ardoises des toits recroquevillés dans l’obscurité que la lune vient par moments troubler.
L’ombre s’étend plus loin que les rivages. L’ombre s’effrite quand souffle la tempête. L’ombre n’est plus que l’ombre d’elle-même, au pied d’un mur envahi par le lierre.
Au cœur de l’hiver.

L’ombre est au cœur des êtres cet instinct de révolte, ce cri dégénéré qu’il faut exorciser.
Trois pas lourds, assourdis par la terre battue. L’homme insomniaque repense sans cesse au passé qui n’est plus. Coups de griffe qui s’étiolent mais l’atteignent encore. Il appuie son visage contre la vitre froide. Isolé, ne sachant comment diriger sa vie, il attend...
Au cœur de l’hiver.

Il attend la réponse à une question qui n’existe pas ou n’a jamais été formulée. Il attend que la nuit lui souffle un mot d’espoir. Et son regard se pose sur une branche givrée. La lune aussi s’y est posée. Légère...
Au cœur de l’hiver.

L’homme déchiffre avec peine quelques lettres de givre. Oui, l’ombre peut l’aider à soulever un voile. L’ombre n’est pas si sombre, il saura s’il le faut en saisir le reflet, l’éclat de lumière qui la bouleversera, la transformera en éclair.
Au cœur de l’hiver.





A LA PROCHAINE RÉCOLTE ! - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Michèle Rochet et Henri Vauvrecy




11 - POMMES DE DISCORDE ?
Ann Rocard




L’heure de la retraite avait sonné le mois dernier. Sans tambour ni trompette, juste un accordéon et le calva qui coulait à flots.
Henri avait quitté définitivement le continent et la ferme de La Croix du Pieu, pour s’installer auprès de sa mère édentée dans la petite maison du Mont où il était né. Edentée en effet, refusant tout dentier, ce qui attristait son fils, car jamais plus elle ne croquerait de “fruit défendu”.
« Et alors, gamin ? ronchonnait la Marinette — La Reinette pour les intimes. Et alors ? J’ai assez de pépins comme ça. »

Ridée comme une vieille pomme, sans un brin de coquetterie, un tablier noué autour de la taille, elle tricotait dès le réveil, une maille à l’envers, une maille à l’endroit, pour des petits-enfants qu’elle n’aurait jamais. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit... Les yeux mi-clos, la tête ailleurs.
« Tu n’avances pas bien vite », s’étonnait parfois Henri qui n’avait rien d’un spécialiste du tricot.
Et il y avait de quoi ! La nuit, Marinette jouait les Pénélopes, détricotait layette, pulls, écharpes et chaussettes, rembobinait les pelotes de laine... Imperturbable pour ne pas éclater en sanglots. Le chagrin était bien là, enfoui derrière une carapace de crabe ; elle l’avait dompté à coups d’aiguilles, l’empêchant de muer et de s’exprimer. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit... Le crabe, tais-toi !

« Tu veux tricoter, gamin ? Je voudrais bien t’y voir. Sors plutôt la tarte Tatin du four. Garde la pâte pour toi, écrase-moi les fruits. »
Caramélisée à souhait. La Tatin avait parfumé son enfance. Henri l’avait replacée chaque année dans les rédactions de la communale. Et les instituteurs faisaient tous la même remarque : “Oh, oh ! La Madeleine de Pouste !” ; Henri avait longtemps visualisé une jolie pâtissière, affublée d’un prénom à croquer ; quant au Pouste, c’était le nom d’un village lointain... Jusqu’au jour où quelqu’un avait remplacé la pâtissière par une pâtisserie, le charme avait été rompu et son amour pour la Tatin décuplé.

A quatorze ans, Henri commença à travailler dans une ferme du Cotentin. Son père l’avait accompagné entre deux expéditions à Terre-Neuve. Le marin ne revenait qu’une ou deux fois par an au Mont-Saint-Michel. La Marinette lui faisait la fête et des Tatin pour un régiment.

Henri le regardait un peu comme un étranger bien qu’il lui ressemblât : une silhouette de tronc solide, de grosses branches pour les bras et des doigts noueux, un visage taillé à la serpe et de l’orage au fond des yeux. Le père était un taiseux, encore plus que lui, à se demander s’il avait perdu sa langue de l’autre côté de l’océan. Henri ne l’avait pas souvent revu... Peut-être trois fois. Et ça ne lui avait jamais manqué.

Adieu, la communale ! Pour Henri, quelle libération ! Il s’était senti revivre à la ferme de la Croix du Pieu. Il y avait tant de pommiers que personne ne les avait comptés ; pas de temps à perdre pour les peccadilles !
Adam, le patron, parlait pour dix, quand il ne chantonnait pas la chanson en vogue de Maurice Chevalier : “Ma pomme, c’est moi... ah, ah, ah...” ou une Marseillaise revue et corrigée : “Pom pom pom pom pom pom...”
Ariane, sa femme, ne cuisinait pas aussi bien que la Marinette, mais pas la moindre soupe à la grimace au menu. Juste une pincée de rire pour transformer une platée sans saveur en un plat acceptable.

Ce fut le début d’une vie professionnelle toute tracée. Henri ne quitterait plus la ferme de la Croix du Pieu. Un nom à coucher dehors ! Ce qui n’était pas le cas ; Henri dormait sous les combles avec les autres gars, Félicien, Léon, Robert et Anatole. Léon, le joueur d’accordéon, qui les faisait danser dans la cour de la ferme en fin de semaine, quand Ariane et Adam invitaient les gens du hameau.

A quatorze ans, Henri était tombé amoureux de Violette, la fille des patrons qui n’avait d’yeux que pour l’accordéon sans son Léon, et encore plus amoureux de toutes les Pommes, symboles de sa liberté. Double coup de foudre immédiat. Pas de changement de cap. Il resterait fidèle à Violette, malgré ses quatre maris successifs, et au fruit défendu, bien supérieur à la Madeleine de Pouste.


Lorsque le travail et le temps le permettaient, il portait un cageot de pommes à la Marinette. C’était le bon temps où la Reinette plantait ses dents du bonheur dans la peau qu’elle avait lustrée au moins une heure en susurrant :
« T’es trognon, mon Riri.
— La mère ! protestait Henri. Pas si fort, on pourrait t’entendre !
— J’n’ai pas honte, moi, mon Riri.
— Moi, si. »
Riri, c’était du passé, de la ririgolade. Il bossait dur entre le jus de pomme, le cidre, le pommeau et le calva. Même si les patrons étaient sympas, si la Violette lui faisait tourner la tête, si l’accordéon de Léon lui donnait des ailes... Oui, il bossait dur, mais la Marinette ne voulait jamais l’admettre.
« Au lieu de te plaindre, gamin...
— Je ne me plains pas, la mère, je dis juste que c’est du boulot.
— Y a pire. Y a toujours pire. Sers-moi plutôt un trou normand. Ça ne ramènera pas ton père qui s’est noyé dedans, mais ça lui fera un p’tit clin d’œil car on ne l’oublie pas. C’est-y pas vrai, mon Riri ? »
Le clin d’œil avait bon dos.

Il avait versé tant de trous normands, rapporté tant de cageots et de bouteilles de cidre que les murs de la maison s’étaient imprégnés de l’odeur des pommes.
« A quoi tu penses, mon Riri ?
— La mère ! Appelle-moi Henri comme tout le monde.
— C’était le prénom de ton père. C’est pas à lui que je m’adresse.
— Fallait y penser quand je suis né. J’ai le droit d’exister. »
Il protestait pour le principe, mais dans le fond, le petit mot doux de la Marinette était sa façon à elle de lui dire qu’elle l’aimait. Même depuis qu’il avait pris sa retraite et que ses cheveux avaient viré au gris.


Un jour, tout bascula. Il était à la pêche aux coques avec ses vieux copains, le Michel et le Jean-Claude. De grosses coques qui sentaient bon la marée. Partis tôt, rentrés tard après la tournée des bistros.

Quand il ouvrit la porte de la maison, éméché, de la brume plein les yeux, un visiteur se tenait devant l’âtre. Il tanguait d’un pied sur l’autre, marin d’eau douce en équilibre sur un radeau de fortune.
Henri évacua la brume et le détailla : la quarantaine bien tassée, jean et veste de velours, mal à l’aise ; et le plus frappant, des cheveux roux, qui blanchissaient au niveau des tempes... et ce regard perçant ! Un regard vert derrière des lunettes métalliques rouges. Il n’avait pas la berlue : des lunettes rouges ! Un touriste, pas un gars du coin. Ou un représentant qui voulait vendre des bouquins à la Marinette. Elle s’en moquait comme de l’an neuf.

Le visiteur ne pipait mot. Encore un taiseux ? Non, plutôt un type dont il avait interrompu le discours.
Henri se tourna vers sa mère, elle n’avait pas un comportement normal. Assise dans le fauteuil à bascule, la Marinette faisait danser ses gros orteils dans ses pantoufles élimées, ses “chaussons aux pommes”. Seuls les orteils semblaient la captiver ; elle en avait laissé tomber son tricot de Pénélope.

“Y a un problème”, constata Henri. La Marinette était peut-être malade ; non le type n’avait rien d’un toubib, même remplaçant.
La pomme d’Adam d’Henri se bloqua au fond de sa gorge ; son cartilage, sa grosse arête particulièrement saillante. Ce n’était pas le moment de plonger l’index dans son gosier pour la décoincer.

Le type le fixait en se mordillant les lèvres.
« Des ennuis, la mère ? » interrogea Henri d’un ton bourru pour ne pas laisser percer l’inquiétude qui l’avait saisi.
La Marinette secoua la tête, sans détourner le regard de ses orteils :
« Rien de grave... » Elle respira un grand coup avant de poursuivre : « Tu connais la parabole du fils prodigue ? »
Elle ne ratait jamais une messe. Plutôt deux fois qu’une, affirmait-elle. Surtout depuis qu’on se suçait la pomme après la bénédiction : « Donnez-vous la paix ! »
Les embrassades, ça lui plaisait. Toujours en manque de tendresse depuis qu’Henri senior s’était pris pour l’ange Gabriel, s’élançant du haut des murailles, des plumes de goéland collées sur les bras et marée haute de calva dans les veines. Manque de tendresse même avant le dernier saut car son taiseux n’était pas porté sur l’affectif.
“Le retour du fils prodigue”, elle la connaissait par cœur cette parabole qui révoltait tant Henri junior.

« Alors, Riri ? T’es sourd ?
— Quel est le rapport avec la vache folle ?
— Le veau gras, tu mélanges tout. C’est pas Dieu possible.
— Veau, vache, cochon, couvée, on n’est pas au catéchisme, la mère. Ce monsieur est un prêtre non costumé qui vient t’administrer l’extrême-onction ? »

Le type tanguait toujours. Henri voyait bien qu’il souhaitait parler, mais les orteils de la Marinette le lui interdisaient.
« Y a un problème », répéta-t-il, sur le qui-vive.
La pomme d’Adam avait fait des petits. Henri en avait plein le ventre à présent. Une grosse boule dans l’estomac, une nuée de billes bien dures un peu partout, comme le jour où la bande à Dédé l’avait coursé au pied du Mont, quand il était haut comme trois pommes. La peur de sa vie.

La Marinette expédia deux signes de croix. Plus superstitieuse que bigote. Et elle ordonna :
« Prépare le veau gras, Riri.
— Hein ?
— Fais cuire tes coques. Pour moi, tu les moulineras. »
Les coques ? Il n’avait plus envie d’en manger. Elles avaient déjà pris possession de son corps, coquilles comprises. Le coup du fils prodigue ? Euh, là, ce n’était pas ni l’église ni le cinéma ici, mais la vraie vie.

« Je peux savoir qui vous êtes ? » demanda Henri en fixant l’étranger. Les coques attendraient.
Le type s’apprêtait à répondre, mais la Marinette l’interrompit :
« Plus tard. A table. »
Ce n’était pas le genre de la mère ; elle détester parler en mangeant depuis qu’elle n’avait plus de dents. Henri cligna de la paupière droite. Ça le titillait. Un truc ne tournait pas rond. Un truc énorme qui ferait éclater la marmite de coques.

La Marinette fit un signe de l’orteil à l’étranger qui approuva de la tête et sortit dans la ruelle.
« Il s’en va, comme ça ? Sans dire bonjour ni au revoir ? grogna Henri.
— Dix minutes, le temps que je t’explique, » fit la mère en immobilisant ses orteils au garde-à-vous. « Sers-moi un trou normand et prépare les coques en ouvrant tes oreilles. Tu peux bien faire deux choses à la fois, non ? »

Henri obtempéra, regrettant soudain la ferme de la Croix du Pieu, Violette et ses quatre maris, l’accordéon de Léon et les chansons d’Adam. Il aurait dû y finir sa vie. Peinard, loin du Mont.
« Tu te rappelles l’été que j’avais passé chez Amélie, quand ton père naviguait au loin ? »
Henri s’en souvenait parfaitement, il avait quinze ans et Violette se baignait nue dans la rivière, ignorant les paires d’yeux écarquillés sous les buissons. Mais il feignit de ne pas comprendre :
« Amélie ? Laquelle ?
— La cousine du fils de la belle-sœur de la tante Germaine.
— Amélie, ton amie d’enfance. Fallait le dire tout de suite au lieu de noyer le poisson.
— Amélie Lecoupeur, c’est cela. Elle ne pouvait pas avoir d’enfant.
— Elle a fini par y arriver, à ce qu’il paraît, fit Henri avec haussement d’épaules. En quoi ça me concerne ?
— Non.
— Quoi, non, la mère ?
— Je lui ai confié le petit que j’ai mis au monde chez elle, cet été-là. Je l’ai eu sur le tard ce petit bout d’homme avec des cheveux carotte. Des cheveux comme son père Gaston, ça ne court pas les rues. Mon marin aurait tout de suite compris, il m’aurait tuée et le bébé avec. C’était pas un commode, ton père. »

Les coques atterrirent dans l’évier comme un coup de tonnerre. La pomme d’Adam doubla de volume... Henri sentit ses jambes se dérober sous lui.
« Tu ne vas quand même pas tomber dans les pommes pour si peu, Riri ! » s’exclama la Marinette, agacée.
Il se redressa péniblement. Le fils prodigue, la vache folle, le veau gras, les pommes d’Adam en forme de coques tourbillonnaient entre ses tempes.
« Faut que je prenne l’air, la mère.
— Pas question, se fâcha la Marinette. Si tu crois que pour moi, ça a été facile, détrompe-toi, gamin. Tu travaillais à la ferme, ton père revenait rarement, le petit me manquait, même si je savais qu’il était heureux. J’en ai passé des nuits à pleurer, mais le chagrin, on finit par le dompter, avec des mailles à l’envers et des mailles à l’endroit. »

Pas un mot de plus. Le crépitement des flammes, le craquement des bûches, les dernières prières des coques dans la marmite. Et le parfum de pomme sans la maison, un parfum plus envoûtant que l’encens.
« Amen. Alléluia. Donnez-vous la paix ! » souffla la Reinette entre ses dents inexistantes.

Henri déposa assiettes et couverts sur la table. Il déboucha une bouteille de cidre et sortit du placard les trois plus beaux verres. Ce n’est pas tous les jours qu’on accueille un fils prodigue !
« Et lui, qu’est-ce qu’il en pense ? demanda-t-il avec un mouvement de la tête en direction de la porte.
— Il a été aimé, le petit. Pour Amélie, ce fut une bénédiction. Avec son Pierrick, ils l’ont choyé. Ils l’ont même envoyé étudier en Amérique. Tu te rends compte ? Il mâche pas de chewing-gum, mais il parle américain. C’est un savant, pour sûr. Amélie m’a envoyé souvent des nouvelles et des photos, elles sont toujours cachées sous mes vêtements. Je les ai tellement regardées que je serais capable de les peindre si elles disparaissaient.
— Il était au courant ? »
La mère secoua la tête, le front plissé :
« Ben non, Riri. J’avais fait promettre à Amélie d’attendre le plus longtemps possible.
— Les fantômes dans les placards, c’est pas bon, à ce qu’il paraît. » Sa paupière droite clignota ; elle était d’accord. « Alors pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi ce soir ?
— L’Amélie est près du tombeau. Elle n’a pas voulu partir avec un secret dans la tête. Il l’a bien pris, je crois.
— Comment peux-tu en être sûre, la mère ?
— Il me l’a dit, Riri. Il m’a dit qu’il comprenait. » Elle porta la main à sa poitrine : « ... Qu’il comprenait...
— Quoi ?
— Le crabe-chagrin qui m’a grignotée de l’intérieur toutes ces années. Mais j’avais fait ce choix et je m’y suis tenue, en tricotant pour survire. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit. »

Henri tenta de débloquer de l’extérieur le cartilage, la grosse arête qui l’empêchait de respirer.
« Laisse ta pomme tranquille, Riri, elle n’y est pour rien.
— Et moi ? murmura-t-il, la paupière clignotante.
— T’as peur de ne plus être l’unique ? soupira la Marinette. Mais depuis quarante-trois ans, vous êtes deux dans mon cœur. J’ai tout partagé. »

Henri se retourna, l’autre les écoutait, appuyé contre la porte. Si différent de lui.
L’autre qui débarquait dans sa vie, “sur le tard”, avait dit sa mère. Henri se rebella intérieurement, il avait trimé des années, et au moment de se poser enfin, il devait être la bonne pomme qui acceptait tout sans rechigner.
« Tu ne seras pas seul à t’occuper de moi quand je serai grabataire », argumenta la Marinette.
Cette phrase-là, elle l’avait peaufinée depuis des lustres, au cas où... espérant tout en appréhendant la venue de Benoît. C’est le prénom qu’Amélie lui avait choisi. Beau comme un dieu, — pardon, Seigneur ! Beau comme son Gaston de père avec ce regard vert qui donnait le frisson. Il était mort il y a douze ans, le Gaston, ignorant l’existence de Benoît. C’était mieux comme ça.

L’autre referma la porte et s’approcha d’Henri.
« Benoît Lecoupeur », fit l’homme en lui tendant la main. Une main lisse qui n’avait jamais farfouillé la terre ni ramassé les pommes. Une main de savant.

Tous trois prirent place autour de la table. Les bulles de cidre laissaient entendre une musique parfumée. Benoît leur faisait découvrir sa vie. Simplement. Peu à peu les pommes d’Adam multiples se dénouaient, la paupière clignotait à peine.
« Intellectuel comme type, songea Henri en remplissant de nouveau les verres. Intellectuel, mais marrant. »

En dix anecdotes, Benoît réduisit en compote d’éventuelles pommes de discorde. La Marinette récupéra ses aiguilles quand le fils prodigue révéla l’arrivée toute proche des triplés Lecoupeur. Plus question de jouer les Pénélopes ! Il était temps d’accélérer et de rattraper le temps perdu. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit... Le crabe, tais-toi !





INSTANT PRÉSENT - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Thibault Leclercq




12 - LE CONTEUR
Ann Rocard




Ils étaient rassemblés devant l’âtre, éclairés par les flammes. Clair-obscur d’un tableau vivant où une touche divine semblait animer l’obscurité terrestre. Certains assis sur les bancs, d’autres debout, le regard pétillant. Envoûtés par l’imaginaire qui avait pris possession de la maison. Celle-ci aurait pu protester : « Personne ne me possède », mais elle préférait garder le silence. Qui aurait pu comprendre le langage d’une maison dans ce monde trop réel ?
Elle gardait le silence, car elle aussi aimait les contes et ce conteur, Jocelyn. Il était de passage sur le Mont. Chaque soir, à la veillée, il prenait place chez l’un des Montois et les voisins se pressaient pour venir l’écouter, boire jusqu’à la lie les histoires d’un autre temps. Quand il était jeune, Jocelyn était déjà venu deux fois au Mont-Saint-Michel dans la petite maison qui en vibrait encore. Comme si c’était hier. La maison n’oubliait jamais, tout était inscrit dans ses pierres : mots, événements, joies et peines ; elle était mémoire.

Jocelyn Lefolou, autrefois tout en boucles claires, une tête d’ange et une voix de caverne. Il cachait à présent sa calvitie sous un chapeau à larges bords ; une toux sèche interrompait parfois ses histoires qui s’étaient bonifiées, comme le bon vin ; ses histoires qui enserraient dans leurs filets les auditeurs avant de les libérer grandis, plus tout à fait les mêmes, des interrogations dans le cœur et des étoiles dans les prunelles.
Les conteurs allaient d’un lieu à l’autre, toujours les bienvenus. Ils offraient en l’échange du gite et du couvert quelques heures à conserver précieusement, quelques heures d’écoute, d’émotion et de rêves.
« On ne prend jamais assez le temps d’écouter ni les gens et les bêtes, ni les plantes et les rochers », pensait la maison qui n’était que murmures.

Jocelyn narrait justement un conte d’une époque révolue où les bêtes parlaient le langage des hommes, mais rares étaient ceux qui savaient les comprendre.


Le père et la mère Gosselin avaient un fils très intelligent. On leur conseilla de l’envoyer à l’école.
Ce n’était pas rien ! L’école était éloignée du hameau
et Jeannot, âgé d’une dizaine d’années, partait tôt le matin, sabots aux pieds et tête dans les nuages.
Un brave petit gars, ce Jeannot. Tout sourire et toujours prêt à rendre service.

Un mois s’écoula. Le père voulut savoir ce que son fils apprenait à l’école au lieu de l’aider aux champs.
C’était bien joli de savoir lire et écrire,
mais deux bras de plus pour retourner la terre lui auraient rendu service !
« J’apprends le langage des chiens », répondit Jeannot.
Vous imaginez la colère du père ! Le langage des chiens ?
Ça ne servait absolument à rien de comprendre le langage des chiens !
Furieux, il envoya dès le lendemain son fils dans une autre école, encore plus loin que la première.
Quelques semaines s’écoulèrent et...



Dans la salle se trouvait une femme, à l’écart du groupe, non loin de la porte. Une nouvelle venue au Mont que l’hôte avait conviée, non pas pour faire connaissance, mais un peu par pitié. On n’était pas liant dans la région ; il fallait du temps, parfois des années pour créer des liens. Les Montois ignoraient d’où venait cette femme apparemment insignifiante, si elle travaillerait longtemps comme serveuse à l’auberge du Rocher, si elle avait de la famille en Normandie ou ailleurs... Léonore, un prénom pas d’ici, c’est tout ce qu’on savait d’elle.
La trentaine bien tassée, le dos légèrement voûté. Un poids invisible entre les deux omoplates. Le poids d’un passé lourd de plomb qui attire vers le bas chaque jour un peu plus, à tel point que la tête ne se relève jamais, que les yeux finissent par oublier l’existence du ciel.
Que venait-elle chercher ce soir ? Un conte qui lui donnerait la clef d’un avenir plus souriant ? Non, elle ne croyait pas aux fées, aux formules magiques qui peuvent tout transformer. Que venait-elle chercher alors ? Le savait-elle, elle-même ? Un peu de chaleur pour éloigner la solitude qui l’attendait dans la mansarde de la mère Lebaril, la vieille ronchon au visage chafouin, la vieille qui avait décliné l’invitation de l’hôte d’un “Ça ne me rapporte rien” car pour elle, seul l’argent comptait.

Léonore ne se mêlait pas au groupe, discrète, passant inaperçue. Adossée au mur de la maison, elle y puisait une force étrange et ne quittait pas Jocelyn des yeux. Fascinée par le timbre de sa voix, ses mimiques, les arabesques que ses doigts traçaient devant le feu, son regard aussi. Brodé d’escarbilles.
« Tout est regard : les flammes dans la cheminée, les reflets de nacre de la coquille d’ormeau posée devant la fenêtre, l’oisillon invisible recueilli dans une paume qui entrouvre des yeux suppliants ou effrayés. Tout est regard : la goutte d’eau suspendue au brin d’herbe où se lisent tant de vies écoulées... »
Etaient-ce ses propres phrases qui tourbillonnaient ou celles que la maison lui transmettait ? Léonore ne pouvait répondre. Depuis si longtemps elle avait l’impression de ne pas exister... Pourtant ce soir, suspendue aux lèvres du conteur, son corps reprenait vie, ses mains caressaient le mur de pierres sombres, l’odeur des bûches se mêlait à celle des pommes trop mûres dans le saladier, elle entendait les battements diffus de son cœur.



Le père Gosselin interrogea à nouveau son fils :
« Qu’as-tu appris de neuf ?
— Le langage des grenouilles », fit Jeannot, tout heureux.
Le père entra dans une colère noire. Le langage des grenouilles ? Encore quelque chose d’inutile !
Il voulut tordre le cou à son bon à rien de fils. Mais la mère intercéda en sa faveur :
« Donne-lui une dernière chance. »
C’était une brave femme, la mère Gosselin, qui tremblait devant son diable de mari. Brave, mais pas très courageuse.
Le père finit par accepter et il envoya Jeannot chez un nouveau maître à des lieues et des lieues du hameau.
Hélas, quand le père Gosselin questionna son fils un mois plus tard, celui-ci expliqua :
« J’ai appris le langage des oiseaux... »
Le père s’en étrangla presque.
« Un langage précieux car les oiseaux connaissent le passé, le présent et le futur. »
C’en était trop ! Le père se mit à hurler :
« Tu ne veux rien faire de bon ! Tu me remplis de honte ! Tu ne vivras pas un jour de plus. »
La mère eut beau supplier son mari d’abandonner ce terrible projet, rien n’y fit.
Le père alla trouver un voisin sans le sou et il lui demanda de tuer Jeannot en échange de quelques pièces d’or.
« Tu me rapporteras son cœur pour que je sois bien sûr que ce fainéant a quitté la terre. »
Le voisin était très pauvre. Ne lui jetez pas la pierre ! Des pièces d’or, ça ne se refuse pas !
Il entraîna Jeannot dans les bois, sous prétexte qu’il avait besoin de son aide pour couper un vieux tronc ;
et le gamin, toujours prêt à rendre service, le suivit sans se méfier...




Léonore eut un demi-sourire. Le langage des oiseaux qui connaissent le passé, le présent et le futur. Peut-être aurait-elle dû l’apprendre... Son passé, elle aimerait l’effacer d’un geste de la main comme la buée sur une vitre. Un grand vide habitait son présent. Quant à son avenir, quel serait-il ? Les oiseaux de mauvais augure ne lui avaient rien dévoilé.
Effacer les trente dernières années ? Le pouvait-elle ? Non, évidemment... Parfois, elle fixait le sable du haut des murailles, souhaitant que le vertige lui fasse perdre l’équilibre et qu’elle en finisse. En crise avec elle-même, avec son double intérieur qui s’accrochait inutilement à un passé qui n’avait pas été celui dont elle avait rêvé, enfant.
Elle prêtait maintenant une oreille distraite à l’histoire de Jocelyn. Comme souvent dans les contes, le voisin laissait le jeune garçon en vie, le suppliant de quitter le pays, et rapportait le cœur d’un animal au père berné. Jeannot poursuivait sa route. Accueilli la première nuit dans une belle maison à la lisière de la forêt.



Il faisait doux ce soir-là. Après le souper, Jeannot sortit sur le perron, heureux d’avoir échappé au couteau du voisin.
Il aurait pu se morfondre, regretter sa mère qu’il ne reverrait plus, regretter les maîtres qui lui auraient enseigné d’autres langages,
regretter ses amis, son hameau.
Mais non ! C’était un bon petit gars, le Jeannot. Il se contentait de ce qu’il avait, toujours satisfait. Il prenait la vie comme elle venait,
une chose à la fois comme elle se présentait.

Non loin de l’entrée principale, il entendit trois gros chiens discuter. Les bêtes parlaient comme vous et moi.
Elles parlaient, mais seul Jeannot comprenait leur langage.
« Notre maître est en danger, disaient-ils. Des bandits ont creusé un souterrain pour accéder à la cave.
Cette nuit, ils pénétreront dans la maison, ils ont bien l’intention de tuer tous ses habitants et de torturer notre maître
jusqu’à ce qu’il avoue où il dissimule sa cassette.
Nous aurons beau aboyer, ils n’auront pas peur de nous car nous sommes attachés à la barrière.
Les assassins repartiront par le même chemin avec leur butin.
Pauvre maître, nous ne pouvons rien faire pour le sauver. »

Aussitôt Jeannot alla trouver Tristan Bayeux, le maître de maison, et lui répéta ce qu’il venait d’entendre.
« Mes chiens savent parler ? s’esclaffa Tristan Bayeux. Tu as trop d’imagination, petit. »
Puis il réfléchit : « Remarque... On peut toujours vérifier cette histoire de souterrain, ça ne mange pas de pain ! »
Quand il découvrit le tunnel, dissimulé par les tonneaux de cidre, il cessa de rire. Mettez-vous à sa place ! Il envoya un serviteur quérir les gens d’armes. Vous imaginez la suite ? Grâce à Jeannot, les bandits finirent sous les verrous
et les habitants de la maison échappèrent à une mort certaine.
On félicita le gamin et Tristan Bayeux lui proposa de rester chez lui puisqu’il ne savait où aller.
Jeannot s’occuperait des chiens, dont il comprenait le langage, et des animaux de la basse-cour, le travail ne manquait pas.
Jeannot aurait pu se lamenter sur son enfance brisée : une mère trop faible, un père qui avait voulu se débarrasser de lui.

Eh bien, pas du tout. Ce brave petit gars préférait voir les choses du bon côté. Le verre à moitié plein plutôt que le verre à moitié vide.
Qu’est-ce qu’il lui arriverait plus tard ? Il verrait bien.
En attendant, autant cueillir chaque jour, à chaque instant, un rayon de soleil ou de lune,
un sourire invisible ou un mot bourru pour mieux cacher la tendresse.
Tel était le maître de maison et Jeannot l’avait tout de suite perçu.




Dans la rue, un chien aboya, un autre lui répondit, sans que Léonore en comprît le sens. La vie du petit Jeannot ressemblait à la sienne, mais elle n’avait pas eu la chance de rencontrer un homme à la tendresse cachée. Sa gorge se noua. Contrairement au héros, elle ne percevait que les verres à moitié vides, c’était dans sa nature. Les cicatrices des personnages de conte se refermaient vite, dans la vie réelle il en était autrement. Le poids entre ses omoplates était là pour le lui rappeler.



Jeannot grandissait, toujours content. Tout le monde l’aimait bien, le maître et sa famille, les serviteurs, les gens de passage.
L’une des filles de Tristan Bayeux était muette depuis de plusieurs années,
cela s’était produit sans raison particulière peu avant l’arrivée de Jeannot chez son père.
Violette, la plus jeune des quatre, une fillette aux tresses brunes qui chantonnait souvent, en silence ;
sa bouche s’entrouvrait, mais aucun son ne franchissait ses lèvres.
Violette aussi timide que la fleur.

Un matin, Jeannot nourrissait les canards près de la mare quand trois grenouilles coassèrent sur la rive :
« Pauvre petite Violette. Coa, nous savons pourquoi elle est muette,
mais nous ne pouvons pas lui venir en aide. »
Jeannot se pencha vers les trois bestioles :
« Vous pourriez m’expliquer ce qu’il s’est passé ?
— Tu parles notre langage ? » firent les grenouilles. Jeannot approuva d’un signe.
« Coa. Va chercher Violette et son père. »
Jeannot courut chercher Tristan Bayeux et la fillette.
Tous trois se dirigèrent vers la mare,

les grenouilles étaient toujours là et elles coassèrent :
« Coa, Violette était en train de chanter quand un coup de tonnerre éclata.
Elle eut si peur que la chanson tomba au fond de l’eau, et elle en perdit la voix. »
Violette se souvenait de cet événement,
elle confirma l’explication des grenouilles d’un mouvement de la tête.
Alors Jeannot supplia les trois bestioles de plonger dans la mare et de rapporter la chanson perdue.
Ce qu’elles firent sans plus tarder.
Et la chanson, dès qu’elle fut hors de l’eau, bondit sur les lèvres de la fillette qui se mit à chanter.




Le conteur commença à fredonner la chanson de Violette, mais une quinte de toux l’interrompit, une quinte tenace, plus longue que les précédentes. Sans réfléchir, Léonore prit le relais de Jocelyn ; cet air, elle l’avait chantonné à ses enfants il y a longtemps, avant qu’une épidémie les emporte, avant que l’univers bascule... Une mélodie douce comme une caresse et des mots tout simples qui vous emportent à tire-d’aile. Les voisins se retournèrent, surpris, découvrant une femme différente, une femme qu’ils regardaient à peine jusqu’à présent.
« Tout est regard, souffla la maison. Tout est regard. »




Imaginez la joie du père et de sa famille, des serviteurs et des amis !
Le sourire de Tristan Bayeux était bien visible et il avait mis de côté le ton bourru.
A partir de ce jour, il considéra Jeannot comme son propre fils, lui qui n’avait que des filles.

Le temps passe, les mois, les saisons...
Jeannot a grandi, c’est un beau jeune homme maintenant, toujours content comme autrefois.
Un matin d’avril, il décide de parcourir le monde...
Après avoir remercié le maître de maison et salué sa famille et ses serviteurs, notre Jeannot part sur les chemins.
Sur les branches, les oiseaux gazouillent, c’est le printemps,
et Jeannot ne se lasse pas d’écouter ce qu’ils racontent, car les oiseaux savent tout.
Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ?

Alors qu’il s’approche d’une ville, notre Jeannot entend des mésanges parler de l’avenir :
un complot se prépare contre le duc Arthur.
Des barons veulent le capturer, le tuer et prendre sa place.
Jeannot court aussitôt prévenir le duc, mais on ne le laisse pas approcher, personne ne le croit.
Les soldats lui barrent la route et menacent de le jeter au cachot.
Que va-t-il faire, notre Jeannot, incapable de tenir une arme ?
Il doit agir seul... Oui, mais comment ?
C’est alors que la nouvelle se répand aux alentours :
Jeanne, la fille du duc, a été enlevée, si celui-ci veut revoir sa fille vivante, il doit démissionner.
Vous vous en doutez, les barons se débarrasseront vite d’Arthur après sa démission,
ils n’ont pas l’intention de lui laisser la vie sauve ! Il n’y a que le pouvoir qui les intéresse.

Jeannot serre les poings. Il n’y a pas de temps à perdre !
Il retourne dans les bois interroger les mésanges :
« Vous qui volez un peu partout,
vous savez peut-être où la belle Jeanne est retenue prisonnière ?
— Tu connais notre langage, jeune homme, et ton cœur est pur »,
gazouillent les oiseaux qui connaissent le passé, le présent et le futur.
« C’est pourquoi nous allons t’aider. »
Et ils lui indiquent une grotte où se réunissent les conjurés.
En leur absence, Jeannot libère Jeanne qui retourne chez son père pour tout lui raconter.
Quel soulagement pour le duc Arthur !
Il ordonne aussitôt à ses soldats d’arrêter les barons.
Se sentant sentant acculés, les conjurés s’enfuient loin du pays et ne reviendront plus,
les mésanges l’ont ensuite confirmé.
Quant à notre Jeannot, il épouse la belle Jeanne, car tous deux ont trouvé le grand amour.
Ce qu’on appelle le coup de foudre, un éclair dans le cœur et les yeux,
mais pas le moindre coup de tonnerre.

La vie continue pour notre Jeannot, toujours content ;
il retourne souvent chez Tristan Bayeux qui l’avait accueilli quand il ne savait où aller.
Et ses parents ? Le père est mort depuis longtemps,
la mère a tant pleuré la disparition de son fils que son visage s’est fripé comme une pomme,
mais elle espère encore le revoir un jour...
Et c’est ce qui se passe quand notre Jeannot vient la chercher pour l’emmener au château d’Arthur.
Les chiens aboient, les grenouilles coassent, les oiseaux gazouillent la même phrase :
« Tout est bien qui finit bien »,
ainsi va la vie, et mon conte est fini.




Après une minute figée, la petite assemblée se détendit. Rires et éclats de voix rompirent le silence. On applaudit Jocelyn, le cidre coula à flot, on ouvrit même un flacon de calva tord-boyaux.
Mal à l’aise, Léonore s’éclipsa discrètement, se fondant dans la nuit. Quelqu’un la retient par le bras. Jocelyn, impérieux, ne lui laissant pas le choix.
« Attends ! Ne t’enfuis pas, je voudrais en savoir plus sur toi.
— Il n’y a pas grand-chose à savoir », dit la jeune femme d’une voix à peine audible.
Le conteur lui prit la main et la convainquit de revenir dans la maison. Elle se réfugia dans un coin, attendant que les voisins regagnent leurs pénates et que l’hôte fatigué monte dormir dans le grenier. Jocelyn avait déposé son chapeau sur la table, dévoilant sa calvitie, il avait délaissé son rôle de conteur. Il était lui, un homme simple, un homme intrigué par cette femme discrète.
« On m’a dit que tu t’appelles Léonore. L’hôte et ses voisins ignorent tout de toi. »
La femme se taisait ; que lui voulait Jocelyn ? Elle était sur le qui-vive, un rien l’inquiétait.
« Où as-tu appris cette chanson ? insista Jocelyn. C’est un refrain peu connu, un refrain que j’ai découvert dans une région lointaine.
— Ma grand-mère la chantait quand j’étais toute petite. C’était le temps où je vivais sans peur, une courte période avant sa disparition. Le temps où je croyais que le monde pouvait changer, qu’un monde sans blessures existe quelque part... Mais je me leurrais. Ce monde n’existe pas. » Léonore n’avait jamais autant parlé ; sans pouvoir l’expliquer, elle avait confiance en cet homme, assis à ses côtés, elle avait besoin d’exprimer ce qu’elle ressentait quelles qu’en soient les conséquences. « Je ne souhaite qu’une chose, quitter cette Terre le plus vite possible, je n’aime pas ce que je vis.
— Mais la vie est sacrée, Léonore. Il y a toujours un rayon de soleil ou de lune dissimulé dans un recoin, il suffit de le découvrir. »
Sacrée ? La jeune femme hocha la tête. La vie, oui, mais pas la sienne.

Jocelyn se mit à siffler, imitant les chants d’oiseaux, les mésanges, les merles... Léonore ferma les yeux et sourit, emportée par le langage des oiseaux qui connaissent passé, présent et futur, langage qui n’était pour elle que musique.
« J’aime les oiseaux en liberté, murmura-t-elle. Ce sont eux mes rayons de lune et de soleil. »
Secoué par une quinte de toux, Jocelyn alla boire un verre d’eau et il en offrit à la jeune femme.
« La vie est sacrée, je le répète. Il ne s’agit pas d’oublier le passé, il est ce qu’il est, tu ne pourras jamais le modifier. Il faut l’accepter comme tu dois accepter ce qui est, ce qui survient dans le présent, en toi et hors de toi. Tu es la vie même, Léonore. Tu es, tout simplement. »

La jeune femme se mit à chanter le vieil air que lui appris sa grand-mère et qu’elle avait, elle-même, chantonné à ses propres enfants. La chanson avait bondi sur ses lèvres comme sur celles de la fillette du conte. Le poids entre les omoplates s’amenuisait, le conteur le ressentait.
« La vie est sacrée, reprit Jocelyn. Tu t’interroges souvent, tu te poses les bonnes questions, donc tu avances sur ton chemin. Redresse-toi, accepte le poids sur ton dos, allège ce poids peu à peu. Relève la tête et n’oublie pas l’existence du ciel, le secret des étoiles. »
Comme tout à l’heure, lorsqu’elle écoutait Jocelyn conter l’histoire de Jeannot, Léonore était fascinée par le timbre de sa voix, ses mimiques, les arabesques que ses doigts traçaient devant le feu, son regard aussi. Brodé d’escarbilles. Le monde se colorait, il semblait différent.
« Accorde ton attention à ce que tu es en train de faire, poursuivit Jocelyn. Le reste peut attendre ; les pensées, les tourments peuvent attendre. Profite de l’instant présent. Tu es là, tu vis, Léonore, comme la coquille de l’ormeau sur le rebord de la fenêtre, le brin d’herbe mouillé, l’oisillon. Tout est regard, écoute, présence. Tu vis, Léonore. L’avenir sera autre si tu te redresses. Tu respires, l’air va et vient en toute liberté dans ton corps comme les oiseaux entre les nuages, tu l’imagines bleu vert car tu aimes la mer, ou doré par l’aurore.
Tu as souffert, je peux le lire sur ton visage. Mais sans cette souffrance, tu n’aurais pas acquis de profondeur humaine, tu ne pourrais comprendre la souffrance des autres. La compassion et l’humilité te seraient inconnues ; fais-les fructifier. La souffrance fait partie de ton passé, elle est inscrite en toi. Maintenant elle n’est plus, elle est devenue inutile, mais elle a porté ses fruits. Cueille-les et fais-en profiter ceux qui t’entourent, ceux que tu vas rencontrer, même la vieille ronchon chez qui tu loges, car en tout être humain se trouve une étincelle. A toi de la découvrir. »

La voix de Jocelyn la berçait. Les notes graves lui rappelaient un père trop proche de celui de Jeannot, un père qui se muait en maître de maison, chaleureux, accueillant, aimant.
Jocelyn posa la paume contre le linteau de la cheminée. Un contact avec la petite maison qu’il avait sentie à l’écoute depuis son arrivée. Il avait déjà eu cette impression autrefois quand il y était venu. Il aurait tant aimé connaître le langage des pierres, pouvoir échanger avec les lieux qui avaient vu défiler des générations de femmes et d’hommes. Il fixait les braises dans l’âtre. Noir et rouge. Le regard de la maison qui elle aussi aurait aimé lui parler. Les mots sont-ils vraiment nécessaires ? Leurs regards se mêlaient. La maison l’approuvait.




COMPLEXITÉ - Ann Rocard - 2015
28 x 28, cadre compris.
photo en cours




13 -
TREIZE... NI PLUS NI MOINS !
Ann Rocard




Cette année 1913 serait celle de la vengeance et de la libération. Depuis cinq ans, la rancune lui rongeait le ventre. Il remâchait sans cesse ce qu’il avait vécu, il n’en dormait plus. 1913, l’année idéale pour mettre son projet à exécution. Il s’étira sur son lit, dans la petite maison de pierre où il vivait seul. Philippe Eugène que ses collègues surnommaient Phigène et ça ne le gênait pas.
Il travaillait à la fabrique qui s’était ouverte cette année à quelques kilomètres du Mont-Saint-Michel ; on y faisait des vestes du même nom, des vestes de travail en maille pour les ouvriers agricoles et les artisans. Phigène et ses collègues bombaient le torse en les décrivant : « Elégantes et inusables ! De la belle ouvrage ! »

L’été approchait. Le projet de vengeance avait remplacé la rancune dans ses entrailles ; Phigène en avait même retrouvé le sommeil, des nuits peuplées de rêves machiavéliques où l’ennemi juré tombait dans une succession de pièges. Mais un seul suffisait ! Trois mois avaient permis au vengeur non masqué de transformer chaque détail de sa maison et de préparer un meurtre avec préméditation dont il sortirait blanc comme neige.
L’ennemi était dans le collimateur. Phigène se frottait les mains en alignant les treize pots en étain sur l’étagère de la cuisine, les treize statuettes au-dessus de la banquette qui servirait de lit de mort à l’infâme Ferdinand. Treize statuettes, la dernière à son image qu’un de ses collègues avait sculptée dans une branche de cerisier et lui avait offert pour son anniversaire. Sympa, le collègue ! Treize statuettes de pierre, métal ou bois.
« Comme Philippe de Macédoine qui avait ajouté sa propre statue à celles des douze dieux pendant une procession ! » se rengorgeait Phigène, oubliant que le père du grand Alexandre serait assassiné peu après. De quoi considérer par la suite que le nombre treize était de mauvais augure !
Pour Phigène, ce nombre était sacré, et il n’était pas le seul. Zeus, le treizième du cortège des dieux de l’Olympe, Ulysse l’unique rescapé parmi les treize compagnons du cyclope Polyphème... Oui, Zeus et Ulysse le confirmaient, ce qui n’était pas rien. Phigène s’était renseigné sur la question, il était devenu imbattable sur le sujet.
Le moindre détail dans sa maison était une allusion à ce nombre. Il s’était même procuré un calendrier aztèque dont les semaines étaient de treize jours, et il avait suspendu au mur un tableau de la Cène. Judas, c’était lui ! Judas, le héros, à qui Jésus avait demandé de se sacrifier et de le dénoncer, laissant croire aux générations futures qu’il était un traître.

Le piège était tendu. Il restait à attirer l’ennemi jusqu’au Mont. Phigène grinça des dents, signe d’une réflexion intense.
Il fut projeté cinq années en arrière. Son cousin Ferdinand leur avait rendu visite à l’improviste dans leur petite maison ; avec sa jeune femme Joséphine, ils l’avaient accueilli à bras ouverts. Bras bien trop ouverts car un soir, le cousin prit ses cliques et ses claques, emmenant Joséphine qui avait succombé à ses charmes. Elle reviendrait, elle comprendrait vite que Ferdinand brassait du vent ; ce n’était qu’une passade... Phigène était prêt à lui pardonner son escapade, mais il apprit la semaine suivante que les fuyards avaient eu un accident, Joséphine y avait laissé la vie et Ferdinand la jambe droite. Ce jour-là, la rancune commença à lui ronger le corps et il promit de se venger.
Il lui fallut du temps pour trouver le moyen de mettre son projet à exécution. Une nuit sans sommeil, il eut enfin une illumination : Ferdinand avait le cœur fragile et il était triskaïdécaphobe au dernier degré. Phigène tenait là une arme parfaite, il allait provoquer un arrêt cardiaque !

Une deuxième illumination nocturne lui fit rédiger une lettre qu’il adressa dès le lendemain à Ferdinand Levasseur.
« Cher Ferdinand. (J’écris “cher” parce que je ne peux pas faire autrement.)
Le temps a passé. (Tu parles ! Cinq ans seulement !) Nous devrions nous réconcilier. Je t’en ai beaucoup voulu quand tu m’as enlevé ma Joséphine que j’adorais, mais c’est fini, je ne t’en veux plus. (Compte là-dessus et bois de l’eau fraîche !) Viens passer un jour ou deux chez moi dès que tu pourras, je serais si heureux de te revoir et de parler de notre enfance. (Pas mal, le coup des souvenirs d’enfance !) J’ai eu le temps de réfléchir depuis la mort de Joséphine ; tu verras j’ai beaucoup changé... (Pas d’un iota !) Je te jure que je t’ai pardonné. (J’écris ça en croisant les doigts, mais tu ne peux pas le voir.) J’attends de tes nouvelles avec impatience. (Eh, eh, c’est sûr !)
Ton cousin Philippe Eugène. »

Ferdinand ne tarda pas à répondre, il se sentait tellement coupable, le pauvre homme ! Il avait bon fond. Et il annonça sa visite avant l’automne.
Le mois suivant, il arriva un dimanche au Mont-Saint-Michel, appuyé sur une béquille et l’air contrit — on le serait à moins !
Phigène s’était entraîné devant le miroir ; il prit le visage de l’archange et serra l’ennemi dans ses bras.
« Je m’en veux, je m’en veux... gémissait Ferdinand. J’aurais dû t’écrire, mais j’avais honte, je n’en dormais plus.
— Moi, itou, affirma Philippe Eugène.
— Tu es sûr que c’est pardonné ? insista le cousin, malheureux comme les pierres.
— C’est ce que je t’ai expliqué dans ma lettre.
— Elle ne me quitte pas, ta lettre, soupira Ferdinand en la sortant de sa poche. Mon gri-gri, mon amulette.
— Alors, buvons ! »
Phigène sortit la bouteille de calva pour fêter leur réconciliation, et il enquêta, mine de rien :
« Comment va ton cœur ?
— Couci-couça. » Phigène se détourna, un sourire satisfait aux lèvres. Et le cousin poursuivit, en comptant les treize pots en étain, les treize statuettes, les treize coussins sur la banquette, les treize... : « Tu as changé la décoration. Pourquoi tous ces treize ? »
Phigène eut une moue innocente et s’étonna :
« Treize ? De quoi parles-tu ?
— Tout va par treize chez toi maintenant. Ce sont des porte-bonheur ou des porte-malheur ?
— Juste des coïncidences », conclut Phigène, ennuyé que le cousin découvrît si vite les éléments de son piège.

Ferdinand haussa les épaules et trinqua. Il semblait soulagé, se demandant quand même si Philippe Eugène lui cachait ou non quelque chose. La soirée se déroula sans ombre au tableau, Phigène était aux petits soins, son cousin n’avait pas le souvenir d’un Philippe aussi avenant.
Il plongea ensuite dans un profond sommeil, alors que Phigène ne pouvait fermer l’œil, épiant les signes de crise cardiaque depuis le haut de l’escalier.
Au matin, Ferdinand était frais comme un gardon, lui le pêcheur de rivière. Il rassembla ses affaires sous l’œil désolé de son cousin.
« Merci, Phigène ! C’est la première nuit depuis cinq ans que je dors d’une traite sans faire le moindre cauchemar. Cette réconciliation est ma libération.
— Au fait... hasarda Philippe Eugène. Au fait, à part ton cœur, tu n’avais pas un autre souci autrefois ?
— Quel souci ? Ah, tu fais peut-être allusion à cette peur panique du nombre treize ? Je me suis fait soigner, hypnotiser pour tout te dire ! Et ça a marché... » Il s’interrompit, un éclair soupçonneux dans le regard : « C’était donc ça ! La Cène, les treize coussins, les treize pommes et le reste ! Pour le calendrier aztèque, je ne vois pas le rapport. Pour le reste, si : un amas de coïncidences multiples, destinées à me faire passer de vie à trépas, n’est-ce pas ? »
Ferdinand saisit la statuette en bois qui représentait Phigène et se dirigea vers la porte :
« Je t’emporte en souvenir de la pièce que tu viens de me jouer. Toi, garde ta rancune et ton esprit de vengeance. Adieu, cousin ! Si Dieu veut bien t’accueillir un jour de l’autre côté ! »
La porte claqua et Phigène se retrouva face à lui-même.





TOURBILLONS
Photo de l'auteure




14 - ARABESQUES
Ann Rocard




Un crépitement venu de nulle part. Suzanne se réveilla en sursaut et tâtonna pour allumer la lampe de chevet... Il était à peine trois heures. Elle savoura l’idée de dormir quatre heures de plus avant que l’alarme du réveil l’oblige à quitter sa couette.
Après avoir éteint la lumière, elle se rallongea. Sereine. Mais elle ne put se rendormir. Le tictac du réveil sautillait sur la table de nuit, rebondissait sur les poutres, cliquetant De-bout ! De-bout ! Suzanne plongea la tête sous l’oreiller, rien n’y fit.
Une tisane l’aiderait sans doute à trouver le sommeil. Elle se leva, agacée ; elle croyait être débarrassée des insomnies dont elle avait souffert les années précédentes, lorsqu’elle s’était retrouvée seule dans la petite maison. Elle s’était alors accrochée à l’idée de revoir un ami d’autrefois. Celui qu’elle avait failli suivre quand elle avait vingt ans et des rêves de Cendrillon... Une bouée de sauvetage pour ne pas couler définitivement. Le temps éloigne tourments et tempêtes ; la vie reprit son cours.

De nouveau un crépitement se fit entendre. Intriguée, Suzanne se vêtit chaudement, ouvrit la porte, et une voix intérieure la guida vers les murailles :
« Tu aperçois le rougeoiement, la braise qui tournoie et trace des arabesques, des signes sur le ciel noir.
Un homme agite un bâton dont l’extrémité est une braise encore chaude. Il veut te transmettre quelque chose.
Quelle en est la raison ? Une intuition ? Un rêve ? Sa présence t’attire sur les remparts. Et là ce tourbillon te pétrifie. Tu ne peux plus faire le moindre geste, tu respires à peine. Mais tu ne trembles pas, cette présence n’est pas néfaste. Au contraire, elle te rend légère, et tu ressens sa chaleur en toi, sa chaleur diffuse qui glisse de ta poitrine jusqu’aux extrémités de ton corps.
Dans cette nuit glaciale, tu n’es plus que brasier. Une joie intense t’a envahie, tes yeux s’humidifient et tu chantes en silence.
La braise tourbillonne au rythme de ton chant, en suit les crescendos et les decrescendos, les pauses, les soupirs.
Les croches se décrochent, tu pourrais les saisir. Et les blanches se posent, célestes sur les branches, dessinant dans la nuit noire pointée la silhouette d’un arbre aux bourgeons enneigés. Promesse d’un printemps qui ne tardera plus, quatre saisons en une, douze mois en un jour.
Quand ton chant s’assoupit après la dernière reprise, les tourbillons de feu dessinent quelques lettres et trois mots apparaissent : JE SUIS LÀ...
Je suis là, tu es là, il est là dans la nuit. Tu lui donnes le la pour qu’il chante avec toi. Car tu sais que demain il sera de retour. Tu as passé ta vie à l’attendre, en vain. Et quand enfin, tu as lâché l’attente, renoncé à l’espoir d’un avenir de conte, le vent a soudain changé de direction. Le navigateur solitaire qui parcourait les mers à l’autre bout du monde a viré de bord à la crête d’une vague, sur une estampe japonaise. Demain il sera là. Sur Terre ou bien ailleurs. »
La voix se tut. La braise n’était plus qu’un point de lumière rouge ; les trois mots s’évanouirent. Suzanne fit trois pas, l’homme avait disparu et il ne restait plus qu’un bâton sur le sol. Elle le ramassa et le porta dans la maison, puis le posa dans l’âtre. Une coque dont la voile invisible gonflait au gré du temps.
Non loin de là, un bateau surfait sur la vague d’Hokusai.





MIROIR 2 - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Catherine Balouka





15 - BÊLEMENTS
Ann Rocard




Eulalie et Hector Duroy s’étaient installés depuis peu dans la maison du Mont-Saint-Michel dont ils avaient hérité.
« Merci, tante Aglaé ! s’exclamait Eulalie dès le réveil. C’est la seule chose positive que tu aies faite de toute ta vie. »
L’unique B.A. de cette vieille bique qui avait passé l’arme à gauche l’année précédente, ne laissant pour héritière qu’une nièce éloignée.

Le couple Duroy n’aurait jamais eu les moyens de s’offrir cette petite maison non loin des remparts. Hector avait perdu son travail six mois plus tôt. A cinquante ans, il craignait de ne plus retrouver de poste lui correspondant. Il passait ses journées à bricoler, repeindre, rénover, car la tante avait laissé les lieux en piteux état. En homme organisé, il rédigeait des listes à n’en plus finir, listes qu’il annotait et raturait en fonction de son humeur et de l’avancée des travaux.
1 • Changer le carrelage à fleurs orange et vert du coin cuisine — pour plus tard.
Orange criard et vert pomme : de quoi vous couper l’appétit !
2 • Réparer les fuites de la douche et de l’évier. O.K.
En ce qui concerne la douche, la bique ne devait pas l’utiliser souvent. Elle contenait encore (la douche, pas la tante) la caisse du chat, disparu trois ans plus tôt.
3 • Décaper les poutres peintes en violet pailleté.
Saleté de peinture qui résiste à tout...
4 • Nettoyage intensif de fond en comble. Ouf, ça y est !
La bique ne connaissait pas la signification du mot crasse.
5 • Vider les placards. Trier le contenu de la dernière malle rouillée. C’est fait.
Presque rien de récupérable. Elle en avait accumulé des cochonneries.
6 • Refaire et isoler la toiture — ça attendra.
Pas trop longtemps quand même, car les années passent vite, il faudra bien arrêter de faire le guignol en équilibre sur le toit. Enfin, c’est ce que répète Jeanne, ma mère, qui était marionnettiste avant que la tondeuse à gazon ne lui coupe la priorité et les deux mains. Heureusement qu’on n’a ni pelouse ni jardin. Mais je m’égare...
7 • Virer les ampoules lugubres qui se balancent au bout de leurs fils.
Film noir des années 30 à vous donner la chair de poule. On avait pris des photos à notre arrivée, fallait le voir pour le croire !
8 • Remplacer les vieux carreaux fêlés par du double vitrage — quand on aura gagné au loto ou que j’aurai retrouvé un boulot.
C’est pas demain la vieille... Glups lapsus ! la veille.
9 • Ramoner la cheminée. O.K. On a évité de justesse l’incendie dévastateur.
10 • Fabriquer des rangements.
Finies les piles de carton de déménagement. On ne pouvait plus les voir en peinture. Du coup, il faudra choisir des reproductions pour égayer la maison.
11 • Jointoyer les murs extérieurs. Ça avance...
Heureusement que la maison n’est pas grande et que j’ai abandonné les joints depuis belle lurette.
12 • Rénover et repeindre la porte d’entrée.
13 • Boucher fissures et courants d’air.
Il en reste encore.
14 • A suivre... Stop. Démoralisant.


Hector biffa la note numéro 5 et se tourna vers sa femme, en brandissant la liste :
« Rayer, c’est ce que je préfère ! Je vais emporter la malle rouillée à la déchetterie cet après-midi. Autant se débarrasser de cette horreur et de son contenu. Qu’en penses-tu, Chérie ?
— Tu vas aller à Avranches, juste pour cette malle ?
— J’emprunterai la voiture de Léon et j’en profiterai pour rendre visite aux Baratin. Ce n’est pas une bonne idée, Chérie ? »
Chérie était le cerveau du couple Duroy. Dès le départ, elle avait pris les rênes et ne les avait pas lâchées.
Eulalie travaillait comme pigiste pour le mensuel “Confiez-vous !”, elle était la Spécialiste du courrier du cœur sous le pseudonyme de Samantha. Sans relâche, elle pianotait sur le clavier de son ordinateur, prenant très au sérieux ses conseils prodigués aux lecteurs en panne d’amour.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil à la malle, Hector en sortit un miroir qu’il nettoya :
« Ce truc-là est plutôt joli. On pourrait le garder en souvenir de ta tante...
— La maison est amplement suffisante, répliqua Eulalie. Vu le nombre de fois où je suis allée la voir à l’hôpital et qu’elle m’a envoyée sur les roses... On l’a bien mérité cet héritage.
— Regarde, Chérie ! Le miroir irait bien sur ce mur », insista Hector qui n’insistait jamais.
Ce qui fit réagir sa femme. Elle quitta l’écran des yeux ; en effet, le miroir avait de l’allure. La vieille bique l’avait sans doute gagné à une tombola, mais qu’importe !
Eulalie approuva d’un geste et son fidèle mari fixa aussitôt le miroir près de l’escalier. Bêêê... Hector s’interrompit, il lui avait semblé entendre un drôle de bruit. Bêêê...
« Tu entends, Chérie ?
— De quoi parles-tu ? »
Chérie était un peu dure de la feuille, Hector l’avait constaté depuis un certain temps, mais n’avait pas osé le lui faire remarquer. Peut-être était-ce dû à la forme de ses oreilles bien à l’abri sous une masse de cheveux auburn ? Bêêê...

« Je ne rêve pas, Chérie... Ça bêle par moments.
— Hector, mon chou, tu te prends pour Jeanne d’Arc. Tu me diras, avec le voisin qu’on a, ce n’est pas étonnant.
— Je n’ai rien dit, souffla Hector.
— Mais tu as failli, mon chou ! Quand je pense à ce voisin qui accumule les sacs poubelle devant sa porte, j’enrage... Quel cochon ! Franchement ! »

Tiraillé entre la chèvre et le chou, Hector opina du bonnet qui protégeait sa calvitie des courants d’air non éradiqués. Les hallucinations auditives lui avaient sans doute été transmises par le trop-plein d’imagination de sa mère, Jeanne.
Tandis qu’Hector préparait une teurgoule dont Chérie raffolait :
• 3 litres de lait entier
• 200 grammes de riz rond (très important, le riz rond !)
• 100 grammes de sucre en poudre
• 1 cuillérée à soupe de cannelle moulue
• 1 noix de beurre salé

... Eulalie replongea dans le courrier du cœur.
Lecteurs et lectrices de “Confiez-vous !” avaient toute confiance en Samantha. Elle les conseillait avec habileté, leur faisait miroiter un avenir meilleur. Miroiter... Miroir ! Mon beau miroir ! Quelle est la meilleure pigiste du pays ?

Satisfaite, elle leva les yeux vers le miroir de la vieille bique... Bêêê... et crut percevoir un son étrange. Hector serait-il contagieux ? Un deuxième bêlement mit ses neurones en ébullition.
« Hallucination... marmonna-t-elle. Hallucination... Ça me rappelle une lettre. La lettre 672. » Elle était hypermnésique et raffolait des chiffres autant que de la teurgoule. « 672 dans le classeur 2001... Une lettre intitulée L’Odyssée de l’Espèce... »

Le dit courrier sortit peu après du classeur où il était rangé. L’auteur avait choisi comme pseudonyme monsieur Espèce, en tant qu’apprenti humoriste ayant encore des progrès à faire.
Chère Samantha. Très chère Samantha. (Il insiste lourdement ce lecteur-là !) Blablabla... Mon épouse... Blablabla... A vous, je peux le confier grâce à mon pseudo car elle ne risquera pas de me reconnaître : ma femme est une vieille bique.”
Eulalie arqua un sourcil, ça lui rappelait quelqu’un, la tante Aglaé évidemment. Cette engeance pullulait à la surface du globe.
Jamais contente, toujours le mot désagréable à la bouche... (On en connaît d’autres !) Alors j’ai fini par en avoir par-dessus la tête. J’ai pris mon baluchon et j’ai filé à l’anglaise avec une Londonienne de passage, moins sage qu’il n’y paraissait. Et blablabla... (Il aligne moult détails qu’il imagine croustillants parce qu’il n’y a jamais goûtés. Passons !)
Ce préambule était assez long, veuillez m’en excuser, très chère Samantha, mais la suite vaut le détour. (Ah, c’est ce que je cherche ! Nous y voilà !)
Arrivé à Londres, moi qui ne parlais pas un mot d’anglais, j’ai commencé à entendre bêler. Ne me prenez pas pour un fou ! J’ai aussitôt consulté un médecin qui m’a envoyé chez un otorhinolaryngologiste... Blablabla... Bilan normal.
Après des tours et détours dont je ne vous abreuverai pas,
(Merci ! Il commence à devenir longuet. Revenons à nos moutons.) ... j’ai atterri sur le divan d’un psychanalyste réputé... et à présent, je suis sourd comme un pot. Ma Katy dont je suis toqué, ma Katy m’a quitté. (Il doit être épuisant au quotidien, cet homme-là !)
Seuls points positifs de cette Odyssée : je n’entends plus bêler et je déteste le pouding, ce qui est bon pour ma ligne. Très chère Samantha, aidez-moi ! (Et c’est signé :) Monsieur Espèce.”

Eulalie n’avait jamais su si sa réponse dans le courrier du cœur avait pu soulager ou non ce lecteur. Perplexe, elle rangea la lettre 672 dans le classeur 2001, concluant entre ses dents :
« Entendre bêler peut mener à la surdité.
— Que dis-tu, Chérie ?
— Quelque chose me chiffonne. Il y a trop de coïncidences, mon chou...
— Plus on prête attention aux coïncidences, plus elles se produisent, a écrit Nabokov. Pense plutôt à la teurgoule dont tu te délecteras ce soir au dîner. »

Sans même écouter la remarque judicieuse d’Hector, Eulalie poursuivit sa réflexion intensive. Bêlement + vieille bique + Odyssée de l’Espèce + baluchon + Londres + Katy + 2001... Le calcul la menait systématiquement à la tante Aglaé dont le mari était parti avec une Londonienne prénommée Katherine, avant de se retrouver seul et de plonger dans la Tamise. Comme quoi entendre bêler peut mener non seulement à la surdité, mais aussi au grand saut de l’autre côté.

Elle ferma son ordinateur, se leva et décrocha le miroir qui avait appartenu à la vieille bique. Bêêê ! Elle eut l’impression que le regard sournois d’Aglaé la fixait, grimaçant dans la glace.
« Chérie... » s’étonna Hector qui n’eut pas le temps d’ajouter un mot ; le miroir venait d’exploser sur le carrelage à fleurs orange et vert.
Hector abandonna la teurgoule et s’accroupit, pelle et balayette à la main. Chérie avait certainement une raison très valable d’avoir agi ainsi. Elle semblait d’ailleurs soulagée d’un grand poids. Débarrassée à jamais d’une tante insupportable dans le vrai sens du terme.
« Mon chou, je te promets, annonça-t-elle, que les hallucinations n’auront plus cours dans cette maison. »

Après une promenade sur les remparts, le couple Duroy savoura une teurgoule, cuite au four pendant des heures. La cannelle avait parfumé les murs et même attiré le voisin qui roulait des yeux ronds comme le riz derrière la fenêtre du coin cuisine.
Repus, Hector et Eulalie montèrent se coucher. Les détails croustillants de monsieur Espèce seraient sans doute remis au goût du jour.
« Chérie, ça bêle sous la couette !
— Ah, non, mon chou ! protesta la Spécialiste du courrier du cœur. Tu ne vas recommencer à jouer les Jeanne d’Arc. »
Inquiet, Hector souleva la couette... Aaah ! Il n’en crut pas ses yeux. La vieille bique était de retour.
Les hallucinations n’auront plus cours ? Cochon qui s’en dédit !





CHUTE VERS L'INCONNU - Ann Rocard 2015
25 x 25, cadre compris




16 - L’APPRENTI FAUST
Ann Rocard




Il avait amené sa jeune maîtresse fêter la nouvelle année au Mont-Saint-Michel, prétextant une expédition en bateau avec des amis de Granville. Sa femme, naïve au point d’en paraître peu futée, l’avait cru sur parole. En bateau par ce froid ? Il avait vraiment du courage, son cher marin ! Elle le plaignait presque.

« L’omelette de la Mère Poulard, franchement, c’est cher pour ce que c’est ! » dirait-il au retour.
Sa femme écarquillerait les yeux :
« Tu étais au Mont-Saint-Michel ?
— Oui, un copain a proposé à la dernière minute qu’on aille tous y dormir.
— Ça m’aurait plu. J’étais libre, je pouvais facilement te rejoindre.
— Oh, ça s’est décidé si vite... J’ai pensé que tu n’aurais pas le temps de venir. »
Le cœur serré, son épouse goberait l’excuse, comme on gobe un œuf à la coque en perçant un petit trou de chaque côté.

La jeune femme était assise, face à lui, à la table de l’auberge de la Mère Poulard. Il était en train de la photographier. Elle, fascinée par son mentor à la carte bleue inépuisable. Lui, amoureux fou.
Une question l’effleura à peine : « Si j’étais à la rue, me regarderait-elle de la même façon ? Evidemment, c’est moi qu’elle adule, moi Pygmalion qui lui enseigne la vie... »
Il avait à peine trente ans et plusieurs enfants quand elle avait vu le jour... Quelle importance !
A présent, il était encore si jeune, si beau, un être exceptionnel, elle le lui répétait sans cesse et il la croyait. Son ego en était décuplé. Les mots et le regard de Galatée effaçaient ses cheveux gris, dissimulaient la peau de poulet de son cou, les plis de son dos, ses joues pendantes. Apollon réincarné, il brillait de mille feux.

Pygmalion avait mené sa vie comme bon lui semblait. D’un côté sa famille, le portrait de l’homme parfait, de l’époux et du père exemplaires. De l’autre, une vie dissolue et autodestructrice. Il avait toujours eu besoin d’être vénéré par de très jeunes femmes, se reflétant dans un miroir où son image ne prenait aucune ride.

Après le dîner, ils firent un tour sur les murailles, amoureusement enlacés. Elle lui sauvait la vie, lui qui sentait la vieillesse approcher à grands pas. A ses côtés, l’angoisse de la mort s’évanouissait. Ses multiples aventures et liaisons avaient été plus ou moins éphémères.
Cette fois-ci, il avait pactisé avec une diablesse que les années et maternités successives n’avaient pas transformée. Elle n’avait aucune attache, libre comme l’air, libre de sauter dans le premier train, le premier avion pour mener la grande vie, sans la moindre contrainte. Elle, à sa disposition. Lui sur un piédestal. L’apprenti Faust avait tous pouvoirs.

Ils regagnèrent la petite maison de pierre qu’il avait louée pour trois jours. Il alluma le feu dans la cheminée, déboucha une bouteille de champagne, sûr de lui. S’il avait eu une mèche sur le front, il l’aurait rabattue vers l’arrière d’un geste élégant.
Elle riait aux éclats, se dénudant devant les flammes malgré le froid et l’humidité. Et elle se tourna vers lui, susurrant des « J’t’adore ! » d’une voix éraillée. Une voix pour lui si envoûtante !
Dans le regard de Galatée, il aperçut soudain sa propre image, celle d’un homme vieillissant, usé par soixante ans de mensonges. Le ridicule ne tue pas ; quoique... Il lâcha la bouteille, qui explosa sur le sol, puis s’effondra.
« Un pacte ne peut être rompu », songea l’apprenti Faust tandis que sa vie défilait devant ses yeux et que le champagne ruisselait sur les murs.
Il ne croyait ni à Dieu ni à diable, mais à la dernière seconde, il n’en était plus très sûr...




Rosée
Photo de l'auteure




17 - TOILE D'ARAIGNÉE
Ann Rocard



Sa vie était au centre d’une réalité d’apparences trompeuses. Héléna avait donné sa jeunesse à un homme qui la fascinait, un homme dont elle ignorait l’ambivalence. Il avait tissé une toile dont elle était captive sans le savoir. Le regard tourné vers le futur, elle croyait en un avenir meilleur qu’elle effleurait parfois, mais qui s’éloignait aussitôt, horizon inaccessible. L’homme-araignée l’avait envoûtée ; elle était prise dans ses filets, incapable de penser par elle-même. Il avait su la persuader qu’elle n’intéressait personne, que les gens ne l’aimaient pas, qu’elle était vieille et laide, et finirait sa vie seule entre quatre murs de pierre... Pourtant elle guettait son retour quand il daignait passer la voir, victime amoureuse de son bourreau, espérant un changement qui ne se produirait jamais.

Elle avait toujours eu peur de se retrouver seule, peur de l’abandon. Prête à tout pour l’éviter. Un soir, l’homme-araignée suivit une autre route, et l’univers d’Héléna bascula. Prisonnière de la toile qui avait envahi sa petite maison, ne pouvant s’en échapper même en rêve.
Des mois d’obscurité et de sanglots diffus se succédèrent sans qu’elle s’en rendît compte. Des mois, peut-être des années...
Toile d’un jour, toile d’une nuit sans étoiles. La lumière incertaine d’une époque lointaine, et la saison des pleurs, la saison des pluies qui s’achève.
Les étoiles sont les fenêtres du monde, même invisibles dans la tempête, elles sont le guide d’une voie à venir.
Et puis, un matin, la renaissance au bout d’un tunnel interminable, la renaissance de l’étoile qu’elle était avant de croiser celui qui l’avait brisée. Pourquoi ce matin-là, elle n’aurait su le dire...

Héléna entrouvre la fenêtre pour mieux entendre le refrain de la marée. Le Mont s’éveille, les Miquelots grimpent vers l’abbaye.
Une araignée a tissé sa toile dans l’embrasure ; la rosée perle de fil en fil. La toile sépare deux mondes, le sien confiné et intime, cerné de solitude, et le monde où les fleurs de fuchsia s’illuminent. L’an passé, les fils auraient pris l’allure de barreaux ; aujourd’hui, plus rien n’évoque une prison.
Cette vision l’apaise, tel un rêve qui s’éveille à la lumière du temps. La rosée deviendra nuage, les fils de la toile filaments des étoiles, et le fuchsia prendra son vol.





LA MI LA MI LA - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Jean-Claude et Christiane Lods






Une clef sur le sol
Photo de l'auteure




18 - J-C
Ann Rocard



Jean-Claude, dit J-C, avait la démarche de Jules César, la voix de Joe Cocker et l’humanisme de Jésus-Christ. Aime ton prochain comme toi-même... de préférence ta prochaine ! Telle était sa devise, ce qui faisait de lui un Don Juan fort sympathique.
Un Don Juan d’exception ! Séducteur présumé innocent car l’amour lui tombait du ciel. Ne rejetant pas les règles sociales et morales, il ne s’en préoccupait guère ; seules les règles de grammaire avaient pour lui quelque intérêt. Quant à défier Dieu, il n’y pensait même pas, en tant qu’athée gâté, confirmé et fier de l’être.
J-C ne se séparait jamais de sa guitare modèle réduit ni de son carnet de tubes sur lequel il écrivait en pattes de mouche les paroles de ses chansons — il en était à la quatre-vingt-neuvième virgule deux.
Ex-champion du lancer de disque, il n’avait pas encore sorti son premier CD, mais cela ne saurait tarder... du moins, l’espérait-il. Il y aurait un avant et un après J-C ; il allait révolutionner la chanson française sans instaurer pour autant le règne de la Terreur ; personne n’y perdrait la tête, sauf lui peut-être à force d’être la cible de la célébrité.

Pour finaliser son projet, J-C jouait les Miquelots. Sa tante, actuellement en rééducation au centre de Granville, lui avait prêté sa petite maison du Mont-Saint-Michel. L’endroit était propice à la création : temps de chien, grisaille hivernale, à peine un chat échaudé par l’eau froide, de rares touristes qui se comptaient sur les doigts — trois pelés et un tondu —, aucune jeune femme énamourée, mais une pile de dicos à portée de la main — dictionnaires des rimes, des expressions de la langue française, de la grammaire pour les nuls, des mots perdus en quête d’auteur...

Les Beatles fredonnaient “Michèle et ma belle sont des mots qui vont très bien ensemble... Très bien ensemble...” Pour J-C, le Mont-Saint-Michel rimait avec décibels, rondel, gospel, à la bradel... pourquoi pas prix Nobel car un jour les paroliers pourraient prendre la parole à Stockholm et être reconnus comme écrivains à part entière.

Quelqu’un frappa à la porte. J-C n’attendait personne et avait besoin de rester seul pour que son projet puisse enfin voir le jour. Il fit la sourde oreille, alignant les pattes de mouche sur son carnet. Mais l’intrus insista, coupant court à l’inspiration du croque-notes mécontent.
Il entrouvrit la porte et grogna :
« C’est à quel sujet ?
— Le vôtre », répondit l’intruse au féminin, emmitouflée dans un anorak arc-en-ciel.
“Rime en el sans intérêt”, songea J-C qui resta de glace malgré l’apparition sublime. La température négative extérieure y était pour beaucoup.
« Vous avez la tête ailleurs, remarqua la jeune femme, un brin vexée.
— Non, sur les épaules. L’époque révolutionnaire musicale n’est pas encore là.
— ... »
Trois points de suspension ponctuèrent le dialogue hivernal. J-C se frotta les mains, analysant la météo du coin de l’œil droit et l’intruse du gauche. Une inconnue fort jolie qu’il aurait volontiers accueillie si son programme l’avait permis. Mais la pile de dicos s’impatientait sur la table et le carnet de tubes risquait de geler sur place.

Il repoussa légèrement la porte :
« Vous avez dû faire erreur, mademoiselle — rime féminine exclue d’office...
— Pardon ?
— Détail professionnel — rime masculine hors contexte. » J-C sentait la quatre-vingt-neuvième chanson virgule deux disparaître de son champ poétique ; il devait conclure l’épisode anorak au plus vite. « Excusez-moi, je suis occupé. »
L’intruse bloqua la porte de sa botte fourrée et minauda :
« J’ai eu beaucoup de mal à vous retrouver, Jean-Claude. Vos multiples conquêtes m’ont tellement parlé de vous que j’en rêvais chaque nuit.
— Aïe, aïe, aïe... soupira le croque-notes de sa voix rocailleuse. Je suis perdu...
— Je viens rendre à César ce qui lui appartient », poursuivit la visiteuse en pénétrant dans la maison et refermant la porte derrière elle. Elle brandit une petite feuille chiffonnée : « La guerre des goals... »
J-C sursauta : La guerre des goals ! Son poème inachevé, la symphonie qu’il avait écrite et composée en deux temps trois mouvements, griffonnée sur la seule page instable de son carnet de tubes ! Une bourrasque l’avait arrachée, emportée vers la cime des trembles. Le choc subit avait remplacé la chanson par une impression de vide, de déséquilibre que le croque-notes n’avait jamais pu effacer.

« Ne soyez pas surpris, Jean-Claude. C’est Joe qui l’a découverte sur un coin de nuage, fin décembre quand il s’est envolé. Joe Cooker, un ami de longue date. »
Jules César... Joe Cooker ? Le croque-notes secoua la tête pour évacuer la Cène, non la scène improbable. Il ne manquait plus que Jésus et la boucle serait bouclée.
« Il y aura un avant et un après J-C, vous l’avez dit vous-même, Jean-Claude. C’est pour cela que je suis ici aujourd’hui. La guerre des goals va faire un tabac. Cette chanson inachevée va rejoindre la quatre-vingt-neuvième en cours, ce sera la mêlée ! Saint Michel va intercepter le ballon et souffler dedans.
— Mais... Mais qui êtes-vous donc ? » bafouilla le croque-notes réalisant que la jeune beauté ne venait pas rejoindre le Don Juan-malgré-lui mais le futur Nobel de la plume musicale.
« A votre avis, Jean-Claude ? Un petit effort ! Devinez ! Je suis celle que vous attendez depuis des années. Je suis la Célébrité ! »

J-C sentit ses jambes se liquéfier. Etrange impression dont il ferait peut-être une œuvre si la gangrène fondait sur lui à bride abattue. Il tituba jusqu’à la table, saisit la bouteille de calva et en vida le contenu dans l’évier en marmonnant deux vers d’Apollinaire : “Vienne la nuit, sonne l’heure, les jours s’en vont, je demeure...” Plus jamais il ne boirait une goutte d’alcool.
Un courant d’air glacial le réveilla ; la porte venait de claquer. La visiteuse avait disparu. Furieux, J-C regretta le reste de calva qui parfumait l’évier. « Célébrité ? N’importe quoi ! » Il jeta à la poubelle la bouteille d’un geste rageur. C’est alors qu’il aperçut une feuille chiffonnée dans son carnet de tubes. La guerre des goals était de retour.
Et il crut entendre la voix de Saint Michel terrassant le dragon, le serpent primitif : Buuuuuut, Belzébuth !





DENTELLE - Ann Rocard - céramique 2015




19 - LE LANGAGE VOYAGE EN SILENCE
Ann Rocard




Elle s’était lancée à corps perdu dans le tourbillon du monde alentour et s’y était bel et bien perdue, à son corps défendant. Brouhaha, grondements, borborygmes, cacophonie, stridulations, tout était bon à prendre ! Les mots s’entrechoquaient, oubliant parfois leur propre essence. Moteurs et sonneries, cris et chuchotements... Un monde où le silence se cantonnait à la minute dédiée au repos inconnu sous un arc sans triomphe. Le langage avait perdu toute signification dans l’univers du bruit permanent.
Claire avait fui le silence, cet abîme inquiétant, ce trou noir intersidéral où son image n’avait plus de contours. Pour échapper à l’angoisse du quotidien, elle se noyait dans un cosmos sonore et protecteur. Une voix sourdait parfois en elle. Un appel indicible, une autre elle-même qui lui tendait la main et demandait son aide. Mais Claire l’évacuait d’un soupir agacé ; elle n’était pas cartésienne pour rien ! Au diable l’introspection inefficace et les analyses qui avaient peu de chance d’aboutir à un bien-être constant ! Autant vivre à un rythme effréné sans se poser trop de questions !

Il y avait eu ce projet d’enterrement de vie de jeune fille. Eve, son amie d’enfance, allait épouser son Adam après trois ans de vie paradisiaque dans un verger normand. Ils avaient croqué plus d’une pomme ensemble !
Le week-end au Mont-Saint-Michel avait débuté le matin même. Traversée de la baie à pied dans l’eau glacée, visite de l’abbaye, balade aux environs, soirée bien arrosée de vin et de rires, papotage à n’en plus finir sur les remparts... Il était plus de deux heures quand Claire se retrouva seule dans la petite maison, louée pour l’occasion ; Carole et Sonia avec qui elle devait partager les lieux s’étaient décommandées à la dernière minute.
Contraste difficile. Seule sans radio ni musique. Son portable déclarait forfait, le chargeur étant resté à Paris.
Seule face à elle-même. Silence. A peine le crissement d’une poutre, le claquement d’une ardoise et le sifflement du vent sous la porte.
Silence. Pétrifiée, Claire se sentit prisonnière d’un grand vide, incapable de bouger ni de penser. Elle essaya de chantonner, la mélodie resta bloquée dans sa gorge.
Silence. Les minutes s’écoulaient au ralenti... L’absence de bruits laissait la place à un autre silence, un souffle telle une musique intérieure, un refrain sans paroles ni notes. Peu à peu, sa pensée renaissait différente. Son silence à elle était plus éloquent que les mots ; grâce à lui, tout devenait une évidence. Claire perçut non plus un vide, mais une impression très douce, un lac aux eaux immobiles, un lac de montagne dans lequel elle nageait sans la moindre contrainte. Le silence se muait en langage implicite, et Claire découvrait qui elle était vraiment, quel était son être profond, celui qui ne pouvait s’exprimer dans un monde trop bruyant.
Silence régénérant. Elle sourit ; son corps lui parut plus souple, ses mains dansaient le langage des signes.

Elle regarda sa montre : trois heures déjà... Elle n’avait pas envie de dormir, plutôt d’allumer un feu dans la cheminée, de reproduire des gestes remontant à l’enfance quand son grand-père lui montrait comment chiffonner le papier, empiler brindilles et branches, craquer une allumette et s’émerveiller devant les flammes.
Claire furetait dans la maison à la recherche de bûches... Une pierre du mur attira son attention, une pierre dont les joints s’effritaient. Bizarre... Elle le signalerait à la propriétaire. La pierre bougeait... Intriguée, Claire insista jusqu’à ce qu’elle se détache du mur.

Au fond de l’espace libéré se trouvait un morceau de dentelle ancienne, protégeant une photo jaunie. Au pied du Mont, une femme la fixait, le regard intense, sombre, porteur de mots muets. Et au dos de la photo s’étirait une écriture minuscule :
22 juin 1922.
Toi qui trouveras ce portrait, garde-le, prends-en soin.
Je vis seule dans cette maison. Je suis celle qui n’a jamais parlé. On me surnomme la sourde-muette, personne ne m’appelle par mon prénom, Ophélie. Une fée qui lit et se lie, mais hélas pour moi la communication n’existe pas. Pourtant j’ai tant de choses à dire et à entendre.
Le langage voyage en silence ; ces quelques lignes, je te les offre. Tu déchiffres mon message, donc tu t’es retrouvée. Tu ne crois sans doute pas encore aux karmas, cela viendra en son temps. Cependant, tu fus moi et je suis toi. Exprime les mots que je n’ai pas pu prononcer. Aide-moi à sortir de mon silence et à laisser fleurir le tien
.”

L’air butée, Claire protesta : quelle mauvaise blague ou quel rêve déstabilisant ! Une histoire abracadabrante de karma et je-ne-sais-quoi, et ce bout de dentelle défraîchi qui n’a rien à faire dans un mur de pierre ! Elle devait être épuisée pour s’être endormie, debout, les yeux ouverts. Mieux valait renoncer à la flambée et rejoindre Morphée.
Mais la photo et l’étrange message étaient bien réels... Claire s’apprêtait à remettre le tout à l’intérieur du mur, cette découverte absurde ne lui était pas destinée. Une force intérieure arrêta son geste.
La femme au regard sombre murmurait en elle. Claire entendait ses mots colorés, musique insaisissable et secrets dévoilés, ceux d’Ophélie qui étaient aussi les siens. Elle saurait les déchiffrer et les transmettre. Le silence prendrait vie, elle ne le fuirait plus ; il laisserait germer ses pensées, ses paroles, loin d’un monde superficiel. Elle ne serait plus jamais la même.




LA ROUE TOURNE - Ann Rocard - 2015
Chez Arnaud de la Losa




20 - CYCLOTOURISTE, CYCLO TOUS RISQUES
Ann Rocard



Bien que d’origine strasbourgeoise, il n’avait jamais pédalé dans la choucroute. Bien au contraire ! A trois ans, il était passé du tricycle au vélo, stabilisé par deux roulettes. Le jour de ses quatre ans, son père avait supprimé les dites roulettes et le petit bonhomme, plutôt malingre et timide, avait commencé une longue carrière de cycliste. Tidoc avait l’équilibre dans le sang. Pas étonnant avec un père acrobate dans un cirque ambulant.
« Il pédalera loin, s’exclamaient les amateurs du Tour de France en montrant du doigt le sportif miniature.
— Un pneu, mon n’veu ! » approuvait le père fièrement.

Tidoc avait toujours été passionné par les bicyclettes. Rien que ce nom le faisait rêver. Il écoutait en boucle Yves Montand et sa Paulette, ou Brassens qui n’avait plus l’air d’un con avec p’tit vélo. Ah, s’il avait pu chevaucher un célérifère, une draisienne, un grand Bi, un vélocipède ! En chantonnant, il se voyait déjà en haut de la selle...
« Ohé, Tidoc ! On ne te paie pas pour rêvasser ! »
Il maniait chaque été pelle et balayette, un petit boulot de collégien lui permettant d’imaginer qu’il se trouvait dans la voiture-balai au fil des étapes du Tour de France. La lanterne rouge comptait les pavés et lui, héros de la pédale, remplaçait au pied levé le pauvre cycliste épuisé, s’envolait, dépassait même le peloton de tête sous les hourras de la foule déchaînée... Son imagination n’avait pas de limites.

Puis ce fut le premier amour quand toute sa famille abandonna l’Alsace et se fixa dans la Manche... Le premier grand amour, l’été de ses seize ans ! Pendant quelques semaines, Tidoc sillonna la campagne normande en tandem avec sa petite Reine, la jolie Camille qui lui préféra vite Nono, l’homme à la mobylette, suivi de Fredo, l’homme à la moto. Le tandem de l’oncle Emile et de la tante Georgette regagna leur garage ; l’œil larmoyant et la tête dans le guidon, Tidoc se reconvertit dans le monocycle. Ce fut sa période de clown dépressif, avant arrière avant arrière sur un parking désert. Lui qui rêvait de grands espaces, de cols à franchir, d’emmener la barcasse sur les routes en lacets, d’enrhumer le tenant du titre, il sentait bien que le monocycle le déposerait dans une impasse.

Un matin, la bécane de son grand-père — qui se contentait à présent d’une cane unique — lui donna une idée. Pour se procurer le vélo de ses rêves, Tidoc allait franchir les étapes par paliers successifs. Tout d’abord il récupéra un vieux clou à la déchetterie. Peu après le vieux clou était remis à neuf, brillant dans les virages ! Tidoc revendit à prix d’or cette épave revigorée, fluorescente, digne d’être exposée dans une Biennale d’art contemporain. Une dizaine de vieux clous plus tard, un coup de marteau fictif lui permit d’acquérir... adjugé, vendu ! le cycle dont il rêvait. Un vélo de pro !
Cyclotouriste sur sa randonneuse, cyclo tous risques sans peur et sans reproche, vite repéré par des connaisseurs, il entama une carrière de professionnel de la pédale. Telle était sa destinée !
« Un pneu, mon n’veu ! » scandait-il, tout heureux, ayant repris à son compte l’expression paternelle.

On l’aimait bien, le gars Doc. Eh, oui ! Il avait pris du galon. Fini le Tidoc gringalet, c’était un bel homme musclé que Camille observait avec regrets, la jolie Camille pendue au bras de Fredo, son mari bedonnant dont la moto avait fini à la casse.
Trop tard, Camille ! Trop tard ! A présent le gars Doc avait bien d’autres chats à fouetter. Il avait la chaussette légère, envoyait de la moulure à bon escient, mettait du braquet à point nommé — le jargon cycliste n’avait plus de secrets pour lui !
Il rêvait d’enfiler le maillot jaune et de ne plus le quitter.
Toujours sympa, le gars Doc, ne mettant jamais de bâton dans les roues, prêt à rendre service. C’était de plus le toubib de la bicyclette, réparateur hors pair, infaillible en diagnostic et pronostic ; même en ce qui concernait l’arrivée du Tour de France, on pouvait lui faire confiance.

Il ne manquait jamais une échappée décisive.
« Le gars Doc, il est dans la bonne ! C’n’est pas un couraillon, celui-là ! »
Une fois, il vissa la poignée sans faire l’oignon, il était à deux doigts de l’emporter... Vlan ! il fit hélas connaissance avec la sorcière aux dents vertes et il philosopha, à terre et atterré :
« C’est le destin. Mon heure n’est pas encore venue. Elle finira par arriver. »
Un gars bien, le Doc ! Un gars bien ! Quelle que soit la situation.
Même si le concours de grimaces avait commencé, il tricotait, tricotait sans relâche. Un vrai papy du point mousse ! Il pédalait avec aisance, et l’on murmurait sur son passage :
« La fée de la cocotte a dû s’pencher sur son berceau. »
Mais lui ne croyait plus aux fées depuis que la jolie Camille l’avait abandonné. De plus, manque de chance, il n’avait jamais eu la bise. Toujours en deuxième position, le gars Doc ! Côté cycle et côté cœur.

Avec ses copains — amateurs de bon niveau —, il était venu en repérage au Mont-Saint-Michel. Depuis les travaux, le Mont redevenait une île aux grandes marées. A présent, les voitures étaient reléguées sur un parking éloigné, les bicyclettes refoulées l’été entre 10 et 18 heures, ce qui avait d’ailleurs déclenché une bataille pro et anti-vélos.
Cette virée entre amis lui permettrait de visualiser le terrain, car le samedi 2 juillet 2016, c’est là qu’aurait lieu le grand départ du Tour de France, direction Sainte-Marie-du-Mont et la plage d’Utah Beach.
La tête dans les nuages, il pédalait tranquillement, en roue libre, pour ne pas épuiser sa bande de copains, et il se remémorait l’arrivée au Mont en 90 — le vainqueur Greg LeMond portait bien son nom ! En 2013 pour la centième édition du Tour, le site d’arrivée du contre-la-montre individuel (et quelle montre !) était le Mont. Ah, il en connaissait un rayon, le gars Doc !
« Raconte-nous une de tes anecdotes, réclama Poulidor qui se prénommait Edmond — pas Raymond — et n’avait aucun lien de parenté avec le célèbre cycliste. Et ralentis un peu le rythme ! O.K. ?
— O.K. ! Vous savez qu’en 1903, certains coureurs se faisaient tirer par des voitures grâce à un bouchon qu’ils serraient entre leurs dents... ?
— ... Bouchon relié à une ficelle ! compléta Edmond. Tu nous l’as dite cent fois celle-là.
— On pourrait essayer, histoire de faire revivre le passé.
— Je tiens à mon dentier tout neuf », plaisanta Edmond qui se croyait parfois drôle.

Ce fut à cet instant précis que le cycliste professionnel de la troupe creva. Lui ? Non, son pneu mon n’veu. Et pendant que les amateurs poursuivaient sur leur lancée, le gars Doc pompait, pompait. Quelle humiliation !
Son regard croisa soudain celui d’une promeneuse à trottinette qu’il reconnut aussitôt. Camille et ses dents du bonheur ! Elle l’observait sans doute depuis un moment, le sourire moqueur aux lèvres.
« Alors, champion, on a besoin d’aide ? demanda la fée qui s’était un peu épaissie, mais parlait toujours autant. Si tu avais un porte-bagages, j’aurais bien fait du stop et tu nous aurais embarquées, ma trottinette et moi. Si tu veux, on peut faire l’inverse : je vous emmène toi et ton vélo. Je vais chez ma mère dans une petite maison qu’elle loue sur le Mont.
— Et Fredo ?
— Il a rejoint sa moto à la casse. Je suis dispo.
— Oh », conclut simplement Doc en fixant les pignons du plateau et réfléchissant simultanément car il savait faire deux choses à la fois : « Chat échaudé craint l’eau froide, attention, mon gars, tu vas dérailler. »
De toute façon, il avait peur des chats et détestait l’eau froide ; il ressassait en boucle la métaphore, un vrai p’tit vélo qui tournait dans un coin de sa cervelle. Peur des chats, horreur de l’eau glacée, attention, tu vas dérailler ! Peur des chats, horreur de l’eau glacée, attention, tu vas dérailler ! Une bise interrompit le cours de ses pensées. Une bise, une vraie, comme autrefois ! Il eut envie de plonger tête la première dans la mer à 12 degrés, de recueillir tous les chats abandonnés des environs et de les entraîner pour le Tour de France...
« Eh, Tidoc ! On y va ? »
Le gars Doc était redevenu Tidoc, toujours bel homme musclé, mais doux comme un agneau des prés salés. Un peu trop doux peut-être ? Finirait-il en brochette, délaissant la cocotte, la pédale et le tricot ? L’avenir le lui dirait...


pour Arnaud




FENÊTRES MOUVANTES - Ann Rocard - 2015
grand format
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur un fond monté sur châssis.




21- UN ANGE PASSE
Ann Rocard




Il marche à grands pas au crépuscule.
De petites lunettes rondes, le crâne dégarni — juste ce qu’il faut pour avoir l’air d’un académicien, un Orsenna au verbe facile.
« Ah ! Un écrivain ! s'écrie Toutinchakin.
— Non, monsieur ! Un écrivain ? Que nenni ! J’ai dit l’air, pas les paroles. »

De petites lunettes rondes, le crâne dégarni, le ventre de celui qui apprécie le bon vin.
« Ah ! Un sommelier, il fallait le dire tout de suite.
— Non, monsieur ! Une bonne descente, un bon coup de fourchette. Mais de sommelier, point ! Je reprends... Des moustaches en guidon de vélo. Mais de cycliste, point, monsieur ! »

Et soudain, il surgit hors de la nuit, court vers l’aventure au galop...
« Ah ! Un cavalier !
— Non, monsieur ! À cheval sur les principes, peut-être... Mais de cavalier, point ! »

Il surgit donc hors de la nuit, court vers l’aventure au galop. Son nom, il le signe avec un accord de guitare d’un G majeur qui veut dire Gérard.
« Ah ! Un yéyé ! Un grattouilleur...
— Non, monsieur ! Un guitariste, entre autres... Pas un petit bonhomme à la guitare sommaire comme le décrivit si bien Bobby Lapointe. Un musicien dont la voix aux multiples registres pourrait donner le frisson au commandeur lui-même et à la Reine de la nuit. »

Ce jour-là, délaissant le bocage, il débarque sur une plage normande. Il ne fait pas la manche, non... mais une petite pièce ne serait pas de refus. Il est d’humeur morose, ça lui arrive de temps en temps. Il observe les moutons à la crête des vagues. Et tout à coup, il entend des voix... Une voix !
« Ah ! La réincarnation de Jeanne d’Arc ! se moque Toutinchakin, athée dans l'âme.
— Non, monsieur ! »

Il entend une voix cristalline, comme un rire-clochette.
Alors son cœur bat la mesure. Un deux trois, un deux trois... Il dépose sa guitare et commence à tourner sur lui-même. Un deux trois, un deux trois... Mon manège à toi, c'est moi ! Mon manège à toi, c'est moi !

Le rire carillonne de nouveau, et il s’interrompt. Il écarquille les yeux, mais ne voit rien... rien que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie dans les dunes...
Chut... un ange passe, et une rose tombe à ses pieds.
Une rose au parfum troublant. Il la ramasse avec précaution. Il y a belle lurette qu’il ne croit plus aux miracles. Pourtant une silhouette prend forme sur la plage.

Et ce n’est pas une hallucination, monsieur !
Un ange, vêtu de blanc, sans ailes ni auréole. Finies les querelles byzantines, plus de débat sur le sexe des anges, car celui-ci en a bien un. C’est un ange au féminin.
Sculptural !
Lui, il reste bouche bée devant cet être venu d’ailleurs.
Et si Dieu était une femme ? Il n’allait quand même pas tomber amoureux du bon Dieu...
L’ange a un geste rassurant et dit d’un souffle de sirène :
« Je ne suis pas celui que tu crois. »

Le coup de foudre sans tonnerre. L’amour fulgurant qui vous transperce de part en part. S’il ne réagit pas immédiatement, il en restera sans voix jusqu’à la fin des temps. Imaginez un peu le désastre : un Gérard qui ne parle pas, un Gérard qui ne vocalise plus !

Triple axel, double boucle piquée... action, réaction ! surtout quand l’ange lui susurre son nom :
« Flavie. »
Flavie... Vie, vie, vite ! Il ouvre un large bec et ne laisse rien tomber car il n’avait pas la bouche pleine... Il hume la rose, l’air inspiré, et se met à chanter :
« La fleur que tu m’avais jetée... »
L’ange gardien bat des cils : la vie terrestre a du bon. Puis l'ange au féminin effeuille une pâquerette métaphorique : je t’aime, un peu, beaucoup, à la folie, passionnément. La pâquerette préférée des vaches de Normandie : Que je t’aime, que je t’aimeuh !
Il la prend par la main, et tous les deux s’assoient à cheval sur la guitare — un peu à l’étroit certes, mais qu’importe ! L’amour est enfant de Bohême.

Le Mont-Saint-Michel est proche, sa silhouette se découpe sur la brume. Ils y trouveront un gîte, une petite maison de pierre qui saura les accueillir.
Les pétales de la pâquerette se perdent dans les nuages...
Et tous deux s’éloignent vers l’horizon, au soleil couchant. I’m a poor lonesome cow-boy...
« Ah, c’était Lucky Luke. Lucky le chanceux ! s'exclame Toutinchakin.
— Non, monsieur ! Décidément, vous n’avez rien compris. »

pour Gérard et Flavie





PAROLES - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur le support bleu.
Chez Catherine Gillot




22- L’AMOUREUX DES MOTS
Ann Rocard




Marée basse.
Pas un souffle ni de bruit alentour. Le silence est au cœur de toute chose. Les rêves s’étiolent, la vie s’enfuit, le silence reste seul présent.


Le vieil homme profitait de ces instants de vacuité. Il faisait partie du tout et c’est à ces moments-là qu’il s’en approchait le plus. Baigné de calme infini, différent du bonheur ressenti quand il se noyait dans la nature, s’enivrait de ciels et de fleurs.
Penché vers sa table, il laissait sa plume en suspens. Plume libre de tracer les mots qu’elle avait choisis.

Paroles qui s’envolent, paroles qui caressent ou qui blessent. L’échange dans un regard, dans une phrase étale, une sinusoïde, telle la vague qui emporte la coquille de noix et le marin sauvé après tant de regrets.
Paroles qui s’envolent, paroles qui s’échappent et fuient les beaux parleurs, les menteurs impassibles.
Paroles que l’on cueille, suspendues aux branchages quand l’aube les enlace de rosée invisible. Paroles sans écueils, filant à l’horizon d’un monde différent que l’on croyait perdu.
Des mots bleus, des mots verts, des mots qui nous sont chers.


Il avait toujours été un amoureux des mots. Dans sa petite maison de pierre, sur le flanc nord du Mont, il vivait de mots et d’eau fraîche, et cela lui suffisait. Un amoureux des mots, suspendu à sa plume d’oie, comme il se doit.
Les mots se posaient parfois seuls sur le papier enroulé... la nuit ou quand il avait le dos tourné. Des mots-surprises qui lui dévoilaient la vérité, des mots qui traçaient le chemin à suivre sans se retourner. Des mots d’esprit sans désenchantement. Des mots compliqués venus d’on ne sait où, des mots sérieux et des mots inventés.


Les nuages s’émiettent et la brume s’étire, laissant paraître la lumière. Elle l’entraîne vers un autre monde sans limites ni craintes. Un monde presque impalpable où les mots parlent plusieurs langues.
Communication.
Communication, comme une action qui se rebelle, un départ différé ; l’hirondelle ne bat plus des ailes, l’oiseau s’est perdu en chemin. Quand il retrouvera la route qui le mène vers son destin, les mots n’auront plus le même sens ni la même couleur. Les mots seront un lien entre toutes les humanités. Combien faudra-t-il de temps pour que l’hirondelle repère l’étoile du matin ? Combien de siècles de souffrance avant la paix et le sourire éternel ?


Caressant un vieux parchemin, le vieil homme s’interrogeait sans cesse, le front ridé d’inquiétude quant à un avenir incertain, un avenir de mort et de blessures, de regrets et d’injures.
La plume d’oie grattait le papier sans prendre le temps de se poser. La plume d’oie ou d’hirondelle. La plume qui lui manquait pour prendre son envol.

Marée haute.
Le vent souffle et s’essouffle. Le ressac ressasse des pensées insensées au rythme de sa danse. Et la tempête est proche...

L’homme entrouvrit la porte et le vent s’engouffra. Un vent fou de colère, un vent fou de vengeance ; il emporta la plume en un long tourbillon. Mais l’oiseau l’aperçut, l’oiseau la prit et put reprendre son vol longtemps interrompu. Sans un adieu. Sans un merci.
Comme une action qui se rebelle, un départ différé...
La route vers son destin était toute tracée.





M
Chez Elisabeth Badelon




23- IMBROGLIO
Ann Rocard




On la surnommait M, — Emi, Emma, Emeline... —, son prénom étant tombé dans l’oubli. M, bonne comme du bon pain et le cœur sur la main. Tous ses amants, connus et inconnus, rêvés ou réels, savaient qu’il y aurait toujours une petite place pour eux dans la maison du Mont où M demeurait.
Treize ans plus tôt avait eu lieu le couronnement de la statue de l’archange* ; on avait dénombré une centaine de lits pouvant accueillir ceux qui s’étaient rendus au Mont-Saint-Michel pour assister à l’événement. Tant de pèlerins et de curieux sans gîte ni couvert ! M leur avait ouvert la porte — sa petite porte de bois — et les sardines s’étaient retrouvées entassées dans la boîte sans la moindre goutte d’huile, la jeune femme en avait ri toute la nuit ; elle avait parfois des illuminations métaphoriques prémonitoires !

Les jours d’affluence, M donnait un coup de main, pour ne pas dire un coup de fouet, à son amie Annette. Chez la Mère Poulard, on battait les œufs — rythme parfait de l’omelette en devenir. Annette Boutiaut, originaire de Nevers, avait 22 ans à son arrivée au Mont en 1873. Elle avait épousé Victor Poulard, le boulanger, et tous deux avaient d’abord investi l’auberge de la Tête d’Or, puis la maison qui resterait éternellement la célèbre “Mère Poulard ”**.
M et Annette étaient les meilleures amies du monde. Elles s’étaient rencontrées au mariage du boulanger avec la dite Annette. M le connaissait bien le Victor, l’un de ses multiples amants ; il lui avait même proposé de l’épouser le jour de ses seize ans, mais M avait le cœur bien trop large, incapable de choisir entre Pierre, Paul, Jean, Victor et les autres.
Le couple Poulard avait l’air heureux, M aurait pu les envier, s’en vouloir d’avoir refusé la proposition de Victor, mais non, “rien de rien”, elle regrettait rien. Bonne comme du bon pain et le cœur sur la main.

M aux doigts de fée était couturière. Elle maniait l’aiguille, le sourire aux lèvres et la tête ailleurs. On venait de loin lui commander des vêtements brodés. Même le raccommodage devait œuvre d’art quand elle glissait son œuf à repriser dans une chausse ou une manche ! Mais battre les œufs de poule et cuisiner la changeaient de son quotidien professionnel sans parfums ni saveurs. Elle adorait rejoindre Annette qui resterait près de 70 ans derrière ses fourneaux, inventant de nombreuses recettes — agneaux de pré-salé, volailles, crustacés, potages et pâtisseries... Pour dire la vérité, M lui soufflait quelques idées et Annette les reprenait à son compte.

M, bonne comme du bon pain et le cœur sur la main.
M qu’on aime, émotive et émancipée. M qui s’émerveille et ne se plaint jamais.
Si elle était restée chaste, on l’aurait canonisée. C’est du moins ce que prétendait l’abbé Lecoq qui l’écoutait en confession hebdomadaire. Pour M, partager sa maison et son corps était œuvre de charité chrétienne. M se réjouissait avec ceux qui venaient cueillir un brin de bonheur auprès d’elle.

Pourtant chaque semaine, l’abbé Lecoq moralisait en caressant son crâne chauve comme un œuf :
« Ma fille, vous devriez changer votre mode de vie.
— Mais j’adore coudre, mon père. C’est mon métier. Comment vivrais-je sans enfiler le fil dans le chas de l’aiguille ?
— Ne faites pas l’innocente, ma fille. Vous m’avez compris. »
M ouvrait de grands yeux naïfs, ayant déjà oublié les remontrances de la semaine précédente.
« Enfin, ma fille, insistait l’abbé, avide de détails croustillants. Enfin, ma fille, quelles ont été vos fréquentations depuis vendredi dernier ?
— Mon amie Annette a fait appel à moi, dimanche après la messe.
— Et vos nuits, ma fille, vos nuits ? Dormez-vous bien ?
— Cela dépend de mes voisins, mon père. Des ronfleurs, des silencieux... et de la température extérieure. Plus on est de fous, plus on se réchauffe et plus on rit.
— Fous ? Des fous à présent ? s’étrangla l’abbé.
— Fous comme fou rire, Fou de Bassan, fougère, fourberie, fouet...
— Fouet ?
— Je suis experte en maniement du fouet », sourit M avec une pointe de fierté. L’abbé en resta bouche bée, plongeant mentalement dans une scène sado-masochiste aux acteurs innombrables. « Fouet à œufs », précisa M qui se lança dans une explication tarabiscotée du mouvement du poignet.

L’abbé Lecoq s’épongea le front, ayant échappé de justesse à la vision d’enfer et se signa avant de poursuivre :
« Ma fille, vous êtes déjà bien vieille. 33 ans, pensez donc !
— L’âge du Christ sur la croix.
— Cela n’a rien à voir avec votre état. 33 ans ! Il est trop tard pour trouver un époux.
— Oh, non, mon père, il y en a plus d’un qui demande ma main chaque nuit. Mais je ne sais lequel choisir. De plus, je ne veux pas mettre tous les œufs dans le même panier.
— Quels œufs ? Quel panier ? s’offusqua l’abbé.
— C’est une image, mon père ! Et pour moi un vrai dilemme. J’imagine l’imbroglio, le tohu-bohu, la confusion et j’en passe, si je disais oui à l’un d’entre eux et “Allez vous faire cuire un œuf chez la Mère Poulard” à tous les autres. Ils s’entretueraient, mon père, ils s’entretueraient !
— A ce point-là ? »

Ce fut pour l’abbé Lecoq une révélation. Surtout quand l’archange Saint Michel lui souffla à l’oreille : « Religiosam vitam non est tui, fili mi.*** » car il ne parlait pas un mot de français.
L’abbé tout guilleret abandonna la soutane et découvrit la convivialité de la petite maison de M, les fous rires dans son lit bien chaud, sa vie sereine et pimentée. Il aurait tant aimé qu’elle soit canonisée.
M, bonne comme du bon pain et le cœur sur la main.
On prétend que l’ex-abbé, le défroqué, lui passera la bague au doigt. Mais M, — Emi, Emma, Emeline —, est bien trop généreuse pour ça. Le partage avant tout ! Le partage, le don de soi ! Ah, si l’archange était bilingue, il s’empresserait d’approuver.


* Le couronnement de la statue de l’archange Saint-Michel eut lieu en 1877.
** L’auberge de la Tête d’Or en 1873, puis l’emplacement du restaurant actuel en 1888.
*** La vie religieuse n’est pas faite pour toi, mon fils.







FLUX ET REFLUX - Ann Rocard 2015
25 x 25, cadre compris
Chez Florence Polini




24- FLUX ET REFLUX
(GENÈSE)
Ann Rocard



Je porte en moi toute la vie qui a précédé la silhouette que je suis encore maintenant. Bien avant que Galéran le bossu ait posé la première pierre de mes murs, j’errais sur le Mont. A peine une âme en peine. Une étincelle à la recherche d’elle-même depuis la naissance de ce rocher de granit il y a 540 millions d’années. Je suis née en même temps que cette masse rocheuse, alors recouverte de roches calcaires que l’érosion fit ensuite disparaître.
Certains prétendent que le Mont aurait été déposé par un géant qui parcourait le monde à grands pas ; j’aime imaginer ce personnage de légende, père symbolique improbable, absence d’un père dont j’ignore tout.
Je suis née sur la Terre une nuit sans lune, après avoir longtemps tournoyé dans le vide intersidéral... De quoi être sidérée quand je me suis posée, légère, sur ce rocher.

Des millions d’années se succédèrent et je ne les comptais plus ; je me sentais détachée du temps qui file et s’effile. Poudre d’étoile, rêve en devenir. J’aurais voulu rejoindre ceux que j’aimais... Qui étaient-ils ? Où se cachaient-ils ? N’existaient-ils que dans ma mémoire embrumée ? Et je m’interrogeais sans cesse : qu’avais-je fait pour me retrouver recluse sur cet amas rocheux ? Presque invisible, sans âme qui vive, autre que moi-même.
Il y a 20000 ans, un immense glacier recouvrait le Nord de l’Europe ; le niveau des mers était cent mètres plus bas qu’aujourd’hui. J’aurais aimé parcourir à pied la Manche qui n’existait pas, gagner ce pays qu’on nomme Grande-Bretagne... Hélas, sans forme aucune, j’étais cantonnée à mon rocher et rêvais d’un ailleurs, d’un corps qui prendrait corps, d’une voix qui pourrait siffler comme le vent, chanter à tout moment, ululer dans l’obscurité...
La température augmenta il y a 15000 ans, les glaces fondirent, le niveau de la mer remonta, et ma vie changea peu à peu. Je fixais l’horizon, guettant un signe nouveau qui se produisit enfin. La mer ! La mer vint entourer le Mont. C’était il y a 5000 ans, et j’étais heureuse d’être là. A marée haute, la mer s’avançait à l’intérieur des terres dix kilomètres plus loin qu’elle ne le fait à présent, puis elle se retirait de l’autre côté de l’horizon.
Bercée par ce va-et-vient, je me sentis naître une deuxième fois. Danse monotone et différente à la fois, flux et reflux de la vie, de ma vie que j’avais vécue naguère, des millions d’années auparavant sur une planète éloignée.
Flux et reflux qui rythmaient les saisons, les années, rompaient la grisaille d’un éternel recommencement, m’aidaient à accepter mon reflet d’étincelle.

Les hommes se redressèrent, arpentèrent la Terre et découvrirent le feu. Que la lumière soit, et la lumière fut, sans que Dieu grattât la moindre allumette. Je pus m’identifier aux flammes et croire à une existence palpable. La mienne...
Je me souviens d’un druide, vieil homme édenté, qui venait sur le Mont célébrer Toutatis. Le seul être qui perçut ma présence invisible, le seul qui me parla : « Je sais que tu es là. Il te faudra des pierres pour trouver ton assise. Il te faudra du temps pour changer ton destin. » Il y a 3000 ans déjà, et parfois je perdais l’espoir que cette prophétie se réalise.
Le Mont fut un lieu de culte pour les Celtes, puis les Romains... Vinrent ensuite les Chrétiens. Le Mont n’était plus vide, je m’y sentais moins seule. Benoît le simple me donna forme : une cabane en bois, un abri de fortune, lorsqu’Aubert, l’évêque d’Avranches, fit construire la première chapelle dédiée à Saint Michel. Faite de bois, je pouvais virevolter sur mon rocher ; je suivais les travaux, à l’affût des mots prononcés, du fourmillement auquel je n’étais pas habituée.
Deux siècles plus tard, une autre chapelle vint remplacer celle d’Aubert, Notre-Dame-sous-terre qui existe encore. Elle n’était pas enfouie dans la roche et servirait de fondations aux futures constructions.

Les flammes brûlèrent mes murs de bois et me réduisirent en cendres que le vent emporta. C’est alors que Galéran le bossu s’installa sur le Mont. Galéran le tailleur de pierres qui les transporta une à une malgré son dos déformé et me fixa définitivement là où je suis toujours.
Le Mont était devenu un lieu de pèlerinage ; je regrettais parfois la solitude des premiers temps. Mais le refrain de la mer était mon souffle, ma respiration, et je m’y ressourçais.
Bercée par le flux et le reflux. Non loin des remparts, construits pendant la guerre de cent ans. Le flux et le reflux, caresse sur le sable...

Tant de Montois et de visiteurs se sont succédé entre mes murs ; j’en ai aimé certains et détesté d’autres ; quelques-uns m’ont parlé comme à une amie de longue date, se sont confiés à moi sans que je puisse leur répondre...
Je repense souvent à la prophétie du vieux druide. Viendra-t-il un jour se poser à mes côtés sous la forme d’une étincelle semblable à celle que je fus ? Je l’espère.
Le temps file et s’effile...
Le flux et le reflux me bercent encore... J’ai trouvé mon assise grâce à Galéran le bossu, mais quand changerai-je enfin mon destin ?




ROSES À SAVOURER ("fait maison")
photo de l'auteure... et de la cuisinière




25- ROSE
Ann Rocard



Rose cuisinait ses roses, teintées de betteraves et parfumées d’herbes qu’elle récoltait dans les dunes. Elle les offrait aux Miquelots inconnus qu’elle aurait voulu connaître mais qui ne faisaient que passer.
Elle cultivait ses roses pâles, son jardin secret, recoin miniature à l’abri des vents qui balayaient le Mont. Ses fleurs lui confiaient leurs symboles cachés et lui contaient leur histoire : l’églantier des temps anciens, la reine des fleurs de l’Antiquité, les roses du roi Childebert, le Jardin des Roses, jardin de la contemplation de Saadi de Chiraz... Elle aimait les imaginer murmurer sur le mur.
Ses fleurs parlaient d’amour comme le troubadour qui ignorait tout des langues d’oc, mais avait choisi ce surnom chantant. Oliver, l’homme aux yeux pers qui se prétendait poète, mais reprenait souvent à son compte les mots de Ronsard : « Il n’est plus belle rose qui ne devienne gratte-cul. »
Il était arrivé un soir, sans crier gare. Ne trouvant aucune chambre libre, il avait frappé à sa porte. Il arrivait de Rhodes, l’Île des Roses, et elle crut à un signe du destin.
Elle aurait dû se méfier, cesser de voir la vie en rose et de croire à un monde sans épines. Elle l’accueillit à bras ouverts, à cœur ouvert. Mais le poète ne tarda pas à sortir ses griffes. Piquantes, bien acérées. Oliver, le troubadour des volées de bois vert, dont les yeux pers se voilèrent. Puis sans le moindre regret, le prédateur envoya Rose sur ses roses, quitta le Mont pour ne plus revenir.
Le cœur égratigné, elle se réfugia dans son jardin secret, son recoin miniature, et respira longtemps le parfum de ses fleurs. Ce jour-là, ses roses pâles, si pâles, devinrent rouge sang et le restèrent.






LE SOUFFLE DES DRAGONS - Ann Rocard - 2015
Terre noire très difficile à prendre en photo (photo à refaire)
Chez Justine Hiroz (Suisse)




26- DOUBLE INTÉRIEUR
Ann Rocard




Michou ouvrit les yeux, l’air béat et la bouche empâtée.
« Chérie, j’ai fait un rêve.
— Articule... ronchonna sa compagne, réveillée en sursaut.
— J’ai fait un rêve. L’archange Saint Michel m’est apparu en songe et m’a dit : “Construis une église en mon honneur sur le Mont Tombe”. Je suis tombé des nues sans le moindre vêtement. Et j’ai soudain compris...
— Compris quoi ?
— Je suis la réincarnation de Saint Aubert, l’évêque d’Avranches qui vécut au 8ème siècle.
— Mon pauvre vieux... Rappelle-toi ce qu’il lui est arrivé à Aubert l’incrédule ! Comme il se méfiait de la signification du même rêve que le tien, — et on le comprend ! — l’archange a dû s’y reprendre à trois fois pour le convaincre. Trois nuits de suite ! Et la troisième fois, il lui a perforé le crâne du bout de l’index. »
Michou approuva du chef avec sérieux :
« Voilà pourquoi j’ai des migraines.
— Tu plaisantes ?
— Non, Josette. Et tout s’éclaire. »
Content de découvrir l’origine lointaine de ses maux de tête, il alluma la lampe de chevet.
« Michou, qu’est-ce que tu fais ? Il est quatre heures du matin.
— Saint Michel m’a confié une mission.
— Arrête ton cirque, soupira sa compagne qui plongea la tête sous son oreiller. Laisse-moi dormir et fais-en autant. »

Michel Gofar, dit Michou, remercia le ciel et surtout l’archange de lui avoir envoyé un tel signe. En tout autre lieu, cela ne se serait pas produit. Il avait eu une idée de génie : venir fêter leur 20ème anniversaire de mariage au Mont-Saint-Michel dans cette petite maison qui ne payait pas de mine mais se louait fort cher. Vingt bougies, c’était l’occasion de casser la tirelire !
Il claqua des doigts : oui, tout était clair ! Aubert, son double intérieur, lui avait sûrement conseillé cette destination !

Josette et lui n’étaient jamais venus en Normandie, région présumée pluvieuse ne les tentait guère. Pourtant, vu le nombre de visiteurs qui s’agglutinaient chaque année sur le Mont-Saint-Michel, ça valait sans doute le coup ! En effet, un vrai coup de foudre ! Ils étaient retombés amoureux l’un de l’autre, après plusieurs années de friction... et tombés conjointement amoureux de ce Mont, moins fréquenté en plein hiver.
Le vent était glacial, pas la moindre goutte de pluie ni l’ombre d’un nuage depuis leur arrivée ; et le soleil teintait d’orangé le sable mouillé à marée basse et dansait à la surface de l’eau quelques heures plus tard.
En fait, Michou n’aimait pas la mer, lui le montagnard pure souche. Hélas, en tant que réincarnation d’Aubert, il faudrait bien qu’il s’y fasse. Apprivoiser cette grande masse d’eau salée, qui passait son temps à monter et descendre, ne serait pas une mince affaire.

Il s’habilla chaudement et souleva l’oreiller de Josette :
« Chérie, je t’emmène faire un tour.
— Au septième ciel ? bredouilla sa compagne qui rêvait de retourner au plus vite dans les bras musclés de Morphée.
— Ce que tu peux être terre-à-terre ! Ce n’est pas tous les jours qu’on fête nos vingt ans de mariage. Soyons fous ! Je t’emmène sur les remparts compter les étoiles.
— Compter les étoiles à quatre heures du matin ? Décidément, il est grand temps que tu retournes voir ton docteur Freud.
— Oui, acquiesça Michou. Il interprétera mon rêve avec brio et m’aidera à vivre ma double personnalité aubertienne.
— Aubertienne, c’est cela. »
Quand son mari divaguait, Josette préférait prendre la tangente, ne pas le contrarier et se contenter d’approuver par un simple C’est cela ! L’effet était immédiat.
« Alors, chérie, on y va ? »

Après vingt ans de vie commune, compter les étoiles par moins dix degrés à quatre heures du matin ? Josette hésita un instant... Pourquoi pas ? Ça lui rappellerait leurs ébats au sommet des montagnes, en plein été quand il gelait à peine.
Elle quitta la couette et le valeureux Morphée, enfila sa tenue de ski, — elle avait tout prévu : on ne sait jamais ce qu’il peut vous arriver en Normandie, à l’autre bout de la France ! —, puis elle suivit Michou qui soliloquait.
« Aubert, si tu savais combien je suis heureux de nos retrouvailles. Je me sens un peu sanctifié moi aussi. La sainteté, c’est contagieux, tu ne peux pas le nier. Saint Michel nous a réunis.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je me suis toujours demandé pourquoi mes parents m’avaient appelé Michel. Cette nuit, la réponse est évidente. Je porte un prénom prédestiné depuis ma naissance. Aaah, l’extase !
— C’est cela. »
Un prénom prédestiné ! Michou n’oublierait pas d’aborder le sujet avec Freud quand il le verrait. Le docteur Freud, son psy, moins connu que son homonyme, mais aussi compétent d’après ses patients qui le confondaient parfois avec Dieu.

Sur les remparts, les Gofar se réchauffèrent mutuellement, comme au bon vieux temps. Il faisait un froid de canard, très humide et pénétrant.
Le ciel valait le détour. Lune absente et des milliards d’étoiles à vous donner le tournis. Michou pointa soudain l’espace du doigt :
« Regarde ! La constellation du dragon. Il entoure la petite Ourse. Là, sa tête qui se dirige vers Véga de la Lyre. Tu la vois ?
— Non. Comment tu sais ça, toi ?
— L’instinct, Josette ! L’instinct ! Ou bien c’est mon double intérieur qui parle à ma place. Il s’y connaissait en étoiles, Aubert. C’était un expert du firmament !
— Firmament. C’est cela. »
Michou haussa les épaules. Il sentait confusément que Josette ne le prenait pas au sérieux. Seul le docteur Freud prêtait attention à ses propos, les épluchait, les analysait, les réduisait en purée onéreuse mais facile à digérer. Cependant la présence de sa femme le rassurait, son C’est cela... était un peu le Hum, hum... du bon docteur.

Josette contre son épaule, il fixa la constellation du dragon. Sorte de long serpent ailé, symbolisant le mal pour les Chrétiens. Saint Michel apparut alors, une étoile filante à la main en guise de lance, et il terrassa l’animal mythique. Michou entendit Aubert applaudir et s’exclamer : « Félicitations, Michel ! Tu gagnes à tous les coups ! Je peux t’appeler Michou ? »
Non ! Michel Gofar eut un sursaut de rébellion. Non ! Il n’était plus d’accord. Pour lui, le dragon n’était pas un symbole du mal. D’ailleurs où se trouvait la limite entre le bien et le mal, surtout en plein ciel ?
Il se sentait perdu sans les interprétations lumineuses du docteur Freud. Perdu et envahi par un double intérieur dont il refusait tout à coup la présence. La rébellion gagnait du terrain. Plus question de se laisser dicter ses intimes convictions par un intrus qu’il soit saint, évêque ou pas !
« Ça va ? » s’inquiéta Josette.
Non, ça n’allait pas du tout. Il était en train de faire fausse route. Quand il était enfant, il était fasciné par les dragons des contes asiatiques, animaux fabuleux, dangereux et puissants, mais rarement destructeurs. La constellation du dragon était à leur image, elle ne concernait ni Saint Michel ni sa lance. Michou sortit un mouchoir de sa poche ; une quinte de toux lui permit d’expectorer Aubert, son crâne troué et toute velléité de double ultérieur.
« Ça va ? insista Josette.
— Chérie, je viens de me débarrasser de l’évêque.
— Ah ? Tu dois te sentir deux fois plus léger. De plus, ça te fera faire des économies de psy quand on rentrera chez nous. On pourra même se repayer un nouveau voyage.
— C’est cela », conclut Michou avant que sa compagne ne prononce le mot de la fin.
Là-haut, le dragon cligna de l’œil et l’ombre de Saint Michel retourna se percher en haut de son clocher.



LES PIERRES DE CHAUSEY



DÈS L'AUBE - Ann Rocard - 2015
grand format
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur un fond monté sur châssis.




27- LES PIERRES DE CHAUSEY
Ann Rocard




Le gris domine alentour : gris perle du ciel, gris vert très pâle de la mer ; le gris ne porte en lui aucune tristesse, simplement de la douceur, une caresse imprégnée de nuages lunaires.

Mathieu et son cousin Malo naviguaient vers le Mont. Un puits central, sous la coque de l’embarcation, leur permettait de haler les blocs de granit que les carriers extrayaient à Chausey*.
A marée haute, ils utilisaient un treuil et les blocs étaient fixés à l’aide d’aussières. La petite barque parcourait alors la trentaine de kilomètres qui séparait le Mont-Saint-Michel des îles Chausey, allers-retours au fil des marées, allers-retours toujours renouvelés.
Les blocs seraient déchargés au pied du Mont, puis déplacés sur des rouleaux. Les scieurs les débiteraient suivant les dimensions données par le maître-appareilleur. La ruche bourdonnait et l’église en construction commençait à se dresser vers le ciel, érigée à 80 mètres de haut ; rien n’était trop beau pour vénérer l’archange.

Le gris domine alentour. Mathieu se tient debout sur la petite barque ; il ne quitte pas l’horizon des yeux, le Mont l’appelle et là-bas, Aurélie le guette, son enfant sur la hanche droite.
Ce matin, tout est gris mais son cœur est soleil. Il passe ses journées à naviguer entre les îles Chausey et le Mont-Saint-Michel, ne rêvant que des bras d’Aurélie, la petite Jeanne suspendue à son sein. Symbiose parfaite de trois êtres dans leur maison de pierre que la seule présence de la jeune femme enlumine, illumine...


Le Mont était semblable à une ruche où des centaines d’abeilles travaillaient jour après jour. Charpentiers, forgerons-taillandiers, couvreurs, maçons... Tant de corps de métier pour mieux se rapprocher du ciel.
Les bâtiments s’élevaient peu à peu, les maisons prenaient vie. Et les moines chantaient et priaient. Toutes les prières de Mathieu le bienheureux s’envolaient vers Aurélie ; son corps était à l’ouvrage, sa tête planait ailleurs.

Quand il atteint le Mont, Malo et d’autres l’aident à décharger les blocs. Mathieu ne voit plus rien, rien que la silhouette d’Aurélie, leur bébé sur la hanche, Aurélie dont il dessine le sourire à travers la brume.
Soudain la peur l’étreint ; le voilà qui court vers leur maison, oubliant le présent, le passé... ne ressentant qu’un vide immense dans lequel il tournoie pour l’éternité.
Il pousse la porte de la maison déserte, la vérité lui saute au visage, le griffe sauvagement. Il s’assoit devant l’âtre, la tête entre les mains. Sans larmes car la mer les lui a volées depuis longtemps. La vérité le brise chaque jour un peu plus. Et il attend, meurtri, le soir où il pourra enfin rejoindre sa femme et son enfant en ce lieu inconnu dont il doute parfois.
Alentour tout est gris, gris noir, gris de nuit, gris où l’espoir n’est plus qu’une estampe perdue.



* En 1022, le duc Richard II offrit à l'abbaye du Mont-Saint-Michel les îles Chausey où se trouvent d'importantes réserves de granit. Cet archipel devint une grande carrière à partir de 1050.




...




28- ORA ET LABORA
Ann Rocard




Bernard était un des famuli* au service des moines de l’abbaye. Certains familiers vivaient dans le monastère ; lui habitait avec sa famille dans une maison du village. Il déplaçait le mobilier et les livres, à la demande des moines, travail qui lui plaisait depuis qu’il s’était blessé en transportant les pierres ; il aimait par-dessus tout observer Robert et Tristan dans le scriptorium.
Robert, le moine copiste aux doigts décharnés et Tristan l’enlumineur. Tous deux respiraient la paix, vivaient pleinement les préceptes de Saint Benoît.
Ora et labora* ! Dans le silence de la pièce, si froide et humide en hiver... Ora et labora ! Debout, des heures durant à la lumière du jour, des chandelles de cire ou des lampes à huile, les moines créaient tout en se rapprochant de Dieu de mot en mot, d’illustration en enluminure. Les pinceaux, les plumes d’oie et les calames grattaient, caressaient, dansaient sur les parchemins...
Bernard suivait leur danse des yeux, s’imaginant artiste à sa manière ; il aurait tant voulu savoir lire et écrire la langue latine, mélanger les pigments de couleur avec de la colle animale, esquisser et colorier, mais la vie en avait décidé autrement. Et pour rien au monde, il aurait pu imaginer une existence sans Héloïse, sa princesse aux yeux verts, ni leurs nombreux enfants. Ora et labora ! disaient les moines Tristan et Robert. Ora et labora ! Il fallait bien nourrir les siens, même s’il n’avait que peu de temps pour prier, Dieu ne lui en voudrait pas si Dieu était bon comme on le prétendait.

La nuit était tombée depuis longtemps quand Robert murmura, en mal de confidences :
« La bibliothèque de notre abbaye est exceptionnelle. » Bernard acquiesça, il n’en avait jamais vu d’autres et n’en verrait jamais. « Les ouvrages qui me passionnent le plus sont ceux qui concernent la grammaire, la rhétorique, la dialectique et les sciences exactes : l’astronomie, la musique, l’arithmétique, la médecine... Mais gardez ça pour vous, on pourrait me traiter de mécréant. Chut, on nous regarde. Retournez à votre travail. »
Grammaire, rhétorique, dialectique, astronomie, musique, arithmétique, médecine... Bernard se laissa entraîner par la valse des mots, surtout ceux dont il ne comprenait pas la signification. Tous ces livres ne concernaient pas seulement la Bible, la messe et la vie des Saints ! Ce fut une révélation.

De retour chez lui, il embrassa sa femme ; les enfants dormaient déjà, blottis les uns contre les autres. Après avoir soupé, il s’assit devant l’âtre ; les mots poursuivaient leur valse au cœur des flammes. Il prit un couteau, un morceau de bois flotté qu’il avait trouvé au pied du Mont et se mit à graver.
Une lettre comme il avait vu Tristan le faire tant de fois dans le scriptorium. Le M de Mont, de Michel, de Mer... M, j’aime, tu aimes, qui aime ? Une lettrine qui contenait en elle tous les Mots et le Monde. Enluminure aux couleurs imaginaires que lui seul percevait.
Héloïse s’appuya contre son dos, l’enlaça pleine de douceur, et sourit :
« Tant de bleu et tant d’or. Ajoute peut-être une pointe de rouge quand vient l’aurore... »
Bernard se retourna et plongea dans le regard vert dont il ne se lasserait jamais. Il n’était pas le seul à percevoir l’invisible dans ce bout de bois mort. L’amour donnait des ailes, disait le vieil adage. Non, l’amour permettait de partager les rêves, de toucher l’impalpable, d’écouter l’air du temps, de voir le soleil se lever au cœur de la nuit, de cueillir les beautés de la vie.


* Famuli : Familiers au service des moines.
* Ora et labora : Prie et travaille.






DUO SUR LES BRANCHES - Ann Rocard - céramique 2015
chez Nathalie Dupont




29- DIRE NON À LA FOLIE
Ann Rocard



Elle avait fui la guerre, la violence et l’horreur, après avoir perdu ses enfants, sa famille. Pourquoi avait-elle survécu ? Pourquoi elle qui ne souhaitait que rejoindre les siens ? Colette en voulait à Dieu, en voulait au diable, en devenait sacrilège, la rage au cœur, les poings serrés, prise dans un tourbillon vide et sans fin.
La guerre la poursuivait car le monde était fou. La haine de l’autre, de l’étranger, coulait dans les veines des soldats assoiffés de sang. Elle avait parcouru des sentiers décharnés, traversé des régions où les ruisseaux de larmes se mêlaient aux rivières. La guerre régnait en maître avec quelques tyrans entraînant derrière eux des troupeaux de moutons qui se voilaient la face, croyaient n’importe qui, croyaient n’importe quoi. Les autres, les milliers d’autres fuyaient comme elle le long des routes et la vie en déroute.

Sa fuite l’avait menée vers une petite maison qui l’avait recueillie tel un oiseau blessé. Un havre de paix loin des cris et des pleurs. Une maison pleine d’attention, de tendresse... si tant est que des blocs de granit pussent en être capables. Tant d’êtres sur la Terre avaient des cœurs de pierre... Cette maison les surpassait de loin ; elle émanait de paix et de bienveillance.
Colette s’appuyait, dos au mur, pour ressentir les vibrations des roches sombres. Cette maison vivait, cette maison portait en elle un espoir, une étincelle venue d’ailleurs.

Les seigneurs de la guerre avaient pris d’autres lieux pour cibles. Les saigneurs détruisaient tout sur leur passage, mais ils s’étaient éloignés pour un temps du pays où Colette avait trouvé refuge. Vingt ans déjà... Vingt ans, c’était si peu pour panser ses blessures, si long pour retrouver les siens.
La mort tant réclamée se faisait attendre, ricanait sur le seuil sans jamais entrer, et les années s’écoulaient au gré des marées.


Deux oiseaux de passage se posent sur les branches, Colette les aperçoit par la fenêtre ouverte. Le printemps sans mot dire s’éloigne à l’horizon et l’été, feu follet, virevolte un moment.
Elle est assise, un recueil de Baudelaire à la main, elle ne recherche pas les paradis artificiels ; sa vie simple lui suffit, elle s’enivre d’un rien, de rêves, d’amitié, de questions sur la vie, sur le monde et tous ces inconnus qu’elle ne connaît pas. Elle s’enivre d’un rien, d’un pétale emporté, de ciels toujours changeants, de la mer qui fredonne. Elle essaie d’oublier.
Deux oiseaux de passage se posent sur les branches, ils ont tant à se dire ; elle écoute, attentive. Deux oiseaux bleus sur un ciel sans nuage. Ils viennent de très loin, par-delà les frontières qui n’ont rien à défendre. Ils ont vu tant de drames, se sentant dérisoires, incapables d’aider, même de soulager. Démunis devant tant de souffrance et de mort, ils ont fini par fuir eux aussi et par se réfugier sur ce Mont isolé.

Colette ne sait que faire, si ce n’est partager tout ce qu’ils ont vécu, les écouter narrer la vie qu’ils ont menée, leur offrir l’eau qui chante , les fruits tout en couleurs et l’espoir d’un futur qui serait différent. Oui, différent pour eux, mais d’autres sont restés là-bas dans ces pays où règne la tourmente.
Elle ferme les yeux, écorchée, inutile. Car que pourrait-elle faire en ce monde en furie ?
« Témoigner, dit l’oiseau, le moins blessé des deux. Parle, écris et raconte ce que nous avons vu, que nous avons vécu, car chacun doit savoir et doit prendre conscience du malheur de tant d’êtres, des humains, des oiseaux, de nombreux animaux. Dans le silence que tu écoutes, n’as-tu pas distingué leurs voix, leurs appels déchirants ? »

Elle saisit son plumier. S’enivrer d’un rien n’est pas le lot de tous, il est temps d’agir à son humble façon. Témoigner, raconter ce qu’elle a vécu, ce que toutes les victimes subissent, ce que ces deux oiseaux ont vu, même si ses mots ne sont qu’une goutte d’eau de plus dans l’océan.
Témoigner pour lutter contre quelques tyrans, fous de dieu ou des hommes. Témoigner, refuser le règne de la peur. Arrêtons de fuir, tentons de faire face ! Nous sommes si nombreux à vouloir redresser la tête, supprimer l’indicible... La colère est en elle ; la colère ou la volonté de tout change enfin ?

Colette croit alors percevoir un murmure glissant entre les pierres des murs :
« La lumière est en toi, laisse-la rayonner, car la lumière éclaire le monde et lui permet d’avancer pas à pas vers une humanité, une unité entre les êtres. Si lentement, trop lentement. Mais à l’échelle du temps, tout vous paraît si lent. »
La colère aussitôt se calme, la tempête s’éloigne. Témoigner en douceur, sans se laisser emporter par la violence qu’elle souhaite combattre, tel est le but qu’elle veut se fixer.
Les paradis ne sont plus artificiels, il faut ouvrir les yeux sans se laisser porter par des drogues factices. Il est temps de dire non à la folie. Et oui à la vie.





DERRIÈRE LES APPARENCES - Ann Rocard - 2015




30- GRAND-PÈRE-SOLEIL
Ann Rocard



Sarah s’était éteinte après une longue maladie. Sa nièce Yvette était la seule qui eut un peu de temps libre pour venir vider la maison du Mont avant qu’elle ne fut mise en vente, petite maison où Sarah s’était retirée, loin des montagnes du Jura, après une vie trépidante.
Yvette était arrivée la semaine précédente, pensant accomplir sa mission rapidement, puis profiter de cet endroit où elle n’était jamais venue. Cette vieille maison comprenait une pièce principale dont le coin cuisine faisait face à la cheminée, une minuscule salle de douche et une chambre sous les combles. Rien de compliqué. Peu de meubles, juste une quantité d’objets hétéroclites, collectés au fil des ans et des voyages.
Dans une malle, des albums, une série d’albums de photos qu’elle avait mis de côté et dans lesquels elle s’immergea.

Les souvenirs renaissaient l’un après l’autre, telles les bulles à la surface de l’étang. Les racines s’entremêlaient sous terre. Visages connus ou inconnus... Villes et paysages...
Sarah avait peu fréquenté son oncle Robert dont seuls trois portraits étaient collés sur les pages de papier noir. Elle n’avait même pas noté son nom au crayon blanc comme elle l’avait fait pour bien d’autres.
Le grand-père Robert. Yvette le reconnut aussitôt ; elle pensait souvent à lui et à son visage illuminé. Aujourd’hui, elle avait envie de lui parler, de lui dire combien il avait compté pour elle, mais les mots ne franchissaient pas ses lèvres qu’un léger tremblement agitait. Alors elle sortit un carnet de son sac et un feutre bleu pâle de la couleur des yeux de cet homme qu’elle avait aimé.

C’est pour toi que j’écris, toi qui as marqué ma vie, toi qui es encore présent dans ma tête et mon cœur, alors que tu t’es endormi il y a bien longtemps. Papy, mon grand-père-soleil.


Il aurait pu être un personnage de conte : le bon roi à la couronne invisible, le mage sage et sans barbe. Sur les côtés de la tête, des cheveux blancs de neige — Miroir, ô mon miroir, tu étais le plus bel homme du pays ! — et le crâne lisse comme un œuf. Le visage rond, tout sourire. Les yeux pâles et rieurs cernés de rides, rayons de soleil tracés à la plume.

Papy gai comme un pinson... et des pinsons, là-bas dans le Jura, il y en avait au-dessus du ravin. Ils venaient picorer les graines de tournesol dans les maisons de bois miniatures que tu avais construites.
J’aimais dessiner tous ces oiseaux, sauf le corbeau — le voleur qui jouait les tyrans et que tu pourchassais. Tu m’avais appris à les reconnaître : le gros-bec, la sitelle se déplaçant la tête en bas le long des troncs, le verdier, la mésange, le merle dont tu savais imiter le cri, le rouge-gorge téméraire qui s’aventurait toujours plus près...
J’aimais les dessiner et les dessine encore, oiseaux en liberté qu’aucune grille n’enserre. Libres comme l’air... Quelle expression étrange, n’est-ce pas ? L’air est-il plus libre que l’eau qui finit par rejoindre la mer, sa mère ? Plus libre que le feu qui finit par mourir... mourir à petit feu ? Plus libre que la terre, le sable, les rochers ?
Oui, je sais, je m’égare. Tu es libre de rire, d’aller et venir dans l’univers qui est le tien. Libre et heureux. Mes mots sont de papier, mais je tiens à te dire que tu fus le soleil de mon enfance et mon adolescence.



Au-dehors la pluie chantait sur les pavés. Dans la maison aux pierres sombres, tout n’était que lumière.

Yvette sourit et ferma les yeux. Comme si c’était hier, son grand-père-soleil dessinait des chapelets d’escargots sur les amarres d’un bateau, prêts à s’embarquer pour un long voyage... Et il lui racontait les aventures d’Ulysse, sa coquille sur le dos.

Tu étais notre magicien, pour ma cousine, mon frère et moi. Ta baguette avait la forme d’un crayon, tes mots celle des colombes qui s’envolaient d’un haut-de-forme inexistant. Tu étais notre clown-magicien sans nez rouge ni maquillage, car tu aimais rire d’un rire silencieux, tes yeux se plissaient, tes joues s’arrondissaient, et ce rire nous portait plus haut que les nuages.
Un clown-magicien ne peut mourir. Un tour de passe-passe et te revoilà, conteur infatigable, assis devant l’âtre.


Emue, Yvette se tourna vers la cheminée, sentant la présence du vieil homme, tel qu’il était à la fin de sa vie. Cependant son corps était sans âge à présent ; seul son visage était le même qu’autrefois. Son rire muet égrenait quelques notes à l’orée du silence.

Notre magicien aux doigts de fée ! Te souviens-tu du théâtre de marionnettes en bois, au pied du sapin un matin de Noël ? Tu l’avais fabriqué pour mon frère et moi, dessinant les décors en contreplaqué qui furent autant de déclencheurs d’imaginaire ? Le palais indien, la grotte où la sorcière se retrancherait, la forêt symbolique, la salle du château qui permettrait au roi crapaud de reprendre forme humaine...
J’avais 9 ou 10 ans et me mis à écrire. Grâce à toi. Tu me laissas utiliser ta vieille machine et j’inventai des saynètes pour nos spectacles que nous présenterions des années durant avec mon frère. Oui, grâce à toi, ma passion pour l’écriture et les marionnettes avait vu le jour — j’entends ton rire tintinnabuler car tu trouves cette formule mal choisie ; à toi de m’en suggérer une autre, magique de préférence !
Il y eut les saynètes et les aventures d’Azertyuiop, reprenant la première ligne du clavier, textes que je n’ai pas conservés. Comment aurais-je pu deviner qu’un jour mes doigts n’arrêteraient pas de sautiller de A à Z, et que j’en ferai mon métier ? Que beaucoup plus tard, Azertyuiop serait encore l’un de mes personnages préférés ?



Yvette revoyait aussi l’atelier dans la cave qui fleurait la pomme et la prunelle, cet atelier où elle avait le droit de bricoler, encouragée par son grand-père qui lui avait offert quelques outils, une petite scie, un marteau... et lui enseignait l’art d’assembler des fils électriques, une pile et une mini-ampoule. Ailleurs, ses minuscules créations n’étaient que bêtifiages ; dans l’atelier secret, elles fleurissaient en toute confiance.
Mais avant d’atteindre l’atelier, il fallait échapper à la machine infernale qui fut la cause de nombreux cauchemars, cette chaudière qui se mettait en route sans crier gare dans un bruit de tonnerre et que son frère et elle imaginaient vivante, monstrueuse, prête à les suivre dans l’escalier et les avaler sans autre forme de procès.

Ta maison, si différente de celles que je connaissais alors. Parfois je grimpais discrètement jusqu’au grenier, tiraillée entre les livres dont je picorais des passages et les dentelles anciennes auxquelles les crochets minuscules étaient encore suspendus.
Ta maison était bien sûr celle d’un magicien ; comment aurait-il pu en être autrement ? J’y ai passé un trimestre merveilleux pendant que ma famille emménageait dans un quartier où la construction de l’école n’était pas achevée. Trois mois à explorer le ravin qui sentait la terre mouillée, le poulailler où l’on allait ramasser les œufs, la grande volière, la rivière tout en bas... A suivre le dégel de la glace dans le chaudron de sorcière tout au fond du jardin, tisser les fougères en forme de couronnes, rouler dans les jonquilles le long des pentes, reconnaître le vol des buses et la tête triangulaire des vipères...



Tant d’événements lui revenaient en mémoire. Le grand-père Robert savait s’émerveiller comme un enfant et il lui avait transmis cette qualité. Un grand enfant qui prenait plaisir à décorer le sapin, cacher les œufs peints dans le jardin, s’amuser d’un rien, siffler comme un merle.

Toi, le magicien des montagnes qui pédalais par monts et par vaux, tu restais calme ; c’est du moins l’image que je conserve de toi. Calme et réjoui.
A 83 ans, tu as déposé ton vélo et ta paire de skis, mais conservé jusqu’à la fin humour et rires tout en caresses. Et puis, un après-midi, tu t’es endormi pour ta sieste dans ton fauteuil, près du balcon aux oiseaux. Tu as fermé les yeux et ne les as plus rouverts. Sans souffrir, le sourire aux lèvres et au coin des yeux.


Cependant Robert n’avait pas que des facettes lumineuses... Sans penser à mal, sans le vouloir, il n’avait pas toujours été parfait. Qui l’est d’ailleurs ? Mais ce côté sombre, Yvette ne l’avait découvert que plus tard, beaucoup plus tard... et l’avait évacué pour ne garder qu’une seule image de son grand-père-soleil. Calme et rieur.

Elle referma l’album, se tourna vers la cheminée. Le rire carillonnait ; elle le cueillit du bout des doigts, le glissa dans sa poche et quitta la maison. Sa mission était terminée. Elle ne repartait pas seule ; un magicien l’accompagnait.





LES CLEFS DU PASSÉ - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Lucile Ankslevitch




31- IL N'EN VOULUT PAS.
Ann Rocard



Le 27 mai 1154, il rendit l’âme à Dieu qui n’en voulut pas. Une âme noire et sournoise, sentant le souffre et la charogne. Et il fut condamné à vivre éternellement sur le Mont, sauf si... Mais avec des si, on mettrait Paris en bouteille, Lutèce en amphore et le Mont-Saint-Michel dans un bocal de verre qu’il suffirait d’agiter pour que tombe la neige en plein été.
On le surnommait Pa, personne et quelqu’un à la fois. Pa au teint pâle dont le regard gris vous transperçait telle une flèche empoisonnée.
Il aurait pu avoir une enfance malheureuse, être un enfant trouvé sur le seuil d’une église, avoir été battu, malaimé, maltraité. Mais il n’en était rien ; cet enfant de l’amour qui avait tant reçu ne savait rien donner.
Sa mère, la Jeannette en était morte de chagrin, le jour où Pa était revenu seul de la pêche, son père s’étant noyé, et que Pa ricanant avait avoué l’avoir poussé et en avoir éprouvé une joie intense. La Jeannette emporta le secret dans la tombe et le fils continua à vivre sans le moindre remords, accumulant délits et crimes impunis au fil des années.

Le 27 mai, la vieillesse le rattrapa enfin ; il avait cru pouvoir lui échapper, mais il se prit le pied dans une pierre et chuta ; sa tête heurta le sol et le sang ruissela, du sang noir comme son âme.
Les passants le crurent mort tandis que sa vie défilait sous ses paupières fermées, son père le suppliait de l’aider à remonter à bord de la barque, la Jeannette le fixait d’un air désespéré ; il voyait dans les yeux de toutes ses victimes son image, son reflet qui leur faisait horreur et dont il était fier.
Il était temps pour Pa de franchir le pas, de plonger en enfer, lui qui avait rêvé d’être forgeron mais n’avait jamais su maîtriser le feu. Voleur avait été son lot, détrousseur de grands chemins, lorgnant les pèlerins solitaires avant de s’en prendre à eux.
Il n’avait plus la force de vivre de la sorte, il était temps de glisser de l’autre côté ; on prétendait que Dieu pouvait tout pardonner, Pa marmonna trois mots de regret, faisant semblant d’y croire. Mais Dieu n’était pas dupe, il lui tourna le dos, laissant le vieil homme condamné à errer sur la Terre pendant des millénaires.

Ce jour-là, les moines de l’abbaye élirent à l’unanimité Robert de Torigny qui serait l’un des plus prestigieux abbés du Mont-Saint-Michel. Pa ne s’en souciait guère, on lui raconterait les multiples constructions, l’infirmerie et l’hôtellerie, les deux tours carrées contre la façade de l’église, la chute de l’une d’elles qui s’écroula peu après...
Impotent depuis son accident, il vivait reclus, remisé dans un coin près de la cheminée, car il avait dû accueillir Louise pour s’occuper de lui et de la maison ; il leur fallait loger les pèlerins de passage, ce qui leur permettait à tous deux de manger à leur faim.
Les pèlerins venaient de loin, toujours plus nombreux, car le Mont avait acquis une immense renommée grâce au nouvel abbé. Les princes et les seigneurs normands s’y rendaient régulièrement en pèlerinage ; les souverains s’y succédaient, Henri II Plantagenêt, Louis VII le roi de France. Louise avait toujours quelque chose à raconter :
« Les deux rois se sont réconciliés, le jour de la fête de Saint Clément. C’est l’Archange qui a tout fait, eux ils ont juste suivi ses conseils, si vous voyez ce que je veux dire... »
Pa se bouchait les oreilles pour ne pas l’écouter couiner. Mais la Louise à la voix perchée le harcelait et il ne pouvait lui échapper.

Quand Louise fut trop âgée, Marie la remplaça au pied levé. Une jeunette moqueuse qui le laissait végéter, lui parlant à peine. Puis ce fut Aliénor qui n’avait pas toute sa tête, sa fille Bérénice, Guillemette, Mathilde et bien d’autres... On s’étonnait que le vieux soit toujours en vie, un maléfice sans doute ou une punition infligée par l’Archange. On s’étonnait parfois, mais on oubliait vite le vieil homme grabataire, couché sur sa paillasse.

Les années s’écoulaient au ralenti ; la nuit, Pa gémissait :
« Seigneur, tu ne peux pas me faire çà, viens me chercher. Tu vois bien que je commence à prier, à regretter la vie que j’ai menée. »
Dieu faisait la sourde oreille.
Pa avait invoqué l’Archange plus d’une fois pour qu’il intercède auprès du roi du ciel. Pa finissait par croire que Dieu n’existait pas. Alors pourquoi ne mourait-il pas ? Pourquoi à marée haute entendait-il le ressac sans jamais distinguer la mer ? Pourquoi revivre en boucle une vie de tourmente, revoir tous les visages de tant de suppliciés, jour après jour, inlassablement...

Quelques siècles plus tard, un pèlerin vint s’asseoir à côté du vieil homme, il se pencha vers lui. Sa voix était légère, sans reproche :
« On te nomme Pa, m’a-t-on dit. » Le vieil homme approuva d’un signe, il y avait si longtemps qu’il ne parlait plus car personne ne se souciait de lui. « On raconte que tu vivais déjà du temps du grand abbé, Robert de Torigny. Certains t’ont cru sorcier, ils ont tenté de t’empoisonner, mais tu es toujours là, souffreteux, abandonné. »
Les flammes de l’âtre éclairèrent le profil du visiteur, nez droit, joues amaigries et le menton pointé vers l’avant, comme...
« Tu ressembles à mon père, articula le vieil homme avec difficulté.
— Je ressemble à tous ceux que tu aurais pu aimer, fit le pèlerin. Tous ceux que tu as croisés sur ta route et dont tu revois sans cesse les visages horrifiés. »

Pa aurait pu sentir l’angoisse lui nouer le ventre ; non, un grand calme le submergeait. Il était sur la barque, son père penché vers ses filets. Aucune crainte, une immense confiance en cet inconnu qui lui parlait enfin. Comment lui dire qu’il était prêt à tout recommencer ?
« Je sais, souffla simplement le pèlerin. Je lis dans les regards comme d’autres déchiffrent les lignes de la main. T’es-tu déjà demandé quelle est la finalité de la vie humaine ? Le bonheur est-il un but ultime ? Et comment peut-on être heureux si l’autre ne l’est pas ? »
Pa ne comprenait pas les questions du visiteur, mais ses mots, le souffle de sa voix le berçaient, telles les vagues. D’un côté, de l’autre...
Il aurait pu être différent. D’un côté, de l’autre...
Il pourrait être différent.

Il se tient sur la barque. Son père perd l’équilibre... Pa se précipite, le saisit par le bras, le serre contre lui. Il ne veut pas le perdre, il ne veut plus rien perdre, il veut vivre autrement.
Son père a l’air surpris ; le fils est si peu tendre d’habitude. Le fils prend mais ne donne pas. Pourtant aujourd’hui, le fils n’est plus le même... Ah, si la Jeannette pouvait voir ça ! Elle en pleurerait de joie pour la première fois.
Le père se frotte les yeux, croyant à une hallucination. Mais le fils le regarde, un sourire dans les prunelles et sur le bord des lèvres :
« Tout le monde peut changer, moi le premier... »





PASSEMENTERIE EN QUÊTE DE VÉRITÉ - Ann Rocard - 2015




32- L’ART DU FAUX-SEMBLANT
Ann Rocard




Ils avaient emménagé dans la petite maison, inquiète de l’arrivée d’un tel couple bancal.
Le Mensonge et la Vérité. Mic et Véro. Ils ignoraient tous deux l’être profond qui leur faisait face, projetant sur l’autre ce qu’il était lui-même.
Véro, pensait Mic, interprétait avec brio plusieurs personnages, influençait son entourage par la magie du langage et des mimiques, en jouant les naïves, et il l’en admirait d’autant plus.
Véro croyait Mic incapable de proférer la moindre parole inexacte. Quand il se gargarisait de mots vides, jonglait avec les clichés et la langue de bois, elle concluait intérieurement qu’il est humain de se tromper.
Etonnée, elle fixait souvent les fleurs dépérissant devant la porte. Comment imaginer que le mensonge est une mauvaise herbe qui envahit plates-bandes et jardins intérieurs ? Mic avait parfois au bord des lèvres un sourire malsain qu’elle ne comprenait pas, un rictus passager dont elle préférait nier l’existence. Signe avant-coureur de tant d’années douloureuses, signe qu’elle avait refusé de voir. Dès le départ.
Elle se voilait la face malgré les messages silencieux que lui envoyait la maison :
« Le mensonge ressemble aux pissenlits, fleurs jaunes pareilles aux soleils, dont les racines pénètrent profondément dans la terre et se l’approprient, éloignant toute autre plante. Le mensonge est un songe destructeur, sournois et vicieux. Il s’empare d’un être, en devient le maître... Commence alors pour celui-ci une vie de faux-semblants, de manipulation, de détournements permanents. »

Depuis quand les maisons avaient-elles leur mot à dire ? Véro chassait le doute d’un mouvement d’épaules ; si quelques notes sonnaient faux dans la mélodie du bonheur, elle en était sans doute responsable. D’ailleurs, comment Mic aurait-il pu mentir sans jamais se tromper ?

Il était hypermnésique. Tout simplement. Il n’oubliait jamais rien, se souvenait de tout ce qu’il avait inventé, faussé, modifié. Ses fabulations étaient telles qu’il les assimilait et les faisaient siennes. Il transformait ainsi le passé et le présent, et y croyait.

La maison observait tristement le couple en déroute. Ses conseils étaient inutiles :
« Ce qu’on attend de l’autre, c’est d’être vrai. On a besoin d’avoir confiance en lui, de ne pas remettre en question tout acte, tout échange. Le mensonge contient l’intention de tromper, il faut l’admettre, ne pas l’oublier. Et quand tel est le cas, il faut savoir partir. »
Véro n’y prêtait pas attention. Les années passant, l’art du faux-semblant l’avait privée de ses repères. Où se situait la limite entre le vrai et le faux ? Qui croire et pas croire ? Autant de questions sans réponses. Elle se sentait perdue. Sans identité.

Mentir, c’est tromper l’autre. Mic n’en était même plus conscient, il refusait cette interprétation, il vivait le mensonge, il était le mensonge. Sûr de son bon droit, ne regrettant rien. Un artiste ! Et quel artiste ! Quand il déformait sciemment la vérité, c’était pour protéger l’autre, ne pas le faire souffrir — prétendait-il — alors qu’il ne faisait que se protéger, lui, et agir pour sa propre satisfaction.
Il en était arrivé peu à peu à inverser toute notion, affirmant que le sel était sucré et le sucre salé, niant la moindre évidence, surtout quand Véro était concernée. Avec un tel pouvoir de persuasion qu’elle pensait qu’il avait raison, que son propre cerveau se délitait, qu’elle était incapable d’analyse, de logique, de réflexion.
« Toute vérité n’est pas bonne à dire, assenait Mic quand Véro tentait vaguement de réagir. Regarde-toi, tu es vieille et moche ! Ah, tu vois bien, ça ne te fait pas plaisir. J’aurais mieux fait de te mentir et de susurrer : “Tu es si jeune et si belle”, en pensant le contraire. Pour une fois, j’ai été sincère, tu constates le résultat ? »
Véro se tourna vers le miroir et ne se reconnut pas. Qui était cette jolie femme en larmes ? Sa propre image n’existait plus.
Il lui sembla entendre une voix intérieure, lointaine, très lointaine :
« Ce n’est pas ce que disent ceux qui t’apprécient. Ne l’écoute pas ! »
Mais elle l’écoutait. Elle n’écoutait que lui.

Tout d’abord, elle avait tenté de protester quand il affirmait d’une voix mielleuse :
« Véro, les gens ne t’aiment pas, tu n’intéresses personne.
— Mais si, les gens m’aiment bien, j’ai beaucoup d’amis...
— Tu te trompes, ils font semblant de t’estimer. Les gens ne t’aiment pas, je te le dis en toute gentillesse. »
Au fil des années, la voix de Mic l’avait hypnotisée ; elle était devenue inapte à penser par elle-même, persuadée qu’elle avait tort... Il l’avait coupée du monde ; elle s’était retranchée dans un univers où elle avait sans cesse l’impression de se noyer. Son cercueil flottait sur la mer et s’éloignait...
« Arrête, Véro, de faire cette tête d’enterrement ! Essaie de réfléchir ne serait-ce qu’un petit peu. Franchement, tu n’es pas intelligente, c’est pour ton bien que je te le dis. »
Après avoir parlé pendant plus d’une heure, Mic tapotait sa montre et ajoutait : « Bon, tu as trois minutes pour t’exprimer. Vas-y. » Véro baissait la tête, muette. « Tu n’as jamais su communiquer. Tu n’arrives même pas à ouvrir la bouche. A cause de toi, nous allons droit dans le mur. Tu as gâché ma vie. »
Ce soir-là, la porte claqua en guise de conclusion.

Après ce départ fracassant, Véro se recroquevilla sur le sol, petit oiseau blessé. A quoi bon survivre... La mélodie du bonheur avait déraillé il y avait si longtemps. Elle devait voir la vérité en face, elle était la Vérité. Elle avait forcément une part de responsabilité dans cet engrenage grinçant. Pourquoi se mentir ? La vie avait été une sinusoïde, faite de rares vagues ensoleillées et de gouffres qui se répétaient. Elle s’était accrochée à l’écume, se persuadant qu’un jour tout finirait par s’arranger. Les vagues ensoleillées avaient fini par disparaître, laissant place à l’abîme.
Elle se releva lentement, prête à quitter le Mont, traverser la baie et se laisser piéger par la marée.
Dans le miroir, l’image de celle qu’elle avait été lui fit signe. Un regard lumineux où brillaient la bienveillance, la compassion. « Une autre vie t’attend », semblait-elle murmurer.
Véro prit un sac, y glissa les quelques objets auxquels elle tenait, caressa le mur de cette maison qu’elle aimait mais qui lui rappellerait trop de larmes versées. « C’est bien. Il faut partir. Si tu ne le fais pas aujourd’hui, tu n’en auras plus jamais le courage. Tu as raison, tu ne peux pas te tromper. Tu es la vérité. »
Elle sortit dans la ruelle sans se retourner. L’art du faux-semblant se disloqua tel un miroir fissuré. Les étoiles s’allumèrent une à une, poudre d’écume, regain d’espoir. Une page se tournait.





LUNES DE CIEL - 25 x 25 - Ann Rocard - 2015
photo à refaire




33- LUNE DE MIEL EN PLEINE CANICULE
Ann Rocard



Malgré le thermomètre qui battait tous les records, des centaines de touristes envahissaient les ruelles du Mont-Saint-Michel, sans se préoccuper de la chaleur accablante... ou presque.

ELLE : Je me demande si c’était vraiment une bonne idée de louer cette petite maison au Mont-Saint-Michel...
LUI : Pour notre lune de miel, quel lieu extraordinaire.
ELLE : Oui, mais on aurait dû choisir une autre date.
LUI : On ne pouvait pas prévoir l’arrivée de la canicule. Au fait, Canicule est l’autre nom de l’étoile Sirius.
ELLE : Ça ne fait pas baisser le thermomètre.
LUI : Chérie, fais un petit effort. Je ne te demande pas la lune.
ELLE : Tu m’agaces avec tes expressions toutes faites.
LUI : Pas toutes faites ! Elles ont une origine, une vie passionnante. Par exemple, au XVIème siècle, Rabelais écrivait déjà...
ELLE : Le pot de culture-confiture est de retour !
LUI : Qui ? La confiture ou Rabelais ?
ELLE : Tes expressions ! Alors, Rabelais, du balai !
LUI : C’est ma passion, tu le sais bien. Mon dico des expressions, je m’endors avec lui tous les soirs.
ELLE : Tu ferais mieux de t’endormir avec moi.
LUI : Je plaisante ! C’est mon livre de chevet.
ELLE : Un vrai somnifère, vu la vitesse à laquelle tu sombres dans le sommeil. Ffff... Quelle chaleur !
LUI : Hum...
ELLE : Tu es dans la lune, chéri.
LUI : Tu crois ?
ELLE : Tu es ailleurs.
LUI : Je pensais à toi, à nous.
ELLE : C’est moi cette face réjouie sur laquelle Armstrong a posé le pied ? Au fait, ton cousin a téléphoné.
LUI : Lequel ?
ELLE : Ton préféré. Armstrong. Pas le spationaute ni le jazzman.
LUI : Luc joue aussi du jazz.
ELLE : Question niveau, on fait mieux.
LUI : S’il te plaît, je n’aime pas quand tu te moques de Luc. Je te rappelle, chérie, que nous vivons notre lune de miel.
ELLE : Parce qu’on a signé un papier devant un maire amer, pas ravi de voir des convoleurs...
LUI : Convoleurs ?
ELLE : Un couple pas tout jeune qui convole pour simplifier les paperasses.
LUI : Oui, mais quand même...
ELLE : Je sais que tu en rêvais depuis longtemps. Alors, heureux ?
LUI : Oui.
ELLE : Ta demande en mariage avec la bague et toultouti, c’était un peu ringard, admets-le. Mais tu as tenté l’impossible, tu as pris la lune avec les dents, comme dirait ton grand copain.
LUI : Rabelais ! Ah, tu vois que tu l’aimes bien. Il n’empêche que le coup de la bague a porté ses fruits.
ELLE : Pas faux. De plus, lune de miel au Mont-Saint-Michel dont tu me parlais depuis...
LUI : Des lustres.
ELLE : Lustres, lampadaires ou autres. Et on se retrouve ici, bagués comme des oiseaux qu’on suit à la trace. Tu comptes faire la même chose avec moi ?
LUI : Mais, non.
ELLE : Arrête de faire cette tête d’ahuri ; on dirait que tu tombes de la lune.
LUI : Toi aussi, tu les utilises mes expressions toutes faites.
ELLE : Quand ça m’arrange...
LUI : Exact.
ELLE : ... Et que j’en tire profit.
LUI : Faire son miel d’une lune de miel, ce n’est pas banal.
ELLE : Hein ?
LUI : Rien.
ELLE : Le mariage est un drôle de piège...
LUI : Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
ELLE : On se promet monts et merveilles, Mont-Saint-Michel et toultouti. On prend un engagement sans savoir ce que seront les lendemains...
LUI : Qui chantent.
ELLE : ... Qui déchantent souvent.
LUI : Ce que tu peux être pessimiste, chérie.
ELLE : On se complète. Tu vois le verre à moitié plein et moi à moitié vide.
LUI : Si on allait prendre un verre ? Cet endroit a l’air sympa.
ELLE : Je croyais que tu voulais acheter des souvenirs pour la famille et les amis. On commence par prendre le verre ou on farfouille dans les boutiques ?
LUI : Comme tu préfères.
ELLE : On se débarrasse des souvenirs en premier, malgré la chaleur et la cohue. En tout cas...
LUI : Oui ?
ELLE : En ce concerne le mariage...
LUI : ... Tu ne me promets pas la lune ? J’ai bien compris, mais je reste confiant. On a de nombreuses années d’expérience derrière nous. Ça ne s’est pas trop mal passé.
ELLE : La bague au doigt, c’est stressant.
LUI : S’il n’y a que ça, tu n’es pas obligée de la porter. Oh, regarde ce cadre ! Luc adorerait.
ELLE : Armstrong ? Il ne reste plus le moindre centimètre carré inoccupé sur ses murs.
LUI : Alors cette statuette de Saint Michel ?
ELLE : Prends plutôt cet objet hautement symbolique.
LUI : Symbolique, le mot est bien choisi. Un Mont-Saint-Michel miniature.
ELLE : De quoi rêver en période de canicule ! Tu le secoues et les flocons tourbillonnent. Ah, j’ai déjà moins chaud.
LUI : Le Mont-Saint-Michel sous la neige ? Ça ne doit pas être fréquent.
ELLE : Justement, c’est un cadeau original ! Il y a même un croissant de lune au-dessus de l’abbaye, comme s’il nous faisait un clin d’œil. La lune de miel dans la tempête ! Même pas besoin de la décrocher ! C’est charmant, non ?
LUI : Charmant et symbolique. Si tu le dis, chérie. Qu’est-ce qu’on choisit pour les autres ?
ELLE : Idem. Ne t’inquiète pas pour notre porte-monnaie, je vais négocier. On va nous faire un prix de gros.

Elle fit tourbillonner les flocons et ajouta avec un clin d’œil :
ELLE : Alors, heureux ?




Photo de l'auteure




34- TÊTE DANS LES NUAGES
Ann Rocard




La fin du siècle approchait. La flèche réalisée par Victor Petigrand s’élevait à présent au sommet du Mont-Saint-Michel. Pointée vers le ciel, rapprochant les hommes de l’indicible.
Les Montois s’étaient réunis, nez levés, car aujourd’hui, 6 août 1897, on fixait l’Archange de Frémiet. Certains ronchonnaient : « A quoi ça sert ? », et d’autres rétorquaient : « Il paraît qu’il y avait une flèche au Moyen Age, et une autre plus tard avec une statue dorée de Saint-Michel tout en haut... »

Léna ne les écoutait pas, le regard tourné vers les nuages qui avaient tant à dire. Elle interprétait leurs découpes, grisée par les rayons qui fusaient vers le sable humide, et elle s’enivrait d’absolu...


J’ai brodé les nuages de fleurs imperceptibles. Elles ont perlé le ciel par-delà l’infini.
C’était comme un appel, et tu l’as entendu. Tu es venu de loin et je te sens présent.
Dans l’éclat de lumière qui perce les nuées, tu es là, tu fredonnes un refrain suranné, et ton cœur sans détour sait battre la mesure.

J’ai brodé les nuages sans comprendre pourquoi la rosée s’interroge lorsque revient l’été. Les saisons sans surprises, la vie recommencée.
Puis un matin nouveau, un souffle différent qui s’éveille soudain.
Et j’ai levé les yeux, tu étais enfin là, venu d’un autre monde où la vie prend son sens, où la mort n’a pour nom qu’un des nombreux passages.
Un au-delà si proche sans ligne d’horizon.

Tête dans les nuages, j’ai ressenti une onde qui m’emportait là-haut, je me suis crue oiseau.
Le vent s’est fait sourires. J’ai retrouvé celui que tu étais vraiment, un frère, parfois un père, ami inséparable ou peut-être un amant.
Nos rêves sont liés depuis la nuit des temps.
Nous sommes les deux pôles d’un même être de lune.
Doubles, complémentaires ; deux destins parallèles qui se croisent parfois mais ne se quittent pas.
Et nous portons en nous le passé, l’avenir, le présent séparé par les nuages épars.
Ta voix est de silence, et tes mots de cristal sont la danse sylphide d’un rayon de soleil. Tu es pareil au chant des ombres sur le ciel.

J’ai brodé les nuages, et les sentiers abrupts n’avaient plus d’importance.
Nos chemins de nouveau suivaient la même voie.



Au sommet de la flèche, l’Archange satisfait surplombait la baie. Les nuages l’enveloppèrent, mais il ne put percevoir la présence qui s’y trouvait.
Léna, sereine, rassembla ses enfants, qui couraient en riant dans les ruelles, et se dirigea vers la maison qu’elle aimait tant. Une dernière fois, elle tourna les yeux vers le ciel ; les nuages brodés s’éloignaient déjà.


pour Rodolphe




INTERROGATION - Ann Rocard - 2015




35- LE MONT A TOUJOURS RÉSISTÉ AUX ANGLAIS
Ann Rocard




Allongée sur le canapé, Jeanne dévorait un livre en poussant de petits gloussements.
« Tout va bien, darling ? » s’inquiéta Peter Pig qui n’avait aucun lien de parenté avec le célèbre évêque de Rouen.
« Bien sûr, chéri. Simplement, je m’amuse...
— Why ?
— Pourquoi, là est la question ! Sais-tu pourquoi le Mont a toujours résisté aux Anglais ?
— Je vis ici avec toi, dans cette vieille maison, darling. Je ne résiste pas. Et je suis anglais. »
Jeanne acquiesça, dubitative.
« Caricaturement anglais. Tee time et compagnie.
— I’m not a caricature !
— Arrête de monter sur tes grands chevaux ! Tu es l’exception qui confirme la règle, chéri. »

Le mot exception étant nettement plus approprié que celui de caricature aux yeux de Peter Pig, il redescendit de cheval et plaqua sur son crâne une mèche rebelle qui s’était dressée sous le coup de l’émotion.
Mais il voulait en savoir plus au sujet de cette histoire de Mont et de résistance à la crème anglaise. Jeanne, ravie de piquer la curiosité de son english époux, lui narra, mimes à l’appui, quelques épisodes historiques.
« Tu as vraiment besoin de sauter à pieds joints sur le canapé, darling ?
— En tant que Montoise d’adoption, ma réponse est oui ! »
Pendant la guerre de Cent Ans, les Anglais avaient occupé le rocher de Tombelaine, situé à 3 kilomètres du Mont. Ils délivraient des sauf-conduits aux pèlerins qui se rendaient au Mont-Saint-Michel...
« C’était généreux de leur part, remarqua Peter Pig.
— ... En échange d’argent, chéri !
— Tu es sûr qu’ils étaient anglais ?
— Oui.
— I’m sorry.
— Tu n’y es pour rien.
— Un peu quand même... »
Grâce à la mer nourricière et aux tours de défense construites à la fin du XIVe et des fortifications entreprises au début du siècle suivant... mais aussi grâce aux 119 chevaliers présents, les Anglais ne purent s’emparer du Mont malgré plusieurs tentatives. En 1434, une terrible bataille eut lieu ; les Anglais avaient réussi à faire une brèche dans le rempart et à pénétrer dans la petite ville...
« No ?
— Si ! Heureusement, le capitaine du Mont et ses troupes contrattaquèrent et l’envahisseur prit la fuite ! » fit Jeanne en sautant de plus belle sur le canapé qui commençait à battre de l’aile.
« Me voilà rassuré, soupira Peter Pig.
— Ecoute plutôt ça ! En 1421, le chœur de l’église s’effondra.
— Les Anglais n’y étaient pour rien, darling.
— Ils assiégeaient le Mont. Il fallut attendre la fin de la guerre pour commencer la reconstruction.
— Mes compatriotes ont bon dos. »

C’en était trop ! Peter Pig préféra faire chauffer de l’eau et se préparer une tasse de thé réconfortante.
« Tu en veux aussi, darling ?
— Il n’est pas encore 5 heures...
— Une fois n’est pas coutume, comme dirait ma tante Vicky.
— Tu n’as pas de tante.
— J’aurais pu en avoir une », conclut Peter sur la défensive.

L’allusion aux fortifications l’avait mis en état d’alerte ; Jeanne cherchait la petite bête. Elle n’allait pas tarder à dire « Revenons à nos moutons ! » et à le taquiner sur son nom. S’il avait su autrefois qu’il existait un Pierre Cauchon, évêque et pyromane de surcroît, il aurait pris un pseudonyme.
Il tenta donc une diversion :
« Et les Allemands ?
— Eh bien ?
— Que s’est-il passé pendant la deuxième guerre mondiale ? »
Jeanne replongea dans son livre avant de répondre. De 1940 à 1944, les Allemands avaient occupé le Mont qui n’avait qu’un faible intérêt stratégique. Il devint vite un site touristique pour l’armée allemande.
« Parmi les visiteurs : 325000 militaires allemands ! Incroyable, non ?
— Yes, yes ! » s’empressa d’approuver Peter Pig, dissimulant un sourire satisfait derrière sa tasse de thé.
Diversion réussie. Mais la discussion pouvait encore déraper...
« And now ? ajouta-t-il du bout des lèvres.
— L’afflux continu ! Konnichiwa ! Un vrai déferlement, surtout des Japonais qui adorent ce lieu mythique ! Le Mont ne résiste à personne...
— Really ?
— Même plus aux Anglais. »





MISE EN ABYME - RIEN N'EST FIGÉ... - Ann Rocard - 50 x 50 - 2015




36- MISE EN ABYME
Ann Rocard




Lucie et Gautier venaient d’emménager dans la petite maison. Gautier, qui parlait plusieurs langues, avait obtenu une place de guide pour faire visiter l’abbaye aux nombreux touristes étrangers.
Lucie s’était tout de suite sentie heureuse dans cette maison. Une véritable opportunité : les locataires précédents avaient préféré partir avant les travaux nécessaires, dûs à une grosse fuite d’eau. Le jeune couple, cherchant désespérément un logement, avait alors proposé au propriétaire de refaire nettoyage et peintures, s’il pouvait investir les lieux au plus vite.
Leur fils Colas, âgé d’un peu plus de deux ans, découvrait son nouvel univers, montant et descendant le petit escalier qui permettait d’accéder à la chambre sous le toit. Sa mère le surveillait tout en briquant la maison de fond en comble. Oui, elle était profondément heureuse entre ces murs, protégée comme le deuxième enfant qui dansait dans son ventre. Elle aimait Gautier et se sentait aimée, bercée de tendresse. Elle aimait son petit Colas qui s’émerveillait sans cesse...

Les prédécesseurs avaient laissé quelques meubles dont une armoire normande en merisier. La corniche avait disparu, sans doute supprimée à cause de la hauteur sous plafond.
Lucie sourit, imaginant la jeune fille qui l’avait apportée lors de son mariage, une armoire sans fioritures, sa dot contenant son trousseau, comme si elle-même était arrivée devant monsieur le maire avec une rangée de placards préfabriqués, remplis de housses de couette et de torchons à ne pas mélanger avec les serviettes.
Elle aéra la pièce et s’attaqua aux dernières toiles d’araignée cachées au sommet du meuble qui était peut-être dans cette pièce depuis longtemps si les habitants successifs l’avaient abandonné là où ils l’avaient trouvé en arrivant.

« Maman, maman... »
Apportée par un courant d’air, une feuille tourbillonna devant la cheminée ; Colas la montra du doigt :
« La feuille... la feuille... »
Il la ramassa en gloussant, cerf-volant miniature au parfum d’octobre, tandis que sa mère, juchée sur un escabeau, finissait d’épousseter le dessus de l’armoire.
« La feuille vole, vole, vole !
— Comme un oiseau, mon petit homme, renchérit Lucie. Souffle fort ! Plus fort ! »

La poussière s’était accumulée sur le meuble ; les habitants précédents n’avaient pas eu le courage d’aller l’en déloger. Lucie était pleine d’énergie. Le grand nettoyage d’automne en attendant celui du printemps prochain !
Le tube de l’aspirateur serpenta avec difficulté entre les poutres du plafond et attira quelque chose... Lucie glissa la main pour la dégager ; elle perçut une texture différente sous ses doigts, ce n’était pas du bois... et elle réussit à extraire un petit cahier comme les écoliers en avaient au début du 20e siècle.
Etonnée, elle quitta son perchoir et feuilleta le cahier.
Une écriture fine et penchée vers la droite, un peu difficile à déchiffrer, courait de page en page. L’encre violette avait pâli. Certains mots ne tarderaient pas à disparaître.
Elle ouvrit une page au hasard...



Une feuille s’envole, le fil est à ma porte, je le saisis du bout des doigts, d’un regard embué.
Une feuille s’envole, une feuille où s’écrit le cycle de la vie de nervure en nervure.
Une feuille s’envole, un sentier apparaît. Qui longe ce chemin, jamais ne se retourne ? Le temps... Le temps qui sait que demain est un rêve, une avancée vers soi et vers l’humanité.
Une feuille s’envole, un sentier apparaît, le fil est à ma porte... ma portée de musique comme un refrain majeur ; la clef de sol se trouve là, sur le sol encore gelé par la dernière nuit.
Le fil est à ma porte. Je parle par énigmes, sans chercher à comprendre, je me laisse porter par ce fil invisible pour tenter de saisir ma nature profonde, laisser couler en moi toute cette énergie tel un fleuve qui m’emporte vers une vie intense.
Je n’écris pour personne, Thésée n’existe plus. Mon prénom est Ariane, loin de tout minotaure. J’aime la solitude qui m’en a éloignée. Au cœur du labyrinthe, le monstre est prisonnier, ne pourra jamais plus m’atteindre et me blesser.


Colas grimpa sur les genoux de sa mère, se blottit contre elle, la feuille entre ses doigts.
« Tu es fatigué, mon petit homme, dit Lucie en l’embrassant. Il est l’heure de la sieste. Il est où, ton doudou ?
— Le doudou là-haut.
— Je parie que ton doudou dort déjà. Allez hop, au lit, petit homme ! »
Elle le porta dans la chambre et le coucha dans son lit-parapluie.
« Encore un bisou...
— Trois bisous et dodo ! »
Elle était consciente de la chance qu’elle avait. Gautier, Colas et la crevette qui bougeait en elle. Elle les aimait tant...


Elle regagna la pièce principale et reprit le cahier. Tant pis pour le ménage qui attendrait ! Les mots d’Ariane l’avaient troublée.
Qui était cette Ariane qui avait vécu dans cette maison ? De quel minotaure s’était-elle libérée ? Elle y faisait parfois allusion sans donner de détails. Elle laissait surtout les mots s’évader. Sa vie avait été douloureuse jusqu’à ce que la solitude lui permette de renaître.
Ariane ne parlait pas de son quotidien. Avait-elle une famille, des enfants ? Des amies... Oui, elle disait que l’amitié était aussi douce que le miel et que sans ses amies, elle aurait sombré dans la mer au pied du Mont lors des grandes marées.
Lucie aurait aimé en savoir plus, mais en effet, Ariane parlait par énigmes jusqu’aux dernières pages... ou presque. Là, l’écriture restait la même mais le style changea du tout au tout.



Ma voisine m’a raconté une histoire étonnante. Une histoire — peut-être une légende ? — que lui avait confiée son aïeule. Je la note telle qu’elle me l’a narrée. Ce récit m’a bouleversée.
Dans la maison où je vis s’était installé un couple qui venait de se marier. L’armoire que je cire régulièrement avait été fabriquée à Caen ; elle contenait la dot de la jeune épousée, une certaine Marie-Jeanne. On plaignit rapidement le mari d’avoir une femme aussi triste dont les larmes creusèrent vite des rides sur le visage. Un homme extraordinaire aux dires de tous ! Si charmant, si aimable ! Elle en avait de la chance, la Marie-Jeanne, mais elle n’avait pas l’air de s’en rendre compte ! Elle ne parlait à personne, elle vivait cloîtrée entre les quatre murs. C’est le pauvre homme qui était obligé de rapporter de quoi faire à manger.

Et puis un jour, l’aïeule de la voisine entendit des bruits bizarres. Le mari avait claqué la porte avant de partir pêcher. Elle s’approcha discrètement ; la petite fenêtre était à peine entrouverte. La Marie-Jeanne sanglotait, le crâne en sang.
« Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé ? s’inquiéta l’aïeule. Vous êtes tombée ? »
La jeune femme approuva. Cependant un détail troubla l’aïeule : ces griffures sur les joues, la Marie-Jeanne ne se les était pas faites en tombant sur la tête... Elle tenta de faire avouer la jeune blessée qui s’entêtait, le regard craintif.

Elle n’était pas bête, l’aïeule, et elle comprit le calvaire qu’endurait la Marie-Jeanne et dont personne ne se doutait.
« Il faut partir, ma petite. Il faut quitter ce bonhomme ! »
« Mais non, ça ira mieux le mois prochain avec le retour du printemps », fit la jeune femme, la gorge nouée.
« Ça ne s’arrange jamais ! se fâcha l’aïeule. Les violents restent violents ! Je parie que c’est lui qui t’empêche de sortir d’ici. Lui qu’on admire tant : pauvre héros et victime à la fois ! »
L’aïeule était furieuse. Hélas, rien n’y fit, elle n’obtint pas gain de cause.

Le lendemain, on retrouva la Marie-Jeanne sans vie et son époux versa des larmes de crocodile. L’aïeule voulut faire connaître la vérité, l’homme la menaça et elle préféra se taire. Elle se contenta plus tard, beaucoup plus tard, de confier ce secret à sa petite-fille.


Oui, ce récit m’a bouleversée. Le minotaure était dans la place. Le minotaure avait gagné. Les événements se reproduisent même s’ils diffèrent. Les blessures que j’ai reçues ne portaient pas sur mon corps ou rarement, mais mon âme a tant subi que j’ai failli en mourir. Heureusement, Thésée mon minotaure s'est enfui et j’ai survécu grâce à la solitude et à mes amies.


Lucie referma le cahier. Ses mains tremblaient et elle frissonna. Elle eut l’impression que pour atteindre le bonheur, il fallait vivre plusieurs fois, progresser de vie en vie, apprendre à dire non et refuser d’être enfermée au cœur d’un labyrinthe. Elle remercia intérieurement celles qui l’avaient précédée et lui permettaient d’aimer et d’être aimée.





JAZZ AND GREEN - Ann Rocard - 2015
Chez Michèle et Pierre Lionet
photo à refaire




37- LE PÊCHEUR À PIED
Ann Rocard




Colin était pêcheur à pied. Chaque jour, en fonction des heures de marées, il quittait la petite maison pour aller installer ses nasses dans la baie du Mont-Saint-Michel. Il se méfiait des rivières qui changent de lit et du brouillard qui vous piège sans crier gare. Mais pour rien au monde, il n’aurait abandonné ce métier, la danse des lumières qui coloraient le sable, le ciel et les pierres du Mont, les oiseaux libres comme l’air, libres comme lui.

Dans la famille, on était pêcheurs de père en fils et l’on portait des prénoms de poissons pour perpétrer la tradition. Une lubie lancée par un des aïeux qui avait perdu la tête pendant la Révolution et avait fini sa vie à l’asile.
Colin ronronnait parfois tel un poisson-chat, c’était un rêveur aux yeux de merlan frit ; son père, Loup, un taiseux, muet comme une carpe la plupart du temps. « Pas m’hareng, le vieux Loup de mer ! » se moquaient les copains qui ne dédaignaient pas son calva. « Loup Lassole : tout sauf un musicien ! »
Sa mère dormait au cimetière et Julienne, sa sœur jumelle, était partie à la ville cinq ans plus tôt. Les copains médisants soufflaient parfois le quolibet de morue en prenant soin de ne pas être entendus pour ne pas dire un adieu définitif au calva du père Lassole. Colin n’appréciait guère ces parasites, mais il ne pouvait les mettre à la porte quand ils s’installaient devant la cheminée, car malgré ses 70 ans et son fauteuil roulant, le vieux Loup régnait en maître. Un vrai tyran qui avait épousé tardivement une jeune fille d’Avranches et lui avait rendu la vie impossible. Elle n’avait d’ailleurs pas résisté très longtemps. Dieu ait son âme ! Colin n’en avait que très peu de souvenirs ; elle était pour lui un ange, un oiseau de mer ou une étoile lointaine qui scintillait près de la Grande Ourse.

Quand le pêcheur regagnait la maison, Loup Lassole pointait le menton dans sa direction et grommelait :
« Alors ?
— Pas beaucoup de crevettes, mais deux bars et six mulets, répondait le fils, sourire aux lèvres.
— Ni saumon ni carrelet ? En plus ça te fait rire ? se fâchait le père. Y a pas de quoi ! »
Colin ne prêtait plus attention aux réactions du vieux Loup, même quand il l’engueulait comme du poisson pourri. “Pas m’hareng”, approuvait-il en souriant de plus belle.
« Tu aurais dû être un merlan ! Comme coiffeur, tu aurais été plus utile », poursuivait le père.
Colin haussait les épaules. Les yeux de merlan frit, cela lui suffisait ! Et puis, autant noyer le poisson et parler d’autre chose ! Alors il racontait sa journée, heureux de mettre en mots le vol des oiseaux, les couleurs du sable, le frétillement des poissons et sa chère liberté. Tant pis pour le vieux Loup qui n’en avait que faire !


***



La semaine précédente, Colin avait trouvé son père pétrifié, le regard fixe. Il n’y aurait plus de « Alors ? Ça te fait rire ? Y a pas de quoi ! » Pour la première fois, Loup Lassole était presque m’hareng et Colin ne souriait pas.
Colin avait ressenti à la fois un grand vide et un soulagement. Comme si les remarques blessantes quotidiennes lui avaient permis de se construire, de chercher ailleurs ce qui était beau, d’exister autrement... Ce père ne l’aimait pas, mais il avait été omniprésent. Colin avait guetté en vain un geste d’amour caché, un mot silencieux, un signe d’attachement ou de reconnaissance. Rien. Bizarrement, Colin ne lui en voulait pas ; il avait accepté ce père tel qu’il était.


Hier avait eu lieu l’enterrement ; Colin n’avait pas réussi à joindre sa sœur Julienne dont il ignorait l’adresse. Elle lui manquait depuis qu’elle avait fui le tyran paternel. Il se sentait désemparé malgré la présence de ses amis d’enfance. Vacillant, sans point de repère.

Ce matin, il marchait sur le sable, transportant ses nasses. Le vol des oiseaux n’avait plus de sens, le sable avait perdu ses couleurs, les poissons étaient absents et le mot liberté lui paraissait insignifiant. Libre de continuer à vivre au gré des marées ? Libre comme l’air qui glisse entre les doigts ? La vie ne serait plus comme avant ; le pêcheur ne serait plus sous tutelle, et cela l’inquiétait. En serait-il capable ?

Le front plissé, il installait ses nasses entre les piquets de bois quand une voix le fit sursauter :
« Je peux vous aider ? » Colin se retourna, surpris. « Oh, excusez-moi, je vous ai fait peur.
— Non, tout va bien.
— J’aimerais vraiment vous aider », insista la jeune femme aux yeux nuit et aux cheveux de jais.
Perplexe, Colin en resta bouche bée ; c’était la première fois qu’on lui faisait pareille proposition. Mal à l’aise, il se tortilla comme une anguille, ce qui fit rire la visiteuse :
« Ne craignez rien ! Il n’y a pas anguille sous roche ! » Elle avait un accent de soleil, on aurait cru qu’elle chantait. « Je ne me suis pas présentée, je m’appelle Charlotte comme le gâteau, mais on me surnomme Lotte...
— Comme le poisson », compléta Colin en tendant une nasse à la jeune femme et lui montrant comment procéder.

Elle parlait, parlait, ruisseau qui ne se tarit jamais. Et il l’écoutait, envoûté.
« Et vous ? Je ne sais rien de vous. Votre famille ? Vos amis ? S’il vous plaît, dites-moi tout ! »
Le pêcheur hésita. Sa mère scintilla, invisible, près de la Grande Ourse ; son père se tut, fidèle à lui-même ; Julienne ne réapparut pas ; l’aïeul avait retrouvé sa tête... Colin n’en parla pas. Plus tard peut-être... Mais il raconta ses journées, heureux de mettre en mots le vol des oiseaux, les couleurs du sable, le frétillement des poissons et sa chère liberté.
« Liberté ? s’exclama Lotte. Choix voulu ou imposé ? »
Colin ne s’était jamais posé cette question. Voulu ou imposé ? En lien avec sa vie d’avant, son père omniprésent...
Lotte eut un demi-sourire, le même que lui quand il rêvait en relevant ses nasses, et elle murmura :
« Pourquoi la garder pour vous seul ? La liberté peut se partager... »
Et elle se mit à chanter : la si la sol, là si Lassole, sur le sable do ré !




LES COULEURS DU RIRE - Ann Rocard - 2015




38- HOMMAGE À LA TEURGOULE !
Ann Rocard




Cécile nettoyait le foyer ; Samson, son époux, et leurs trois fils étaient en mer et ne rentreraient que le lendemain. Un parfum de cannelle embaumait la pièce, la teurgoule cuirait toute la nuit à petit feu dans le four à bois.
On frappa à la porte ; Cécile se redressa, surprise ; elle n’attendait personne. De nouveau, trois coups se firent entendre.


CÉCILE : Qui va là, à une heure pareille ?
PIERRE : Trois pèlerins qui cherchent un abri pour la nuit.
MICHEL : Et qui ont grand faim.
L’AUTRE : Trois pèlerins fatigués.
CÉCILE : Il y a de la place ailleurs. La maison est déjà pleine. Passez votre chemin.
MICHEL : Pour une nuit seulement...

Le troisième pèlerin avait un accent bizarre ; ses s sifflaient tels des serpents dans le silence.

L’AUTRE : Le mensonge est un vilain défaut, Cécile. Nous savons que vous êtes seule ce soir. Sans Samson ni ses fils.
PIERRE : Et une irrésistible odeur de teurgoule à la cannelle nous chatouille les narines.

Cécile sursauta, inquiète .

CÉCILE : Comment connaissez-vous mon nom et qui vous a parlé de Samson ?
L’AUTRE : Mon petit doigt osseux, Cécile !
CÉCILE : Garnements ! Ne vous moquez pas d’une pauvre vieille femme !
MICHEL : Vous n’êtes ni pauvre ni vieille.
PIERRE : Et vous cuisinez à merveille. Votre teurgoule paradisiaque — je n’ai pas dit aphrodisiaque — est connue aux quatre coins des mondes. Et plus loin encore...
L’AUTRE : Nous ne vous ferons aucun mal. Vous avez ma parole. Que Saint Michel et Saint Pierre me foudroient sur place, si je ne dis pas la vérité !

Un coup de tonnerre ébranla le Mont ; Cécile recula d’un pas.

CÉCILE : Qu’est-ce que c’était ?
PIERRE : La foudre vient de frapper l’abbaye. Tonnerre de Brest ! s’écrirait l’un de mes amis.
L’AUTRE : Et comme je ne mens jamais, Cécile, je n’ai pas servi de cible.
MICHEL : Ouvrez vite ! Il pleut des hallebardes, nous allons être trempés.

Cécile hésita : et s’il s’agissait de malfrats, de bandits de grand chemin qui ne songeaient qu’à dévaliser la maison et engloutir sa teurgoule...
Le troisième pèlerin éternua alors bruyamment et Cécile entrouvrit la porte.


CÉCILE : Juste une nuit. C’est bien sûr ?
PIERRE : Promis. Et ma promesse est parole d’Evangile, vous pouvez me croire.
MICHEL : Je me présente : Michel. Et voici Pierre.
PIERRE : Pierrot pour les intimes.

Pierre portait une robe de bure ; on aurait dit un moine non tonsuré, un moine à la barbe et aux cheveux blancs. Il avait dans le regard quelque chose de pétillant et sur les lèvres un sourire gourmand.

Michel était un bel homme, élégant, bien vêtu ; il renvoyait sans cesse une mèche rebelle vers l’arrière de son crâne. Il ressemblait vaguement aux images de Saint Michel que Cécile avait vues. Un gentilhomme sans doute dont la bourse était bien remplie et qui laisserait une obole sur la table en s’en allant.

Quant au troisième pèlerin, il était vêtu d’une longue cape sombre, la tête dissimulée sous un large capuchon. Un homme filiforme qui dut se baisser pour franchir le seuil.


CÉCILE : Et comment s’appelle votre ami ?
PIERRE : Il n’a pas de nom.
MICHEL : On ne peut pas tout avoir.
L’AUTRE : Vous pouvez m’appeler “L’Autre”, mais est-ce bien utile, Cécile ?
CÉCILE : Un prénom peut toujours servir. Imaginez un peu ! Je sors dans la rue et je crie « Eho, L’Autre ! »... Tout le monde se retourne.
PIERRE : Pas moi.
MICHEL : Ni moi.
L’AUTRE : ATCHOUM ! Ça y est, j’ai attrapé la mort.

L’Autre éternua plusieurs fois et ses deux compagnons éclatèrent de rire. Cécile les fixa, choquée par un tel manque de compassion.

CÉCILE : Il attrape la mort, et ça vous fait rire ?
PIERRE et MICHEL : Oh, oui... Ah, ah, ah...
PIERRE : Ça lui va comme un gant...
MICHEL : C’est à mourir de rire.

Pierre et Michel gloussèrent de plus belle tandis que L’Autre sortit un mouchoir noir d’une poche invisible.

L’AUTRE : Tous les chemins mènent au rhume. Le Mont-Saint-Michel, c’est pire que Compostelle.
CÉCILE : Je vais vous concocter une tisane de thym, ça vous requinquera.
L’AUTRE : C’est bien la première fois qu’on se préoccupe de ma santé, Cécile. Je vous en suis reconnaissant... mais je préférerais un coup de calva du père Samson, meilleur que celui du père François.
MICHEL : Le meilleur calva du Mont, d’après les connaisseurs.
L’AUTRE : Sans parler des censeurs et des frères sans sœur.
PIERRE : Hum... Je déteste mentir avant le chant du coq — après l’aube, cela me culpabilise beaucoup moins... Hum... Je ne suis pas malade, mais...
CÉCILE : Conclusion, Pierrot ?
PIERRE : Le calva, quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ?

Cécile acquiesça, un sourcil arqué, ce qui était chez elle signe de perplexité. De plus, ces trois pèlerins en savaient un peu trop sur sa vie privée. Prudence !

L’AUTRE : Prudence est mère de vertu.

Cécile en resta bouche bée. Le grand homme filiforme lisait dans les pensées...

L’AUTRE : A moins qu’il ne s’agisse d’une coïncidence... Rassurez-vous, Cécile, je ne suis qu’omniscient.
CÉCILE : Homme quoi ?
L’AUTRE : Homme quoi ? Moi, un homme, elle est bien bonne !

L’Autre eut un rire d’outre-tombe à vous glacer le sang. Abasourdie, Cécile se tourna vers Michel et Pierre qui sirotaient déjà leurs verres de calva.

CÉCILE : Que raconte-t-il donc ? Je n’y comprends goutte. Homme qui quoi ?
MICHEL : Laissez-le philosopher à sa guise. Parlons plutôt gastronomie.
PIERRE : Alors, cette teurgoule, Cécile ?
CÉCILE : Elle cuit.
PIERRE : On pourrait peut-être accélérer la cuisson... Qu’en penses-tu, Michou ?
MICHEL : J’avoue que c’est tentant.
CÉCILE : Sacrilèges ! Accélérer la cuisson de ma teurgoule ? Vous plaisantez ?
PIERRE : Pas du tout, mais alors, pas du tout ! N’est-ce pas, Michou ?

Le beau Michel prit l’air inspiré et déclama, le bras droit levé.

MICHEL : Ecoutez tous la pluie qui frappe les maisons...
Il fait un temps de chien, de cochon, de dragon !
Mais nous ne craignons rien, tel est mon fer de lance !
Les secondes, les heures n’ont pas d'importance.
CÉCILE : Quel est ce charabia ?
L’AUTRE : Oui, le temps qui s’écoule n’a pour nous aucune importance, Cécile, car nous savons jongler avec le temps.
PIERRE : Il nous suffit de claquer des doigts... et le plat de terre se transforme cocotte-minute !
CÉCILE : Une poule à présent ? Quelle poule ?

Les pèlerins se concentrèrent, nez pointés vers le four à bois, et se mirent à onduler, accompagnant leur danse de claquements de doigts.
Puis ils poussèrent un long soupir, écarquillèrent yeux et narines.


MICHEL : Cot cot cot codac... A table !
PIERRE : Le repas est prêt. Vous pouvez vérifier.
L’AUTRE : Et par pitié, chère hôtesse, ne criez pas au miracle !

Cécile plongea une cuillère dans la teurgoule dont la surface avait bruni, juste ce qu’il faut... Une heure à peine avait suffi pour que sa spécialité soit cuite à point. La cuisinière avait le mot “miracle” sur le bout de la langue, mais elle se retint. Il y avait quelque chose de louche dans ces claquements de doigts, ces déhanchements païens qui sentaient le souffre... Elle évacua sa réflexion d’un mouvement de sourcil et sortit le plat du four en se focalisant sur le parfum de cannelle.
Les pèlerins étaient déjà attablés, prêts à savourer.


CÉCILE : N’empêche que je ne comprends pas... Une teurgoule, normalement ça mijote pendant des heures...
MICHEL : On n’allait quand même pas y passer la nuit !
PIERRE : Ça mijote, ça mijote... C’est plus rapide avec notre cocotte.

Cécile servit un grand bol à chacun des visiteurs, guettant leurs réactions. Ils ne disaient plus un mot, savourant chaque bouchée, le granulé et le moelleux du riz, la croûte plus résistante, le lait qui s’était mué en crème...
L’Autre tenait sa cuillère en bois entre ses doigts maigres, le pauvre pèlerin n’avait que la peau sur les os. La cuillère disparaissait toutes les trois secondes sous la capuche. Cécile aurait aimé apercevoir le visage caché tout en le redoutant... Autant ne pas trop insister ! La vie réserve parfois de mauvaises surprises, et la mort aussi.


MICHEL : C’est divin.
PIERRE : Le petit Jésus en culotte de velours, dirait l’un de mes amis. Celui qui connaît beaucoup d’expressions.
L’AUTRE : J’en reprendrais volontiers, s’il vous plaît, Cécile.
PIERRE et MICHEL : Moi, aussi.
CÉCILE : Et Samson ? Et mes fils ? Ils seront furieux en découvrant le plat presque vide !
PIERRE : On n’est plus à un claquement de doigts près, qu’en penses-tu, Michou ?
MICHEL : Evidemment.

L’Autre remplit à nouveau son verre.

L’AUTRE : Sirotez, sirotons tous une dernière lampée pour la route.
CÉCILE : Vous allez même finir le calva ?
L’AUTRE : Pas de souci, Cécile !
MICHEL : Les claquements de doigts serviront aussi pour le flacon de Samson.
L’AUTRE : Les Noces de Cana - bis !
CÉCILE : Cannabis, qu’est-ce donc ?
L’AUTRE : Les Noces - bis ! Les Noces, le retour ! Vous comprenez, Cécile ?
CÉCILE : Non.
PIERRE : Relisez vos classiques !

Pierre se mordit la langue, comprenant sa méprise ; leur charmante hôtesse ne parlait pas latin et déchiffrait à peine quelques mots en français. Mais le calva aidant, il fit vite son mea culpa.
Les pèlerins vidèrent plat et flacon avant de se lever, pleinement satisfaits.


MICHEL : Merci pour votre accueil.
PIERRE : Merci. Dieu vous le rendra au centuple.
L’AUTRE : Ah, si toutes les hôtesses vous ressemblaient, Cécile !
CÉCILE : Vous ne dormez pas ici ?
MICHEL : On nous attend. Une réunion au sommet.
PIERRE : Dommage pour la teurgoule que nous n’emporterons pas au paradis... Quoique... La multiplication des plats, qu’en penserais-tu, Michou ?
MICHEL : Pourquoi pas, Pierrot, pourquoi pas !

L’Autre approuva du capuchon. Le trio se contorsionna trois minutes en claquant des doigts.
Michel souleva le plat de teurgoule, de nouveau rempli à ras bord, l’Autre ouvrit la porte, Pierre pointa de l'index le four à bois, puis agita la main en se léchant les babines... et les pèlerins disparurent dans la nuit.

Cécile voulut les rattraper, crier au voleur... mais une intuition l’en empêcha. Elle se retourna au ralenti, se dirigea vers le four qu’elle entrouvrit : deux plats s’y trouvaient, une délicieuse odeur de cannelle s’en échappait.
Avait-elle rêvé ? Sur la table, verres, cuillères et bols attestaient du contraire.
Elle se versa une goutte de calva et leva son verre en l’honneur des trois visiteurs.


CÉCILE : A la prochaine fois !




RONRONNEMENT IMPERCEPTIBLE - Ann Rocard - 2015
Chez Jennifer et Eckhart Thomä




39-
LE MESSAGE DU CHAT
Ann Rocard




La vieille femme n’avait jamais compté les saisons. Elle les avait égrenées comme les grains d’un chapelet de buis ; elle avait savouré leurs lumières changeantes, leurs parfums de fleurs et leurs saveurs de fruits. Tant de saisons depuis qu’elle était née dans cette petite maison du Mont.
Peu à peu, sa famille était partie vers d’autres régions, d’autres cieux ; elle était restée seule, attendant l’instant où elle aussi prendrait son envol et suivrait la valse des saisons depuis les nuages.

On la disait voyante, parfois un peu sorcière à cause du chat noir qui ne la quittait pas. Quand celui-ci mourait, un autre lui succédait. Noir de jais, noir de nuit. D’après une légende, Diane, la déesse lunaire vivait avant la naissance du monde ; elle aimait Lucifer, le prince des enfers ; pour le séduire, elle se transforma en chat noir et donna naissance à une fille, Aradia. Elle l’envoya sur Terre pour enseigner aux hommes la sorcellerie.

On avait parfois surnommé la vieille femme Aradia, mais elle n’avait rien d’une sorcière. Elle respirait la joie, la bonté ; son visage, tout sourire, redonnait la confiance à ceux qui l’avaient perdue. Elle avait le cœur sur la main et la main sur le cœur.
Les gens venaient la voir espérant qu’elle saurait répondre à leur attente. Souvent, une image s’imposait à elle, une scène passée, un événement à venir... Elle la partageait avec les visiteurs en murmurant toujours un “Je peux me tromper...”, cependant elle ne se trompait jamais.
Elle s’en étonnait, ignorant d’où venait ce don étrange. Autrefois, elle n’avait pas osé en parler ; ses parents l’auraient traitée de folle, son mari et ses enfants aussi. Elle avait révélé ce don quand elle s’était retrouvée seule, sans crainte d’être jugée par ceux qu’elle aimait.

Le soir, assise devant l’âtre dans le fauteuil que son grand-oncle avait rapporté des Amériques, elle se balançait jusqu’à ce que les flammes s’amenuisent et se glissent au cœur des braises. Et elle laissait les mots se transformer en perles pour devenir colliers.



Le chat ronronne, lové en boule sur mes genoux. Un ronronnement doux et lointain.
Le chat ronronne. Un message de paix venu d’un lieu où il vécut il y a si longtemps. Bien avant l’Univers, le chant des galaxies.

Son ronronnement m’enveloppe, léger et vaporeux comme un voile de soie. De soi, de lui, de moi. Le voile des étoiles qui s’éteignent une à une à l’aube des temps nouveaux.

Son ronronnement s’infiltre peu à peu dans mon corps et se transforme en souffle. Je réalise enfin qu’il sert d’intermédiaire, qu’un autre veut s’exprimer pour que je puisse l’entendre et rester à l’écoute :
« J’ai parcouru ce monde, marchant à tes côtés, tu ne t’en souviens plus. Car je suis ta mémoire, l’immensité de l’être, l’espoir de renaissance, l’espoir et la naissance. On me nomme Fala, regarde vers Orion... »

Je ne peux pas comprendre ce que me dit Fala. Ses mots sont trop complexes ; il me faudra du temps pour en saisir le sens. Mais je ressens soudain d’étranges vibrations et les couleurs se muent en bouquets de lumière.

« La fragilité devient force sur le chemin de la sagesse... Quand tu l’auras compris, je viendrai te chercher. »


En caressant le chat qui ronronna de plus belle, la vieille femme ferma les yeux et visualisa Orion dans la nuit de décembre. Alnitak, Alnilham et Mintaka scintillèrent de concert. Bételgeuse éclata d’un rire plus rouge que le sang et Rigel bleuit, tandis que la nébuleuse à la tête de cheval galopait en silence.
Elle avait suivi le chemin de la sagesse et tentait à sa façon de l’offrir en partage. Combien d’années encore ? Elle l’ignorait, tout venait en son temps.
Elle avait été si fragile, un brin d’herbe malmené par le vent, mais elle avait toujours relevé la tête, gravi de nouveau les collines. Au crépuscule de la vieillesse, elle avait trouvé un équilibre entre force et fragilité.

Le rire de Bételgeuse s’interrompit. Le chat se redressa, attentif.
La vieille femme ouvrit les yeux ; l’obscurité avait succédé à la lueur des braises. Et tout se fit lumière, un éclat intérieur. Fala lui prit le bras, l’aida à se lever. Il était temps pour elle de rejoindre les siens. Elle emporta son chat et franchit, soulagée, la porte qui la menait au pays des étoiles, où elle pourrait sans bruit égrener les saisons comme les grains d’un chapelet.





NOTE D'ESPOIR
Photo de l'auteure




40- CANARD DE BARBARIE
Ann Rocard




Les murs de la maison tremblaient encore, la violence avait de nouveau frappé.
Un canard noir panaché de blanc se dandinait devant la porte, semblant ne pas comprendre... On le nommait canard de Barbarie, lui qui n’avait rien d’un barbare, lui qui souriait du regard et jouait avec les enfants.
Couchés dans une mare de sang, son maître et sa famille avaient été la cible d’un homme aux yeux hallucinés qui criait sans relâche les mots vengeance et haine. Il les avait choisis au hasard dans la foule qui cheminait dans la ruelle. Tuer pour tuer, détruire pour détruire, avant de se donner la mort comme on s’offre un présent, persuadé qu’il obtiendrait ainsi les délices du paradis.

Le canard muet se pencha vers son maître, musicien ambulant qui tournait la manivelle de son orgue de Barbarie. Le son de l’orgue s’était tu, la voix rauque du musicien et les rires des enfants ne résonneraient plus.
Miquelots et Montois s’attroupaient, sidérés, bouleversés. Comment ne pas perdre espoir ? Comment réagir sans sombrer dans la terreur ? Serrés les uns contre les autres, ils savaient que de tels actes se perpétreraient, mais ils reprirent confiance. De tous temps, en tous lieux, la violence avait sévi ; mais le monde avançait vers la paix, lentement... les Sages le disaient.

Les passants se recueillirent en silence, croyant au vivre ensemble, à l’avènement de la lumière. Le canard, lui, détourna la tête, submergé par le chagrin. Sur le sable orangé, un arc embrasa le ciel.






DERRIÈRE SE TROUVE LA LUMIÈRE - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur étoffe, cousue sur le sur le tissu vert.




41- LIBERTÉ
Ann Rocard




L’enfant rêvait de franchir les montagnes, de secourir les malheureux, de protéger la plus petite abeille... Mais comment ? Elle n’avait que huit ans. Plutôt frêle, agile et de l’espoir dans les prunelles.

Bérangère courait souvent sur les remparts du Mont et observait les murailles. Là-haut se trouvaient des prisonniers ; les Montois en parlaient sous le manteau : le roi les avait fait emprisonner pour des raisons obscures... Que signifiaient ces mots pamphlet, protestation et lettres de cachet ? L’enfant avait cherché à les comprendre sans obtenir d’explication.



Derrière se trouve la lumière...
Derrière les barreaux, quels qu’ils soient.
Un homme, debout dans un cachot, prisonnier innocent. Privé de liberté pour avoir osé élever la voix au nom de tant d’autres voix.

Durant des mois, il avait essayé d’écarter les barreaux sans y parvenir. Par endroits, les pierres semblaient brisées par le gel du dernier hiver... Il ne put les déplacer ni les émietter...
Il cherchait mille solutions pour s’échapper. Il n’avait pas peur, la peur était inutile. Il ne voulait pas perdre espoir.
Il faisait même appel à son imagination débordante. Se rêvant minuscule pour quitter sa prison ou transformé en oiseau qui s’enfuirait à tire-d’aile... Acrobate, contorsionniste pour se faufiler entre les barreaux, échapper à l’enfermement, recouvrer le sourire.
Impossible.

Il levait alors les yeux, sachant qu’il était peut-être le seul à vivre dans un cachot où ne régnait pas l’obscurité. Cette fenêtre était comme un tableau animé par le ressac et le cri des goélands.

Au-dehors un pan de ciel, un peu de miel dans les nuages et la lumière qui ruisselle telle une source. Douce si douce... Il savait qu’un jour, il s’y abreuverait. Mais quand ?

Derrière les barreaux se trouve la lumière. Limites verticales qui zèbrent l’horizon. Limites infranchissables, limites périssables.
Barreaux de haut en bas, barreaux de bas en haut. Mouvement perpétuel qu’on voudrait tant briser.
Un poète écrira ton nom,
liberté. Avant lui, tant d’autres l’ont déjà fait sur les murs des cachots, les grilles, les barres de fer ou sur leur propre peau.

Et lui, ce prisonnier écrivit
liberté sur le nuage le plus proche, un nuage égaré que le vent avait oublié non loin de la fenêtre.
Le prisonnier n’eut que le temps de tracer quelques lettres avant que le nuage ne s’éloigne. Mais le mot s’y était imprégné, indélébile ; ni l’orage ni la grêle ne pourraient l’effacer.




Un mot sur un nuage...
Au pied du Mont, Bérangère l’aperçut. Surprise, elle interrogea un écrivain public ; elle ne savait pas lire et ne saurait jamais. L’homme aux lunettes rondes ne s’étonnait de rien, il avait tant vécu que pour lui l’incroyable n’existait pas.
« Liberté, dit-il.
— Liberté, qu’est-ce que c’est ? » insista l’enfant.

Patient, l’homme lui expliqua avec des mots simples, des mots à sa portée.
« Les nuages savent écrire ? fit l’enfant. Ils en ont de la chance... »
L’homme, amusé, se prit au jeu ; tous deux imaginèrent des nuages instruits transmettant des messages et glissant sur le ciel. Et cela les fit rire...

Bérangère s’interrompit soudain, songeant aux prisonniers, enfermés là-haut. Et si c’était l’un d’eux qui criait au secours ?


La nuit, à la lueur de la lune, elle quitta la maison où dormaient ses parents, ses frères et la vieille grand-mère sans dents.
Quelques outils en poche, une corde enroulée autour de la taille. Elle fila dans les ruelles, escalada la muraille, agile comme un singe.
Elle aperçut un homme, agrippé aux barreaux d’une fenêtre étroite, un homme au visage pâle qui happait deux trois rayons de lune.
« J’ai vu les lettres sur le nuage, murmura-t-elle, et je suis venue. »

Le prisonnier ne put répondre, privé de langue depuis longtemps. Mais ses yeux savaient parler le langage des enfants, l’espoir se posa sur ses lèvres, il sourit et tout alla très vite... Trop vite peut-être pour y croire vraiment.

Bérangère lui tendit une lame, il descella les barreaux, se glissa dans l’ouverture, amaigri par des mois de cachot. La corde lui permit de descendre en douceur. L’enfant n’en avait pas besoin, habituée à grimper de pierre en pierre, de rocher en rocher.

Oui, tout alla trop vite...
L’espace d’un instant, le prisonnier crut qu’il rêvait et que le réveil serait brutal. Un instant fugace, un pincement au cœur et l’espoir en suspens... Bérangère le regardait, tout heureuse. Elle lui donna le morceau de pain qu’elle avait conservé à la fin du souper :
« Aujourd’hui, un homme m’a expliqué : derrière les barreaux se trouve la lumière, on peut toujours les écarter. Un homme avec des petites lunettes rondes, c’est lui qui a lu le mot liberté. » L’enfant hocha la tête : « Toujours les écarter ? Je ne sais pas. Je n’en suis pas sûre... »

L’autre la remercia d’un geste, puis se fondit dans la nuit.
Bérangère retourna chez elle, personne ne s’était aperçu de son absence. Sombrant dans le sommeil, elle vit danser sous ses paupières les mots liberté, liberté, liberté...


***




Deux siècles et demi plus tard, dans cette même maison, une jeune femme fixe le ciel, accoudée à la fenêtre ouverte. Le mot liberté a si souvent été galvaudé. Cependant...

Cependant elle voudrait tant l’écrire sur les nuages et prononcer le poème d’Eluard :

“Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer
Liberté.”



Et ses pensées s’entrechoquent...
« Que faisons-nous ? Qu'attendons-nous ? Pourquoi nous voilons-nous la face ?
Ce que tu fais ne sert à rien, il faudrait des millions et des millions de gouttes d'eau comme la tienne pour avoir une action quelconque.
Eh bien, que nous soyons des millions et des millions à apporter notre part infime, à murmurer un non — n-o-n —, un non qui d'écho en écho gonflera et aura la force du tonnerre.

On se sent démuni, on ne sait pas quoi faire… Mais le monde a changé. La Toile nous en donne la possibilité. Nous n’avons pas le droit de nous taire.
Surtout ne nous disons pas : “De toute façon ça ne servirait à rien, une voix de plus dans le brouhaha ? Un rien dans l'immensité." Mais ce rien s'ajoute à d'autres riens pour devenir un tout, trouver la force d'exister et d'agir.

Donnons-nous la main, une main virtuelle sans doute au départ, une main qui surfe sur les ondes, ces ondes relient tous les pays du monde.
Donnons-nous la main, sans oublier ceux qui nous ont précédés, ceux qui ont eu le courage de parler et d’écrire :

“Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer
Liberté”... »




***




Au XVIIIe siècle, le Mont-Saint-Michel est surnommé la « Bastille des mers », car le roi de France y exile des prisonniers par lettres de cachet.





PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES - Ann Rocard - 2015
Chez Xenia et Antonin Hiroz (Suisse et Russie)
photo à refaire




42- LES SENTIERS DE LA VIE
Ann Rocard




Les sentiers de la vie glissent au fil du temps.
Ils se croisent un soir, se défont au matin...
La brise au rendez-vous les entraîne plus loin.
Par-delà les frontières, par-delà les rivières
et les sources d’eau vive
qui ne sont plus ruisseaux.

Ils s’arrêtent parfois au cœur d’une maison
qui sait les accueillir, leur offrir un refuge.
Une maison de pierre, une cabane en bois
qui ne demande rien qu’un sourire en retour.

Les sentiers de la vie ont franchi les montagnes,
ils ont longé la mer perlée de coquillages.
Par-delà les frontières, par-delà les saisons,
cycle ininterrompu de rêves épurés.

Certains suivent la voie libre de l’horizon,
sans détours ni regards vers un monde passé.
D’autres vont lentement de méandre en méandre
jusqu’au point de rencontre,
surprise inéluctable.

Les sentiers de la vie ne regrettent jamais
les chemins détournés le long des précipices
car ils ont tant appris, découvrant étonnés
qu’ils pouvaient surmonter épreuves et détresse.
Par-delà les frontières, par-delà les sanglots,
chrysalides d’un jour qui prendront leur envol.

Et quand le dernier soir les attend sur le seuil,
les sentiers de la vie papillonnent des cils
referment leurs paupières...
Par-delà les frontières.





*****************************
Je n'ai pas atteint les 52 nouvelles prévues... mais certains textes du challenge 2016 prendront peut-être leur source dans ce lieu mythique qu'est le Mont-Saint-Michel.
Bonne lecture !


Challenge 2016

et Menteurs en scène








Date de création : 08/01/2015 : 09:59
Dernière modification : 29/05/2016 : 10:17
Catégorie : Nouvelles (adultes-gds ados)
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