Challenge 2022
52 NUANCES DE RIRES
Après une année de poésie en 2021 (Les Poèmes de l'aube), un challenge quotidien associant textes et photographies ou tableaux, un challenge plus léger car hebdomadaire :
des textes courts, radiophoniques et humoristiques, qui peuvent aussi être interprétés par des acteurs solitaires.
J'ai lu certains d'entre eux dans une émission de radio, "A fleur de peau", sur RCF, entre septembre 2021 et juin 2022.
Pour l'instant, je n'ai pas trouvé le temps de prendre les photos pour illustrer les textes (soyez patients ! Je finirai par y arriver).
1- COMMENT NE PAS NOYER LE POISSON
Ann Rocard
Texte écrit après avoir ouvert au hasard mon dictionnaire préféré (Le dictionnaire des Expressions de la langue française, par Alain Rey et Sophie Chantreau) et avoir pêché le mot poisson (le thème de l'émission portant sur la notion de déclencheurs).
Texte lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en septembre 2021.
Pour faire plaisir au petit Merlu, le fils du voisin, je lui ai acheté un ticket de tombola, et jai gagné un poisson rouge. Il navait que la peau sur les arêtes, ça ma émue bien sûr.
Et me voilà dans la rue, un sac transparent à la main, dans lequel Fish-and-Chips nage entre deux eaux. Fish-and-Chips, je trouve que ça lui va bien.
Le boucher me lance en plissant ses yeux de merlan frit : « Alors, vous allez noyer le poisson ? » Sa façon à lui de se moquer des végétariens. Quel goujon, non quel goujat ! Je mets le turbot et méloigne.
Au bar du coin, le lieu pas le poisson évidemment... Vous me direz que le lieu prête à confusion. Bon, vous mavez comprise. Au bistrot du coin, les clients sont serrés comme des sardines. Tous les regards se tournent vers mon poisson voyageur, et cest moi quils prennent pour un pigeon. Il y en a même un avec une raie sur le côté qui sifflote en se frappant la tempe : « Siphonnée du bocal... »
Il na pas tort, cest un lot empoissonné.
En parlant de bocal, il a fallu que jen trouve un pour que Fish-and-Chips puisse faire des ronds dans leau. Il paraît que les poissons rouges adorent les carottes, la salade, les épinards, les petits pois et les courgettes. Jai lu ça sur internet. Ils aiment aussi les aliments carnés. Je lui aurais bien offert un ver au bar, mais le pigeon siphonné du bocal mavait suffi.
Laquarium 1 étoile trône maintenant sur létagère. Fish-and-Chips me fixe de son il glauque, à tel point que je finis par croire quil essaie de me dire quelque chose. Il y a anguille sous roche. Trois bulles courtes, trois bulles longues, trois bulles courtes ! S.O.S. en morse. Jen reste muette comme une carpe. Alors jemprunte lappareil à faire des bulles du petit Merlu... et on commence à communiquer.
Je lui tends une perche : « Cest le thon qui fait la chanson », et il mord à lhameçon. Il laisse éclater des bulles chantantes : « Sole sole sole ! » Une note répétitive, rien à voir avec le poisson-scie si si. Je suis tout ouïe. Et comme disait Raymond Devos, ça me fait « marée ».
Fish-and-Chips a lair heureux comme un poisson dans leau. Mais ce nest quun leurre.
Soudain, il débranche ses branchies, comme sil navait pas lanchois... enfin, le choix. En fait, il déprime, verse des larmes de crocodile. Et le bocal finit par déborder. Fish-and-Chips en profite pour filer à langlaise et je me console en coinçant la bulle. Drôle dhistoire qui finit en queue de poisson.
***
2- MAUVAISE RENCONTRE dans lair du temps
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en octobre 2021 (le thème de l'émission étant la gestion du temps par les créateurs).
Hier, jai vu courir un inconnu avec de longues dents. Une vraie course contre la montre, mais il ne portait aucune montre ni au poignet ni autour du cou.
Je lui ai demandé :
« Que faites-vous ? Un marathon ? »
Il a haussé les épaules et ma répondu :
« Je cours après le temps ; lavez-vous vu passer ? Je dois absolument rattraper le temps perdu. Barbu, ventru, il sappelle Chronos, CH mais il nest pas suisse. »
Montre en main, depuis trente minutes, je navais vu personne, je métais contentée de fixer mon cadran.
« Quest-ce que vous lui voulez à ce monsieur Chronos ? »
Linconnu a fait claquer ses dents :
« Je ne vous ai pas demandé lheure quil était. »
Et jai répliqué :
« Désolée, je naurais pu vous la donner. Cest embêtant, jai perdu la petite aiguille. Cest encore un coup du chat, celui qui ne miaule pas, le chas de laiguille, il faut toujours quil se fasse remarquer. Jai cherché mon aiguille dans la moindre botte de foin. Rien. Mon boulot, cest de remettre les pendules à lheure... Alors vous comprenez, je nai plus de point de repère, moi qui suis réglée comme une horloge. »
« Je compatis », a dit le type qui ne compatissait pas du tout, mais se contentait de prendre du bon temps.
Il a grogné comme pour sexcuser :
« Tout à lheure, je suis arrivé à toute allure, il faut bien que je fasse une pause. Ça vous dérange ? Vous cherchez midi à 14 heures ? »
A ce moment-là, léglise a sonné douze coups, ça ma rassurée, il devait être midi.
Jai regardé linconnu discrètement, quelque chose clochait... Mais quoi ? Javais limpression que jallais passer un mauvais quart dheure.
Soudain il a grimacé :
« Je ne me nourris pas de lair du temps. Je suis chronophage. A midi, cest lheure, à midi une, ce nest plus lheure. »
Jétais horrifiée :
« Vous voulez tuer le temps ? »
« Je suis chronophage. Je me tue à vous le dire », sest énervé le type qui me regardait de travers.
« En plus, vous avez des idées suicidaires. »
Il était temps de trouver une porte de sortie pour ne pas croire ma dernière heure venue. Il ny a pas dheure pour les braves, comme je ne suis pas brave... En deux temps trois mouvements, jai ouvert la première porte qui me tombait sous la main. Cétait celle de Pôle emploi. Il y avait une place à la météo pour faire la pluie et le beau temps. Alors jai changé de métier.
***
3- EXPÉRIENCE EXTRA ET INTRACORPORELLE
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en octobre 2021 (le thème de l'émission étant le rapport au corps).
Cette nuit, jai fait une expérience incroyable. Vous allez me dire : Tu as rêvé ! Je nen suis pas sûre.
Un bruit quelconque mavait sans doute réveillée...
Je me lève telle une somnambule et je vais boire un verre. En voulant me recoucher, je réalise que la place est déjà prise par quelquun qui me ressemble comme deux gouttes deau.
Je me pince, non je ne dors pas. Je la pince, car cest une femme comme moi. Elle dort profondément et se contente de bougonner.
Imaginez mon désarroi !
Jai déjà lu plusieurs livres sur les expériences extracorporelles, étudiées scientifiquement à Genève. Cest pourquoi je conclus de manière efficace : OBE, out of body experience. Il suffit dattendre, je finirai bien par réintégrer mon corps. Quoi que... parfois les protagonistes aient un peu de mal à y retourner.
Ceux qui font ce genre dexpérience parviennent souvent à changer de lieu, singer les passe-muraille... Ça ne me déplairait pas. Jessaie donc de franchir la porte sans y parvenir. Dommage. Il y en a qui frôlent le plafond, en apesanteur, et découvrent par exemple ce qui est caché depuis une dizaine dannées sur le haut de larmoire quon naspire jamais. Moi, je me contente de piétiner sur le parquet.
Etrange. Jai comme des fourmillements dans les pieds et les mains. Je commence à frissonner. Il ne fait pas chaud cette nuit... mais le fait que mon tee-shirt sallonge et sélargisse na rien à voir avec la température ambiante.
Plus dhésitation ! Je me décide et plonge littéralement dans la femme endormie. Enfin dans moi-même. Ce qui est assez exceptionnel, je lavoue.
Plonger en soi-même sans Freud ni Jung. Pas dans son inconscient, non ! Mais dans sa propre chair. A corps perdu, sans se ménager, ni elle ni moi. Je dirais même « ni nous ».
Bruitage battements de cur.
Jen ai la chair de poule, ce nest pas donné à tout le monde de simmerger dans une aorte, sentir battre son cur de lintérieur, avoir foi en son foie, assister à des feux dartifice de neurones en ébullition sans avoir les nerfs en pelote, déclamer en plein dans le mille « Le poumon, le poumon vous dis-je ! »...
De quoi philosopher des heures : qui suis-je ? Où vais-je ? A quoi sers-je ?
Bruitage battements de cur.
Soudain, je tombe sur un os. Et je comprends tout : cette expérience na rien de naturel. Il y a de quoi se faire du mauvais sang, je suis réellement dans le rouge, un liquide poisseux. Je nai vraiment pas de veine ; jai dû être miniaturisée sans même men rendre compte. Ensuite, jai plongé en moi-même sans que personne ne my oblige.
Maintenant comment inverser le processus ?
Je pourrais jouer les Belle au Bois dormant, dormir sur mes deux oreilles en me contentant de la sienne, la gauche qui nest pas posée sur loreiller.
Mais langoisse est trop forte et je pense au film « Dans la tête de John Malkovitch », de quoi ne pas fermer lil de la nuit.
Bruitage battements de cur.
Finalement mes paupières papillonnent... et cest le saut dans linconnu.
Quand je reprends conscience, tout me paraît normal. Mon tee-shirt a retrouvé sa taille initiale. Je me relève au ralenti en soupirant : quel cauchemar !
Mais depuis ce matin, jai limpression dêtre habitée par un être minuscule qui me ressemble comme deux gouttes deau. A part la taille.
Ecoutez ! Ecoutez cette petite voix qui déclame avec candeur : « Le poumon ! Le poumon, vous dis-je ! »
Il va falloir que je my habitue. Il ne me reste plus quà faire contre mauvaise fortune bon cur.
Bruitage battements de cur.
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4- ETRE ÉCRIVAIN, CEST PARFOIS RISQUÉ !
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en novembre 2021 (le thème de l'émission étant le processus créatif bâtir une histoire ).
Ludo Victor mon voisin est écrivain, il bâtit des histoires sans queue ni tête. Les Anglais appellent ça de la Fantasy avec un Y.
Une fois, jai emprunté lun de ses livres de poche à la bibliothèque, et je nai pas dépassé la troisième page.
Une histoire à dormir debout ! Je nai pas besoin de ça pour mécrouler sous la couette, dailleurs je ne prends jamais de somnifères.
A mon avis, monsieur Victor na pas toute sa tête. Son héros est un type venu de nulle part, le crâne presque chauve et la bouche vide, ornée dune canine bien aiguisée ! Vous voyez le tableau ?
Il faut être dingo pour inventer des histoires pareilles ! Non, mais je rêve ! Il na vraiment rien dautre à faire de ses nuits et de ses journées, ce gars-là.
Moi, jai un vrai travail, je construis des maisons.
En ce moment, je profite du week-end pour bâtir un mur entre nos deux jardins parce que je commence à en avoir assez. Je ne sais pas ce quil fabrique, ce Ludo Victor, mais plusieurs fois par semaine, il reçoit du monde bien avant laube.
Japerçois des ombres qui glissent derrière ses pommiers, à côté de ma haie. Et ça gigote, et ça papote. Il y a de quoi minquiéter.
Jai voulu en avoir le cur net. Hier soir, jai mis mon réveil à 4 heures de matin.
Bruitage : sonnerie de réveil.
Me voilà dans le jardin, sur la pointe des pieds, armée dune paire de jumelles infrarouge que jai dégotée dans le grenier de mon père. Dissimulée dans la haie, jattends, loreille aux aguets.
Le voisin a laissé sa fenêtre entrouverte. Dabord, jai cru quil regardait un DVD...
Mais maintenant il se lève, une feuille de papier à la main ; je me rends vite compte quil relit un texte à voix haute. Il imite différents accents, agite les bras avec conviction. Il se prend pour un acteur en pleine répétition.
Et je ressens une étrange impression. Jentends des bruissements, des frôlements dans son jardin, à quelques mètres de moi. Pourtant mes jumelles ne détectent rien. Pas la moindre source de chaleur.
Et tout à coup, un personnage, vêtu dune cape noire, se dresse près de la haie et me regarde droit dans les yeux.
Il na quun cheveu sur le crâne et une seule dent dans la bouche quand il grimace un sourire. Je suis tétanisée.
Pour détendre latmosphère, je fredonne en tremblotant :
« Ya quun cheveu sur la tête à Mathieu, y a quune dent, y a quune dent... »
Mais il minterrompt en me tendant la main aux doigts squelettiques :
« Salut ! » Et il ajoute de sa voix doutre-tombe :
« Ça fait du bien davoir de la visite. Le Ludo, il faut toujours quil recommence à zéro. Toutes les nuits, les mêmes gestes, les mêmes répliques. Cest lassant. »
Jai du mal à déglutir :
« Vous travaillez avec mon voisin, monsieur Victor ?
Je suis lune de créatures. Son héros principal, si vous voyez ce que je veux dire. »
Je ne vois rien du tout. La lune vient juste de disparaître... et je nen mène pas large.
Il insiste lourdement :
« Vous ne pourriez pas me débarrasser de papa Ludo ?
Débarrasser ? Eliminer ? Supprimer ? »
Je navais pas remarqué quil dissimulait une faux derrière son dos. Il la brandit en proposant dun air lugubre :
« Je peux vous la prêter, si nécessaire... »
Ni une ni deux, je prends mes jambes à mon cou et fais demi-tour. Jentends alors le type sécrier :
« Puisque personne ne veut maider, je vais men occuper moi-même. »
Bruitage : sirène de pompiers ou police.
Il nempêche que ce matin, les pompiers et la police envahissent son jardin.
Un écrivain qui perd la tête, ça arrive tous les jours, paraît-il. La Fantasy ne lui a vraiment pas réussi.
Bruitage : gong.
***
5- FROID ? MOI ? JAMAIS !
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en janvier 2022 (le thème de l'émission étant l'hiver, écriture et saisons).
Au détour dun sentier, jai croisé un vieux bonhomme parcheminé, lair complètement givré.
Il sifflotait du bout de ses lèvres gercées : (petit air siffloté « Vive le vent »)
Il tenait à peine sur ses jambes ; pauvre homme, il ne passerait pas lhiver.
Je me suis approchée discrètement et lai observé. Des stalactites dans la barbe, les sourcils blancs en broussaille et un sourire au fond des yeux.
Javais limpression quil grelottait. Pas du tout, il riait sous cape, ce qui entraînait un léger tressaillement de tout son corps.
Pas de houppelande rouge, mais un manteau blanc comme neige, un bonnet de laine tricoté main et une hotte sur le dos.
Intriguée, je lai suivi. Par moments, il sarrêtait, plongeait la main dans sa hotte de façon acrobatique car il avait le bras long, et hop ! il éparpillait une poignée de confettis blancs, légers comme des plumes. Des confettis ? Non... De vrais flocons qui fondaient à peine dans ma paume.
Il poursuivait son chemin comme si de rien nétait, sifflotant toujours le même refrain... quand il glissa soudain sur une plaque de verglas. Jen eus froid dans le dos, il allait se rompre les os.
Je me précipitai pour laider, mais ce ne fut pas nécessaire.
Je minquiétai :
« Etes-vous blessé ? »
Il resta de glace, imperturbable. Le sourire de ses yeux sétait éteint. Il me lança même un drôle de regard, ce qui jeta un froid. Le thermomètre baissa aussitôt de dix degrés.
« Celsius », précisa-t-il comme sil avait lu dans mes pensées.
Jessayai de rompre la glace :
« Vous ne devriez pas vous balader par un temps pareil, monsieur. Vous navez pas froid aux yeux... »
Il minterrompit avant de se remettre à siffloter :
« Froid ? Moi ? Jamais. »
(sifflotement)
Mettez-vous à ma place : je frissonnais, tout ankylosée, congelée jusquà la moelle. Lui, visiblement, il avait la tête chaude sous son bonnet et ne perdait pas son sang-froid.
Je commençais à avoir une petite idée concernant son identité. Ce vieillard défiait le temps qui navait aucune prise sur lui.
Tout à coup, je pointai le ciel du doigt :
« Jai vu passer une hirondelle !
Elle ne fait pas le printemps, grommela-t-il. Y a plus de saison, ma petite dame.
Pourtant vous êtes là. »
Il me fixa, soudain glaçant :
« Et le réchauffement climatique ? Je nen ai peut-être plus pour très longtemps. »
Il saisit quelques confettis et me les offrit en signe dadieu.
Le vent se mit à souffler, un vent plus doux... Les stalactites samenuisaient, les étoiles de givre senvolaient.
Jai cru que le vieil homme avait fondu comme neige au soleil, mais ce nétait quune illusion. Il séloignait simplement en éparpillant des flocons.
Lhiver existait encore ; je lavais rencontré.
(sifflotement "Vive le vent !")
***
6- LA VÉRITÉ EST AU FOND DU PUITS... ET PUIS ?
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en janvier 2022 (le thème de l'émission étant Sincérité, vérité et mensonge).
Toute vérité nest pas bonne à dire, mais je vais quand même vous confier une aventure qui a changé le cours de ma vie.
En face de chez moi, il y avait un terrain plus ou moins abandonné. Là, au pied dun pin se dressait un vieux puits.
Chaque jour quand jouvrais mes volets, je ne voyais que lui. Il mattirait, maimantait depuis des années, semblant susurrer :
« Vas-tu enfin te décider ? La vérité est au fond du puits, dit le proverbe. Tu nas quà venir vérifier. »
Cétait devenu une obsession, mon unique quête pour donner un sens à mon existence.
Mais pourquoi faire une fixette sur un puits centenaire, qui navait sans doute rien à voir avec un puits de science ?
« La vérité sort de la bouche des enfants, me direz-vous. Il y en a sûrement dans votre entourage. »
Alors là, pardon, mais le fils du voisin, le ptit Merlu, ment comme il respire. Ce nest pas étonnant, tel père tel fils. Le papa Merlu est dentiste et lui, il ment comme un arracheur de dents.
Mais revenons à nos moutons.
Ce matin-là, je ne pouvais plus résister, je devais me jeter me jeter à leau. Façon de parler car ce puits était, paraît-il à sec.
Les voisins étaient absents, pas de témoins potentiels.
Je sortis discrètement de chez moi, armée dune longue corde.
Mine de rien, jétais agile. Je grimpai à larbre et fixai la corde à une branche solide. Et je me laissai glisser lentement vers le centre de la Terre.
Nallez pas croire quil ny a que la vérité qui blesse... car je mégratignai les genoux en atterrissant au fond du puits. Ma quête existentielle valait bien quelques gouttes de sang.
Immobile, janalysais la situation : silence total, ténèbres vaguement angoissantes, et là-haut un cercle lumineux, une pleine lune à peine bleutée.
Soudain une voix résonna, sortie des entrailles de la terre craquelée... ou de mon inconscient perturbé par la chute :
« Que cherches-tu ? »
Jhésitais, on ne parle pas aux inconnus dans la rue, me répétait ma mère autrefois. Mais comme je nétais pas dans la rue, pourquoi ne pas tenter ma chance ?
« Allô, jécoute, insista la voix. Que cherches-tu ?
Heu... La vérité.
Toute crue ? Qui leut cru ? Leusses-tu cru ? »
La communication déraillait côté spaghettis, jaurais mieux fait de raccrocher, métaphoriquement parlant.
Mais la voix reprit :
« En vérité, je te le dis, cherche en toi-même la réponse et profite des bons moments. »
Japerçus alors un verre et une bouteille de vin, arrivés comme par miracle. In vino veritas. Je pris un couteau suisse dans ma poche, lindispensable couteau avec tire-bouchon, et plop ! un parfum subtil se répandit alentour.
Mmmm... Je savourai une gorgée de nectar pour découvrir lobjet de ma quête...
Il était sec, nerveux ; son tanin me tanna et me plaça face à mes contradictions : pourquoi chercher la vérité au fond dun puits sans eau au risque de me noyer dans un verre de rouge ? Et puis dailleurs, quelle vérité ? Quest-ce que la vérité ? A chacun la sienne ! Quest-ce que je faisais dans ce trou perdu ? Il était temps de remonter vers la lumière. Cétait la vérité de la police... non, de la Palice.
La voix interrompit mes réflexions en éclatant dun rire grinçant :
« La vérité est au fond du puits mais le puits est sans fond. La corde nétant pas extensible, Il fallait y penser avant de descendre là-dedans. »
Ah ! En effet, le sol sétait affaissé ou la corde avait rétréci, car je ne pouvais plus lattraper.
Ce fut la minute de vérité, lultime questionnement : attendre éternellement, pas entre quatre murs mais dans un cylindre comme le génie prisonnier de sa bouteille... ou bien arrêter de chercher un truc inaccessible et me contenter dun semblant de vérité, dune couche superficielle, dune illusion ?
Comme javais plusieurs cordes à mon arc, je pris mon élan et bondis vers la sortie, abandonnant le puits où javais failli perdre la vie.
Peu de temps après, le terrain fut acquis par la commune qui fit bâtir le nouveau Palais de Justice où lon jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, sans bouteille ni verre de rouge.
Ce jour-là, jai abandonné les quêtes et enquêtes et je me suis lancée dans lnologie !
***
7- À TIRE-LARIGOT !
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant La fascination pour les mots et les dictionnaires).
Hier jai croisé un homme qui marchait à grands pas et parlait tout seul, ce qui nous arrive à tous.
Je tendis loreille : pas un mot plus haut que lautre ; dailleurs si lun dentre eux lui échappait, il le rattrapait immédiatement et proférait tout un chapelet donomatopées incompréhensibles... du moins pour moi.
Intriguée, je lai suivi et il sen est vite rendu compte :
« Bonjour, bonjourno, guten Morgen, hello, zdradzvouye... »
Pour interrompre ce flot de salutations, je me suis simplement présentée.
Il a enchaîné aussitôt :
« Je mappelle Hic, Alex Hic. Je ne remercierai jamais assez mes parents, ascendants, géniteurs de mavoir nommé Alex, car ce prénom ma prédestiné à une vie, une existence consacrée à la langue... »
En effet Alex Hic navait pas la langue dans sa poche ; en un mot comme en mille il était logorrhéique. Il ne mâchait pas ses mots mais les avalait tout rond et ceux-ci lui restaient parfois en travers de la gorge.
Mais comme dit un proverbe allemand : « Les mots ne remplissent pas le ventre ! ». En effet, monsieur Hic était maigre comme un clou.
Il se lança dans une tirade à nen plus finir et jen restai coite. Je me contentai de tourner ma langue 7 fois dans ma bouche.
« Vous mavez lair sympathique, agréable, amène, vraiment chouette... »
Chouette ? Il employait sans doute ce terme suranné à cause de mes lunettes.
« Très chouette. Chouette de la famille des Strigidae qui regroupe environ 200 espèces... »
Cétait un dictionnaire vivant, un homme très érudit mais trop livresque, qui connaissait toutes les définitions par cur, en usait et en abusait à tire-larigot.
« Exactement. A tire-larigot ! »
Je métonnai :
« Lharicot cuit, lharicot cru ? »
Il se mit à rire :
« Oh oh oh ! Le larigot est une flûte à la forme allongée comme une bouteille, pardi ! Et tirer autrefois signifiait aussi faire sortir un liquide de son contenant. »
De quoi me clouer le bec ! Mon bec de chouette évidemment.
Il paraissait heureux davoir enfin quelquun à qui et non pas avec qui parler.
« A lorigine étaient les verbes être et avoir, être ou ne pas être ; là est la question, linterrogation, le hic tel Alex Hic... »
Et il déversa sur moi un déluge de sons, de lettres, de mots que je navais jamais entendus : apocope, aphérèse, épenthèse, métathèse... de quoi ne pas me mettre à laise.
Jen avais perdu ma langue, noyée dans un discours hallucinogène.
Tout à coup la sienne lui a fourché, la fourche lui a langué... et il sest arrêté net.
Mais comme il avait toujours le dernier mot, il articula lentement :
« Donnez-vous votre langue au chat, au félin, au minou, au minet, au matou ? »
Je me contentai de hocher ma tête de chouette, saoule, éméchée, pompette, ivre de lettres dans tous les sens jusquà plus soif.
Comme quoi on peut même senivrer de mots à tire-larigot.
Bruitage : ululement de chouette.
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8- TrouveDesAmisHyperSympas.com
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant lart créatif très particulier de mon amie Dinorah Bötsch
doù limportance de lamitié !).
Je me sentais un peu isolée après un confinement forcé de quelques mois. Javais besoin de parler, déchapper aux seules communications du télétravail intensif.
Alors jai enfilé ma combinaison de plongée pour surfer sur internet.
Grande question existentielle du moment : y avait-il des sites de rencontres amicales ? Incroyable ! Javais lembarras du choix.
« A la recherche de votre meilleure amie ?
Vous avez besoin d'un nouveau départ ?
Vous cherchez une confidente, une copine inséparable, une sur de cur ?
Lamitié na pas dâge !
Amitié dun jour, amitié toujours ! »
Je finis par opter pour : TrouveDesAmisHyperSympas.com
Pas de création de profil, dinscription alambiquée, de fiches à remplir.
Mais un numéro de téléphone gratuit et une phrase alléchante :
« Appelez-nous.
Votre voix et vos souhaits seront analysés par notre logiciel TDAHS... et vos rêves amicaux se réaliseront.
Telle est notre mission ; si elle échoue, notre site sautodétruira dans les 5 jours suivant notre échange. »
Cétait on ne peut plus tentant.
Jai aussitôt composé le numéro.
Bruitage : sonnerie de téléphone.
« Allô ! Bonjour.
Bonjour.
Vous êtes bien chez TDAHS, le top des sites de rencontres amicales.
Souhaitez-vous rencontrer un ou une amie ?
Une ou plusieurs amies.
Je nai pas compris. Veuillez répéter.
Souhaitez-vous rencontrer un ou une amie ?
Ah, le pluriel nest pas au programme.
Je nai pas compris.
Une amie.
Merci. Votre voix vient dêtre analysée par notre logiciel.
Vous vivez à Tatouville.
Vous êtes une femme de plus de 50 ans aux cheveux longs et aux yeux clairs.
Tout à fait. Comment pouvez-vous détecter la longueur de mes cheveux par téléphone ?
Je nai pas compris.
Merci de répondre par oui ou non.
Oui.
Parfait. Vous allez être mise en relation avec un conseiller électronique.
Votre attente est estimée à 3 minutes.
3 minutes ? Pas plus, jespère...
Je nai pas compris.
Veuillez patienter. Veuillez patienter. »
Bruitages bizarres.
« ALLÔ, BONJOUR !
Bonjour.
JE SUIS VOTRE CONSEILLER ÉLECTRONIQUE.
GRÂCE À MOI, VOUS ALLEZ RENCONTRER LAMI.E IDÉAL.E.
EXPRIMEZ VOS VUX. JE VOUS ÉCOUTE.
Une amie. Une ami.e, si vous préférez.
JE VOUS ÉCOUTE.
Jaimerais rencontrer une personne âgée de 40 à 60 ans...
PERSONNE ÂGÉE.
Surtout pas pantouflarde. Très active, si vous voyez ce que je veux dire.
JE NE VOIS PAS DU TOUT.
JE VOUS ÉCOUTE.
Ayant plein de passions, voulant agir pour sauvegarder la planète.
NE PARLEZ PAS TROP VITE.
EMPLOYEZ DES MOTS SIMPLES.
Artiste de préférence.
JE NAI PAS COMPRIS.
LART TRISTE NE FAIT PAS PARTIE DE MON VOCABULAIRE.
JE VOUS ÉCOUTE. EST-CE TOUT ?
Oui.
VOTRE ADRESSE AYANT ÉTÉ DÉTECTÉE AUTOMATIQUEMENT,
VOTRE AMI.E IDÉAL.E SY RENDRA DANS UNE HEURE MINIMUM.
Merci de me permettre cette belle rencontre.
JE NAI PAS COMPRIS.
VEUILLEZ RÉPÉTER.
Merci.
TOUT LE PLAISIR ÉTAIT POUR VOUS.
À LA PROCHAINE FOIS. »
Bruitage : fin de communication.
60 minutes plus tard, on frappa à la porte.
Bruitage : trois coups frappés.
Je mempressai daller ouvrir et découvris sur le palier un très vieux monsieur, lair horriblement triste, âgé sans doute de 40 + 60 ans, chaussé de charentaises.
« Bonjour, je viens pour lannonce. Je mappelle Hippolyte. »
Je lai fait entrer bien sûr. Je lui ai servi quelque chose à boire.
Intérieurement, jétais affreusement déçue, vous vous en doutez. Et je me jurais de ne plus jamais faire appel à des sites de rencontres amicales.
Eh bien, croyez-le ou non : nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.
Et jai rayé de mon dictionnaire préféré le proverbe « Se ressemblent sassemblent » car lamitié existe aussi dans la complémentarité.
***
9- LENCROTHÉRAPIE ou comment ne plus broyer du noir
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en décembre 2021 (le thème de l'émission étant lécriture thérapeutique).
Bruitage : bourdonnement.
Ces derniers temps, des questions et des réflexions tournaient en boucle dans ma cervelle en ébullition. Je broyais du noir, pas du café, mais des idées.
Après avoir essayé les tisanes de camomille et les massages de pied avec une huile euphorisante, jai fini par demander à mon voisin de palier ladresse de son psy.
Cest pourquoi, je me retrouve aujourdhui dans la salle dattente du docteur Kalmar avec un grand K, un éminent spécialiste de lencrothérapie. Lencre que la seiche projette pour passer inaperçue.
Après plusieurs séances chez le docteur Kalmar, mon voisin de palier a adopté un poulpe qui a jeté lancre dans sa baignoire, façon de parler !
En tout cas, ça lui a sauvé la vie. Daprès lui, cest la pieuvre par 9 dune réussite thérapeutique.
Je monologue intérieurement pour me rassurer. En fait, je nen mène pas large, car je nai aucune envie de cohabiter avec un céphalopode dans ma salle de bains.
La porte souvre et un homme à lil vitreux me fait entrer :
« Bonjour. Faites comme chez vous. »
A priori, la pièce ne ressemble en rien à mon chez-moi. Les murs sont recouverts de grandes feuilles de papier blanc... et le sol dun carrelage aquatique.
Le docteur Kalmar me tend un pinceau et un flacon dencre de Chine :
« Laissez-vous aller. Tracez quelques signes, lettres ou mots. Calligraphiez, griffonnez, gribouillez, barbouillez... Tout ce qui vous passe par la tête... »
Jai beau visualiser ce quil y a dans ma boîte crânienne, je ne vois que du noir... et je finis par tracer de grandes lettres majuscules :
N-O-I-R
.Le docteur mencourage dun geste.
NOIR BLACK SCHWARZ NERO чернить
(tchernit')Les mots envahissent lespace, tels des oiseaux de malheur.
Ils senvolent et simmobilisent sur les murs, quand lencre de seiche sèche sous le regard satisfait du docteur Kalmar.
Peu à peu, je me sens devenir légère. Ma cervelle vire au gris, mes neurones clignotent comme des guirlandes de Noël. La peur dune colocation avec un poulpe surdoué séloigne.
Emportée par ce tourbillon de mots, je commence à écrire des phrases à nen plus finir, des poèmes interminables, des histoires abracadabrantes... sur les murs, le plafond, le carrelage, le bureau et le crâne chauve du docteur Kalmar qui essaie sans y parvenir darrêter ce déluge interrompu :
« La séance est terminée ! Stop ! Nen jetez plus ! »
Soudain je minterromps. Le flacon dencre de Chine est complètement vide...
Je glisse le pinceau derrière loreille droite du docteur ahuri et un billet dans la poche de sa blouse.
« Merci, docteur. A présent, je ny vois que du bleu. Un petit effort et je passe au vert. A la semaine prochaine.
Pitié ! Vous êtes guérie, tout à fait guérie ! »
Alors, ravie, je retourne chez moi. Je me fais couler un bain et je jette lancre lancre marine comme le poulpe de mon voisin de palier.
La pieuvre par 9 dune parfaite réussite encrothérapeutique !
Bruitage : gling !
***
10- COMPTE À REBOURS !
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en février 2022
(le thème de l'émission étant les contes et légendes).
Chaque soir, compte à rebours ! Impossible dy échapper.
« Cendrillon ! »
Cest le surnom que mon voisin, le ptit Merlu, ma donné le jour où jai perdu une botte de sept lieues en pêchant des sardines à lhuile.
« Cendrillon ! Tu me lis une histoire ! Mais cnest pas toi qui choisis. »
Ses parents ne seraient pas daccord si je lui dénichais un bon vieux polar sanguinolent ou un roman érotique du 18ème. Quoi que Barbe-Bleue et consorts naient rien inventé.
Vous vous demandez sans doute : « Pourquoi racontez-vous des histoires au fils de vos voisins si cest une corvée ? »
Je me le demande aussi.
Voilà ce que cest de ne pas savoir dire non. Il serait temps que japprenne. Niet ! No ! Nein ! Je parie quun jour jy arriverai.
« Cendrillon !
Oui... »
Essai raté. Jai encore des progrès à faire.
Franchement, jen ai assez de lire chaque soir au ptit Merlu des contes à dormir debout. Ça ne rate jamais ! Je somnole au bout de deux pages et je mendors toujours avant lui. Même si je me parfume à lantimite, je finis par plonger dans les bras de Morphée. Par pitié ! Plus de mythes, de contes et légendes !
« Cendrillon ! Raconte-moi une histoire...
Bon, daccord. A une condition, pour une fois, cest moi qui linvente ».
Intrigué, le ptit Merlu me jette un coup dil surpris, mais je ne lui laisse pas le temps de protester.
« Il était une fois une grand-mère en jogging rouge qui croisa un loup au coin de limpasse. La grosse bête velue avait une extinction de voix :
Salut, mamie ! Je parie que tu apportes un bon camembert à ta petite-fille qui a attrapé le covid... Ne tinquiète pas, moi je suis vacciné. On partage, mamie ? Les bons comptes font les bons amis.
NON ! Niet, no, nein ! » cria la vieille dame qui sauta sur sa moto et disparut laissant le loup sur sa faim.
Bruitage : moto qui pétarade.
Cette fois, le ptit Merlu brandit le carton rouge comme le jogging :
« Cendrillon ! Tu racontes nimporte quoi ! »
Et alors ? Jai le droit de mexprimer.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »
Jai soudain limpression de marcher en tête dune manifestation, avec Blanche-Neige, Raiponce, La Belle au Bois dormant, les princesses de pacotille qui servaient de lots de consolation et toutes les héroïnes qui ont eu bien du mal à saffranchir.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »
Dhabitude, le ptit Merlu se délecte quand la nouvelle épouse de Barbe-Bleue découvre toutes les ex, trucidées et suspendues par les pieds dans la pièce interdite... Mais aujourdhui il préfère battre en retraite, terrorisé par lampleur de la manifestation.
« Non ! Non ! 3 fois non ! »
Et voilà ! Son compte est bon. Le ptit Merlu dort à poings fermés. Jai obtenu en deux minutes leffet escompté.
Je retourne alors chez moi où mattend un bon vieux polar, « Barbe-Bleue » revisité. En fin de compte, pari gagné.
Bruitage : musique suspense
***
11- COUP DE THÉÂTRE
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en février 2022
(le thème de l'émission étant le langage au théâtre et au cinéma).
Cette nuit, la porte du théâtre voisin était restée entrouverte. Une erreur sans doute. Je nai pu résister, je suis entrée.
Tout était sombre. Pourtant je sentis une présence sur la scène, côté jardin... Sans doute une ombre qui plantait des choux imaginaires.
Une voix grave séleva dans lobscurité :
« Tous les hommes me sont à tel point odieux
que je serais fâché dêtre sage à leurs yeux. »
Il sagissait simplement dun acteur en pleine répétition solitaire du Misanthrope de Molière.
Je me sentis en verve et jeus soudain envie
de lui tirer les vers / du nez sans répartie.
Voilà que je pensais en alexandrins, fff... Alexandrie Alexandra... Lambiance nocturne ne me réussissait pas.
Et je lui lançai la réplique de Philinthe :
« Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
Qui est là ? » sexclama lhomme en allumant une bougie.
Je saisis mon téléphone et activai la lampe torche, ce qui fit sursauter lacteur insomniaque :
« Quelle est cette magie que je ne saurais voir ?
Un simple portable. Puis-je vous poser une question indiscrète ? Vous préparez votre prochain spectacle ? »
Lhomme haussa les épaules, perdu dans ses pensées, une feuille jaunie à la main ; jen profitai pour lobserver à la dérobée. La ressemblance était frappante : un sosie de Molière. Quoique... Les traits tirés, les couleurs de son pourpoint un peu passées, la perruque poussiéreuse...
Il me jeta un regard complice :
« Vous jouez la comédie ?
Non, mais jai toujours rêvé de monter sur les planches, même de brûler les planches, dinterpréter des personnages avec fougue bien que je ne sois pas pyromane.
Allumer le feu ! Allumer le feu ! »
Ah. Javais affaire à un fan de Johnny.
Il soupira profondément :
« Vous ne connaissez pas lenvers du décor.
Si, la semaine dernière, jai foncé dans le décor et jai plongé dans la Seine. Jétais trempée. Un vrai roman-fleuve. »
Lacteur solitaire neut pas lair de comprendre :
« Trempée ou trompée ? Moi, jai longtemps été sur le devant de la scène sans la moindre goutte deau, javais toujours le beau rôle. Je nétais pas avare de mes mots. Au voleur ! A lassassin ! Au meurtrier ! Justice, juste ciel ! On ma coupé la gorge, on ma dérobé mon argent... »
Le sosie était doué, un Harpagon sur mesure, comme si le texte avait été écrit pour lui.
Japplaudis discrètement :
« Bravo ! Vous avez du talent. Moi, aussi, jadore les pièces de Molière.
Vous men voyez ravi.
Don Juan ou le Festin de Pierre, ma préférée. Le malade imaginaire... Le poumon, le poumon vous dis-je ! Toutes ces pièces qui ont encore un succès fou.
Cela me rassure. »
Il enchaîna dun ton morose :
« Javais toutes les casquettes : auteur, interprète, metteur en scène... Ce qui ne ma pas permis déchapper au dernier coup de théâtre ! 1673 : une bonne cuvée. »
Le sosie pâlit et devint peu à peu une silhouette imprécise que le faisceau de ma lampe transperçait...
Il me tendit une main sans consistance :
« Enchanté de vous avoir rencontrée. Je voulais juste savoir si mon uvre ne serait pas tombée dans loubli quelques siècles plus tard. »
Je nen croyais pas mes yeux : Jean-Baptiste Poquelin ? De passage au XXIème siècle ? Ce sosie de pacotille ?
Il frappa les trois coups :
(bruitage)
et ajouta avant de disparaître :
« Appelez-moi Jean-Bapt. »
Sur la scène ne restait quune feuille jaunie sur laquelle il avait tracé trois lettres : F-I-N.
Un dernier acte prémédité.
***
12- UN PAVÉ DANS LA MARE OU LAMER ?
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en mars 2022
(le thème de l'émission étant lamour des livres).
Ce soir, grand calme. Pas un bruit. Je tapote deux ou trois coussins pour être parfaitement adossée et me glisse sous la couette.
Jai emprunté un livre à la bibliothèque, je vais enfin pouvoir découvrir le contenu de ce pavé qui aurait pu servir en mai 68.
Un bon gros pavé, bien lourd, de 800 pages à la typographie minuscule, qui susurre entre les lignes en imitant Gabin : « Tas de bons yeux, tu sais... »
Doù limportance de me sentir soutenue par des coussins et un éclairage adéquat.
Cest mon voisin, le père Merlu, qui me la conseillé :
« Faites-moi confiance, si vous voulez passer une nuit blanche : quand on ouvre ce bouquin, on nen sort plus. »
Albert Merlu est un gros lecteur, il frise les 120 kilos à force de dévorer des livres en tous genres. Il adore les pavés dans la mare, les pavés de buf, les pavés de bonnes intentions. Mais comme il a tendance à exagérer, je ne me fais aucun souci quant à un manque de sommeil éventuel.
Le moment est venu. Je caresse la couverture gris bleu et son titre infantile, « Bouteille à lamer Michel ». Quoique... Lamer, A-M-E-R, est aussi un terme de navigation, un point caractéristique à terre, qui est porté sur la carte. Jen conclus que lauteur M point Michel est sans doute un navigateur amateur, un marin qui joue sur la sensation âpre, désagréable ou stimulante des mots.
Entre deux pages de garde, je déniche une consigne, sans doute griffonnée par le lecteur précédent :
« Avant toute lecture, se munir dun gilet de sauvetage autogonflant ! » Et cest signé : Un ami qui vous veut du bien.
Petit clin dil dun comique qui a voulu marquer son territoire ! Merci du conseil, lami. Mais je nai ni gilet ni bouée de sauvetage.
Par contre, pour te faire plaisir, je vais mettre mes lunettes de piscine, histoire de rire un peu.
Après la page de titre se trouve une épigraphe un proverbe italien :
« Qui a bu toute la mer, en peut bien boire encore une gorgée. », ce qui ne fait quaccentuer ma soif de lecture.
Je commence par feuilleter louvrage : dix chapitres simplement numérotés, un flot de phrases ininterrompues, guère encourageantes. Mais les conseils du père Merlu me reviennent à lesprit et je me jette à leau.
Bruitage : gros plouf !
Immédiatement, je me sens comme aspirée par les mots... Immersion totale. Magie de limaginaire, poussée à son paroxysme par la patte de lécrivain.
Bruitage : mer.
Je me retrouve dans un univers aquatique à la Wes Anderson ; les lignes ondulent telles des algues, des poissons écarquillent les yeux pour singer mes lunettes de piscine et laissent éclater des bulles de bandes dessinées :
Bruitage : bulles, bruits de bouche
« Cnest pas la mer à boire ! » (idem)
Je me sens ballotée par le rythme des phrases, emportée par les courants.
Le père Merlu nest plus quun souvenir lointain.
Et jentends Renaud fredonner : « Cest pas lhomme qui prend la mer, cest la mer qui prend lhomme ! »
De page en page, larbre de vie seffeuille... et je divague entre les vagues. Par moments, je nage en eaux troubles, tenue en haleine par les rebondissements. La mer, M-E-R... La mer Michel dun roman qui nen finit plus, ma littéralement engloutie.
Je distingue alors une bouteille au fond de locéan : le climax ! Le point culminant du récit qui a échoué dans les abysses.
La tension dramatique est à son comble... Jessaie de saisir la bouteille fictive, mais elle séloigne toujours plus loin, mentraînant de chapitre en chapitre vers une fin improbable.
Enfin quelques rayons de lumière, la surface nest plus loin et je méchoue sur une page de sable gris.
Bruitage : ressac.
Laube séveille. Je referme le livre dont jai cru ne jamais pouvoir ressortir. Mes coussins et ma couette sont trempés ; un léger parfum de varech a envahi ma chambre ; du sel à la fois amer et salé sest déposé sur mes lèvres.
Et des bulles semblent séchapper de la couverture du pavé :
Bruitage : bulles, bruits de bouche
« Cnétait pas la mer à boire ! » (idem)
Bruitage : gros plouf !
***
13- LE FACTEUR QUI MANQUE DR
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en avril 2022
(le thème de l'émission étant lettres, correspondance, romans épistolaires
).
Je ne vous ai jamais parlé dun de mes meilleurs amis, un grand viking blond baraqué qui chevauche son vélo à longueur de journée.
Mon ami Ralph Rabais... « Alph Abais » comme il le dit lui-même.
Surnom on ne peut plus adapté quand on est un facteur non timbré.
Eh oui, vous avez bien entendu : Ralph est facteur. Pas facteur dorgue ou de piano. Il distribue simplement le courrier à domicile.
Mon ami Ralph a un petit souci délocution : comme il peut manquer une touche à un clavier, il lui manque une lettre, le R ; il manque dair tout bêtement doù la nécessité de vivre loin des villes polluées, ce que je lui répète régulièrement. Hélas, mes conseils restent lettre morte et enterrée. Normal pour un facteur têtu.
Malheureusement, son handicap entraîne souvent des problèmes de communication.
« Il faut que tout soit pope.
Pope comme le pape ?
Non, pope, nickel, nettoyé. »
Ah, propre !
Impossible pour lui de rouler le R dans la farine... Il oule simplement le bip (bruitage) dans la fa-ine.
De quoi parfois exploser de joie...
« Ca le ie est le pope de lhomme. Compis ? »
Compris ? Non... pas vraiment. Ah, si ! Le rire est le propre de lhomme ! Evidemment !
Bruitage : rire grave.
Ralph rit à gorge déployée. En tant que facteur expérimenté, il ne prend plus tout au pied de la lettre au sens propre, bien lavé, à peine sorti de la douche, non de la bouche. Il sest affranchi de toute moquerie.
Depuis le jour de ses six ans, il a perdu la 18ème lettre de lalphabet ; ne vous moquez pas, ça peut arriver à tout le monde.
Il y a peut-être un gène là-dessous. Son cousin a perdu le do de sa clarinette et sa tante perd les pédales.
En tout cas Ralph sest construit avec cette infirmité.
Cest parfois pratique ; ça lui évite de prononcer le mot de 5 lettres quil réduit à 4 : mede comme made in France.
Ralph adore son travail. Il repère vite les lettres damour qui dégagent un parfum très particulier, entre rose et jasmin.
Les factures et les lettres dinjures le hérissent ; il en perçoit le contenu sans jamais les ouvrir. Il sen débarrasse vite :
« Pouah ! Hop... dans la boîte ! »
Il a surtout un faible pour les chats, les cats ! et les cates postales qui le font voyager aux quates coins du monde.
Ce quil préfère, cest remettre du courrier en main propre à miss Yvette, la vieille dame du coin de la rue qui éparpille des miettes de pain pour les oiseaux.
« Comme elle est un peu du doeille, on se compend tès bien, et elle a toujous des gâteaux à moffi ».
Il ma dailleurs confié un jour son petit secret : les lettres que reçoit miss Yvette, cest lui qui les écrit en falsifiant son écriture, pour quelle se sente moins seule.
Bruitage : deux coups de sonnette.
« Bonjou, cest moi Alph Abais ! Le gand blond avec deux chaussues vetes. Vot'e facteu qui sonne toujous deux fois ! Jai un colis pou vous, ma chèe demoiselle ! »
Il y a une semaine, miss Yvette a pris son dernier envol, suivie de tous les oiseaux du quartier. Ralph sest mis à déprimer et finalement, il a décidé :
« Je pends le taueau pa les cones ! »
Le taureau par les cornes ! Oui, cest urgent ! Mon ami doit changer dR, sauter en parachute, histoire de croiser miss Yvette au détour dun nuage.
Ma proposition passe comme une lettre à la poste.
Grâce à un baptême de lR la lettre , Ralph Rabais atterrit au milieu dun champ, et il se sent soudain libre comme lair A-I-R.
Et là, nous comprenons le fin mot de lhistoire : lR, la consonne, est enfin libre aussi. Un grand R qui a pris son autonomie, sans doute après avoir été longtemps prisonnier de linconscient de mon ami.
RRRRRR ! Nous lentendons rrrrronfler au-dessus du prrrré.
Facteur de chance : Ralph a emporté une épuisette, et il sécrie :
« On ne sait jamais, ça peut toujous sevi.... »
Dun geste habile, Ralph récupère la lettre anonyme et vagabonde en murmurant, ravi :
« Le fond de lRrrr est frrrais ! »
Puis il me remercie dun sourire et séloigne, chantonnant, tête en lair... car il a lR et la chanson.
***
14- DOUBLE ALÉATOIRE
Ann Rocard
Thème « double ».
Je flânais dans les rues en attendant un premier rendez-vous chez un psy sur les conseils de mon frère , quand une silhouette attira mon attention dans une boutique. Mon reflet simplement.
Mais la forme et les couleurs de mes vêtements étaient modifiées par la vitre.
Intriguée, je collai mon visage à la devanture... La silhouette me ressemblait comme deux gouttes deau, cependant elle ne faisait pas les mêmes gestes que moi.
Jai dabord cru à un trucage. Une caméra cachée ou je ne sais quelle entourloupe.
Pour en avoir le cur net, je suis entrée dans le magasin.
La silhouette était en fait un mannequin en plastique immobile, ce qui ma fait rire sous cape. Cette expression rire sous cape ma toujours fascinée depuis mon enfance ; même sans cape, on peut rire sous cape.
Cap au Nord ! Virons de bord ! Et cessons de lécher les boutiques !
Jallais ressortir du magasin de vêtements hors de prix quand il ma semblé voir le mannequin incliner la tête et tourner son regard vide vers le mien. Etrange...
Une vendeuse sest approchée de moi :
« Vous cherchez quelque chose de particulier ? Cette robe est tellement tendance...
Trop dense pour danser sans doute... »
Javais dû penser à voix haute, car elle précisa dun ton condescendant :
« Très à la mode, on ne peut plus chou, si vous voyez ce que je veux dire. »
Je ne voyais rien du tout, moi qui préférais planter les choux à la mode de chez nous, accoutrée dun jean antédiluvien.
La vendeuse fit demi-tour avec élégance et supériorité, me laissant face au mannequin, vêtu dun tutu style Lac des cygnes.
(Bruitage : air fredonné, extrait du Lac des cygnes)
Jentendis alors quelquun fredonner lun des airs connus du ballet de Tchaïkowsky.
(Bruitage : air fredonné)
Jétais pourtant la seule cliente.
Oh ! Le mannequin sétait approché de moi imperceptiblement, au moment où je métais retournée.
« Ça te dirait de prendre ma place ? »
Voilà que je faisais parler un mannequin, telle une ventriloque ! De quoi minquiéter ! Jallais avoir un truc à confier au psy que je ne connaissais pas encore.
« Ohé, du bateau ! Ça te dirait de prendre ma place ? Je pourrais aller me dégourdir les pattes. »
Je jetai un coup dil à ma montre. Il me restait un quart dheure avant le rendez-vous. Pourquoi ne pas tenter lexpérience !
Le mannequin commençait à simpatienter :
« Tu as dû remarquer quon a la même tête. Je suis simplement ton double aléatoire, ta sur jumelle qui a raté le dernier métro. »
Ma sur jumelle ! Tiens bon, on en apprend tous les jours ! Mes parents nétant plus de ce monde, ce serait difficile de les interroger.
Une sur jumelle ! Jentendais déjà le psy sesclaffer :
« Quelle imagination, ma ptite dame ! » à moins que ce soit le genre de type qui ne desserre pas les dents, comme mon dentiste.
Jétais quand même troublée. Soit je rêvais, ce qui était plutôt rassurant, soit les champignons de ce midi avaient des conséquences hallucinogènes, soit javais besoin dun psy de toute urgence.
Ce quil se passa ensuite, impossible de men souvenir. Jai comme un énorme trou de gruyère dans le cerveau.
Et je reprends à linstant conscience chez le docteur Dulac, un grand Suisse, amateur de fromage.
Il a dû mhypnotiser à mon insu. De quoi me révolter !
Maintenant il me tapote la main en souriant de toutes ses dents, trop blanches pour être vraies :
« Vous avez dormi comme un bébé. Une vraie régression intra-utérine. Nest-ce pas ? »
Interloquée, je me redresse au ralenti.
(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
SUGGESTION DU CÉLÈBRE DOCTEUR DULAC :
CEST VOUS QUI DÉCIDEZ QUELLE FIN VOUS CONVIENT LE MIEUX !
1-
Interloquée, je me redresse au ralenti.(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
Le grand Suisse, vêtu dun tutu style Lac des cygnes, semble voltiger comme sil se trouvait sur la scène dun théâtre de Saint-Pétersbourg. Il en a même perdu son accent :
« Le rôle du cygne blanc me convient parfaitement. Et vous, que choisissez-vous ? »
Il sinterrompt soudain, avec une grimace et la main sur le ventre :
« Les trompettes de la mort ont encore sonné, je naurais pas dû déjeuner... » avant de poursuivre sur un pas de deux :
« Le cygne noir pourrait être votre double aléatoire et maléfique... »
Abandonnant le docteur Dulac et mon projet thérapeutique, je méclipse au plus vite.
Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne lui ont vraiment pas réussi.
(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
2-
Interloquée, je me redresse au ralenti, vêtue dun tutu style Lac des cygnes.(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
Pourquoi suis-je affublée de cette tenue ? Je nai quand même pas échangé ce tutu contre mon jean rapiécé dans la boutique de fringues... Il faut que jaille vérifier.
Jagite les bras et méloigne, malgré les prières du docteur Dulac qui chantonne avec ferveur sur un air de Brel :
« Ne me quittez pas... Tout peut soublier... Même votre double aléatoire... »
Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne mont vraiment pas réussi.
(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
3-
Interloquée, jessaie de me redresser... Impossible. Je réalise que ma peau a changé de couleur et de texture. Jai limpression dêtre un mannequin en plastique, vêtu dun tutu style Lac des cygnes.(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
Le grand Suisse se penche vers moi, semblant comprendre ce quil marrive :
« Ne vous inquiétez pas, ce ne sont que des hallucinations, surtout après avoir déjeuné au restaurant du coin. En ce moment, par exemple, je ne suis quun tas de ferraille, un Robocop en quête de sa face lumineuse. Patience, ça finit toujours pas passer. » Et il ajoute avec petit rire : « Nous sommes quittes. »
Nous nous armons donc de patience en écoutant un air de Tchaïkowsky.
Quitte ou double ? Les champignons de ce midi ne nous ont vraiment pas réussi.
(Bruitage : extrait du Lac des cygnes)
***
15- SAUTES DHUMEUR OU SAUTES DHUMOUR ?
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en avril 2022
(le thème de l'émission étant humour, rire, parodie).
Mon cousin Germain cest son prénom qui na aucun humour, rédige une thèse sur le rire. Je crois que lire Bergson lui a sonné les cloches.
Pourquoi a-t-il choisi un tel sujet ? Quand il ma annoncé son projet, je lui ai ri au nez quil a dailleurs en trompette.
Germain déteste les jeux de mots, il a les zygomatiques coincés, il rit à peine du bout des dents depuis quil sest fait mettre un nouvel implant...
Il est tout le contraire de ce quon nomme un joyeux luron. Cest plutôt un pince-sans-rire ; il pratique lironie à froid, même en pleine canicule.
Je crois quil a été traumatisé quand sa voisine est morte de rire un premier avril, après avoir gobé un poisson.
En fait, travailler sur cette thèse doit être une sorte de parcours initiatique. Une quête de la joie qui est en lui et ne peut sexprimer.
Bien quil vive au bord de la mer, face à locéan, rien ne le fait marrer.
Quant à Venise, nen parlons pas, il na jamais réussi à se gondoler. Oui, je sais, cest un mot très familier.
Alors il sentraîne devant la glace à faire bouger les muscles de son visage, le tout accompagné dexpirations plus ou moins bruyantes.
Il glousse : (bruitage).
Il gazouille comme un bébé : (bruitage).
Il rigole familièrement : (bruitage).
Il rit et toussote au risque de sétouffer : (bruitage).
Il rit à se décrocher la mâchoire... ce qui est très néfaste pour ses implants.
Mais le cur ny est pas.
Peut-on rire de bon cur ? est lun des chapitres primordiaux de son travail de recherche ! Trouvera-t-il un jour la réponse ? Pas sûr...
En attendant, il blague et plaisante en riant jaune comme un coing.
Il pouffe, il se pâme, il se tient les côtes, il sesclaffe : ah ! ah ! ah ! Il se fend la pêche à la ligne, mais la joie ne mord pas à lhameçon. (bruitages : rires forcés)
Hier il ma même demandé de lui chatouiller la plante des pieds avec une plume. Pas le moindre frisson. Il est resté de marbre.
Pas étonnant : il sétait levé du pied gauche et il était de fort mauvais humour. Ça lui arrive parfois au saut du lit : des sautes dhumour qui le rendent lunatique, fantasque.
De le voir ainsi, les lèvres pincées et les yeux secs, jai été prise dun fou rire irrépressible. Je riais aux larmes, pleurant comme une madeleine de Proust. Impossible de marrêter. Larme à droite, larme à gauche !
Et Germain de protester, furieux :
« Il ny a pas de quoi rire ! »
Mais si, mon vieux, mais si ! Rira bien qui rira le dernier.
A ce moment-là, le lustre sest décroché du plafond, sans doute à cause des vibrations que mon rire avait provoquées... et il a atterri sur mon cousin, juste au niveau des omoplates.
(bruitages de chute et de casse).
Son dos sest mis à enfler à vue dil...
Et là, incroyable mais vrai, Germain a commencé à glousser, gazouiller, rigoler (différents bruitages) .
Il riait comme un bossu : (bruitage).
Il riait aux éclats : ça pétaradait de tous côtés, jusquau plafond.
(bruitage : explosions).
Oui, le cur y était vraiment.
Heureusement quil ne sest pas mis à rire comme une baleine, il aurait été capable de sauter par la fenêtre une vraie saute dhumour ! et de séloigner dans locéan.
(bruitage : plouf et mer)
***
16- SE METTRE AU VERT... ET FINI LES VERTIGES !
Ann Rocard
Lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en mai 2022
(le thème de l'émission étant printemps, renaissance et reconnaissance).
Jai un nouveau voisin dans limmeuble de gauche, le teint verdâtre et le sourire aux lèvres, toujours vêtu dun pantalon kaki et dun pull pistache.
Tout à lheure, il est venu minviter à prendre un verre chez lui en précisant :
« Sauf si vous êtes allergique aux écolos.
Alcoolos ?
Ecolos. Au fait, je mappelle Oliver, né sous le signe du verseau. Mes parents ont dû avoir des pensées prémonitoires le jour de ma naissance. »
Jen suis restée perplexe. Cétait une drôle de façon de se présenter. Mais jai accepté, à la fois curieuse et ravie ; je trouve tellement dommage de ne pas établir de liens avec ceux qui nous entourent.
Je me retrouve à présent devant la porte entrouverte de son studio qui donne sur un mini jardin au rez-de-chaussée de son immeuble.
Et là, je crois voir le monde à lenvers : sol vert-bleu, murs émeraude, plafond épinard. Une paire de tennis suspendue à un clou sur le chambranle de la porte-fenêtre... Cest vraiment ce quon appelle familièrement marcher à côté de ses pompes.
A croire que cest une blague !
Non, Oliver maccueille en souriant et me propose un verre de menthe à leau. Il fait sans doute partie des AEA, les anciens écolos anonymes.
Nous voilà assis dans son mini jardin, en pleine jungle, entre fleurs et pépiements.
(Bruitage)
Jaurais préféré un petit verre de blanc pour accompagner cette plongée dans la verdure. Mais on ne peut pas tout avoir...
Mon hôte, lui, semble boire du petit lait, prêt à se lancer dans un discours politique. Il a sans doute perçu mes hésitations électorales et mes inquiétudes quant à lavenir de la planète.
Il ne va pas tarder à me tirer les vers du nez pour mieux me convertir à sa vision de lunivers... Vision qui est peut-être déjà la mienne. Mais je fuis systématiquement le prosélytisme. En tant quadepte du hockey, je lèverai le carton vert au moindre dérapage.
En attendant, joriente la conversation vers la botanique et les petites bestioles : dites-le avec des fleurs ! Y a pas de lézard, vous êtes un connaisseur ! Quelle est donc cette belle plante ? Et ces insectes à vous donner des fourmis dans les jambes ?
Fine mouche, Oliver répond à toutes mes interrogations sans perdre de vue son objectif.
Je lui pose enfin une question plus directe :
« Cher voisin, pourquoi avoir choisi de vous installer ici ?
Cétait la fin de lhiver. Jai quitté Montrouge, car javais besoin de me mettre au vert. Finis mes vertiges de naturaliste ! 50 nuances de vert mont fait le plus grand bien. »
En effet, avec ses peintures intérieures, il sen est donné à cur joie. Je me contente de garder mes réflexions pour moi.
Oliver cesse de sourire et me fixe, lair sérieux. Il pâlit légèrement. Aïe ! Je maccroche au fauteuil de jardin.
Et il se penche vers moi, mal à laise :
« Il faut que je me confie à quelquun... »
Confessionnal en plein air. Petites bestioles à lécoute. Je mattends au pire...
« Il faut que je me confie à quelquun... Je ne comprends pas ce quil mest arrivé : jai voté blanc. Et vous, si ce nest pas trop indiscret ?
Bleu printemps ! »
Son regard séclaire. Sans un mot, il va chercher une bouteille de Pinot gris et deux verres à pied. Plus besoin dannoncer la couleur ! Nous trinquons tout simplement.
(Bruitage : gling ! Deux verres sentrechoquent)
***
17- LONCLE NARCISSE À FLEUR DE PEAU
Ann Rocard
Pour la dernière émission "A Fleur de peau" de RCF en juin 2022.
Mon oncle Narcisse ma transmis sa passion : cultiver son propre jardin secret. Une fois par semaine, je le rejoins dans son petit paradis terrestre.
Il élague, il divague en effeuillant des marguerites :
« Je taime, un peu, beaucoup, à la folie... »
Jardinier retraité depuis belle lurette, loncle Narcisse passe son temps à conter fleurette aux ancolies mélancoliques, aux belles-de-nuit, aux Valérianes et Véroniques... pour tenter doublier le passé dont il ne veut jamais parler.
Jai mené une enquête discrète : autrefois, paraît-il, il dansait la capucine avec une belle plante, une certaine Marguerite qui papillonnait des cils pour mettre en valeur ses iris dun bleu profond. Côté intellect, elle était plutôt ras des pâquerettes, daprès les mauvaises langues.
Narcisse la couvrait de fleurs, de poèmes et de compliments, quelle interrompait sans cesse dun « Ah, cest le bouquet ! » exaspéré.
Pauvre Narcisse, ce fut une histoire à leau de rose qui sacheva brutalement.
Un jour, la belle plante lavait planté là. Elle lavait tout simplement envoyé sur les roses... et il en était ressorti le cur plein dépines.
Il avait remué ciel et terre pour la retrouver, éliminant les soucis jaunes ou orangés, semant des pensées positives, empêchant quiconque de marcher sur ses plates-bandes.
Et le temps avait passé...
A présent, Narcisse nest plus dans la fleur de lâge ; il se qualifie lui-même de vieille branche, un peu dure de la feuille. En tout cas, ce nest pas le genre à sadmirer dans un miroir ou à la surface de leau.
Mais il est toujours aussi fleur bleue et cela mémeut.
Ce matin, jarrive chez lui plus tôt que dhabitude. Et je découvre le pot aux roses, lunique pot vernissé de son jardin dEden.
Loncle Narcisse se tient près dun étang miniature, bordé de roseaux, et il chante à pleins poumons sur lair des bijoux de Gounod :
« Que tu es belle en ce miroir ! Est-ce toi, Marguerite ? Réponds-moi, réponds vite ! »
Non, cest impossible. Il ne croit quand même pas que la belle plante de jadis va faire entendre sa voix. Si ça se trouve, il y a longtemps quelle mange les pissenlits par la racine, après une cérémonie sans fleurs ni couronnes.
Soudain loncle Narcisse maperçoit et il rougit comme une pivoine. Il voudrait disparaître à cent pieds sous terre, tremblant comme une feuille. Le comble du jardinier !
Il bafouille et cherche une vague explication, mais je lui coupe lherbe sous le pied :
« Tonton, jai apporté de quoi casser la graine. Ne tourne plus autour du pot, il est temps de garder les pieds sur terre et de voir la vie en rose. Non ? »
Narcisse cueille un trèfle à quatre-feuilles avec un demi-sourire :
« Tu as peut-être raison... Fini les émotions à fleur deau... »
Cest alors quune voix venue dailleurs linterrompt :
« Alors là, cest le bouquet ! »
(Bruitage : gong)
***
18- COMMENT TROUVER SA VOIE
Ann Rocard
Pour lavant-dernière émission "A Fleur de peau" de RCF en juin 2022.
Ce matin-là, je me rendais sur la tombe de ma vieille grand-mère Monîque par des voies détournées pour lui porter une bonne bouteille. Daprès elle, tous les chemins mènent au rhum, même le chemin des écoliers.
Jempruntai précisément celui quelle suivait jadis lors de ses expéditions buissonnières.
Quand jatteignis la petite voie sans issue qui mène au cimetière, il me sembla entendre des voix. Pas une seule... mais plusieurs voix qui se répondaient. Cependant les environs étaient déserts.
Intriguée, jaccélérai et poussai la grille rouillée au bout de limpasse.
(Bruitage : grincement)
Un merle senvola, sifflant un air en voie de disparition.
(Bruitage : cri doiseau)
Première à gauche, troisième à droite. Je repérai rapidement la tombe de granit sous laquelle ma grand-mère Monîque avait rejoint son Alfonse lan passé. Son cher Alfonse dont elle sétait amourachée le jour de ses 70 ans, malgré un crâne duf et une voix à vous faire dresser les cheveux sur la tête.
Pour fêter leurs épousailles, ils étaient partis faire le tour de France à vélo. Monîque était une femme de caractère. Alfonse navait guère voix au chapitre, ce qui lavait rendu aphone, mais comme il avait plusieurs cordes vocales à son arc, il avait vite trouvé le moyen de rebondir et de sexclamer :
« Ma parole ! Vois-tu ce que je vois ? »
Et ma grand-mère de ségosiller comme la reine de la nuit, dès que quelque chose létonnait :
« Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ! Mon Alfonse, jai vu ce que tu as vu, et jen reste bouche bée. »
Elle avait un accent chantant, parfumé de thym et de lavande. Sans jamais oublier laccent circonflexe sur le i de Monîque que lui avait légué son père.
Je dissimulai la bouteille entre deux pots de fleurs et mapprêtai à chantonner le refrain favori de ma grand-mère, quand une voix doutre-tombe me fit sursauter :
« Noublie pas tes harmoniques, Monîque ! »
Quelquun était en train de se moquer de moi. Jétais outrée, prête à protester, et je jetai des coups dil de tous côtés.
« Ma parole ! Vois-tu ce que je vois ?
Ah ah ah ah ah ah ah ah ah ! Mon Alfonse, jai vu ce que tu as vu : ma petite-fille préférée qui me rend visite.
Je parlais de la bouteille.
Ce que tu peux être terre-à-terre, mon Alfonse. Descends de ton nuage ! On va fêter ça. »
A part un vieux matou miteux qui suivait son petit bonhomme de chemin, pas un chat dans le cimetière. Je commençais à penser que je déraillais.
Un indice me mit sur la voie lactée :
« Mamie Monîque ? Cest toi qui me parles ?
Evidemment, ma petite. Qui voudrais-tu que ce soit ? Alors, tu reviens tinstaller dans la région ? Tu vas racheter ma maison ! Je suis bien heureuse. »
Ça alors ! Tout le monde ignorait mes projets actuels. Je nen revenais pas.
« Ma parole ! La petite a trouvé sa voie ! » précisa Alfonse.
Moi qui ne mintéressais pas à lau-delà, je restai perplexe. Il y avait de bonnes raisons de remettre en question tout ce à quoi je croyais dur comme fer.
En effet, javais décidé de changer de vie, de retrouver mes racines, de me rapprocher de ma grand-mère qui avait tant compté pour moi.
La voix chantante sexclama :
« Jespère que tu viendras souvent nous voir, mon Alfonse et moi. Dès que tu auras emménagé dans ma maison, soulève la cinquième pierre à droite de la cheminée. Tu y trouveras des cassettes que jai enregistrées pour toi. Je te laisse, ma petite, cela mépuise de parler autant. »
La voix devint murmure... et séteignit.
Je pensais avoir rêvé sous le coup de lémotion.
Deux semaines plus tard, jemménageai dans la maison de Monîque et je soulevai la cinquième pierre sous laquelle il y avait une enveloppe contenant plusieurs cassettes.
La voix de ma grand-mère maccompagnerait jusquà ce que je la rejoigne ici, ailleurs ou en Italie... Tous les chemins mènent à Rome, aurait-elle dit.
***
19- RECHERCHE MÉMOIRE
Ann Rocard
"A Fleur de peau" de RCF en mai 2022.
Ce matin, jouvre lil Et je constate, à peine ennuyée : jai perdu la mémoire.
Dabord, je ne minquiète pas, car chaque jour, cest la même chose avec mes clefs de voiture. Heureusement, jai un porte-clefs qui répond quand je siffle.
Bruitage : Pssss ! Bip bip bip.
Il faut absolument que je mette au point un système identique pour ma mémoire. Elle commence à me jouer des tours de passe-passe épisodiques.
Revenons à nos boutons. Je la cherche partout, je la connais par cur, elle aime bien jouer à cache-cache.
Rien dans le lave-linge ni dans le placard à balais.
Une fois, elle sétait glissée dans le tuyau dévacuation du lavabo, tout ça parce quelle avait entendu parler de la mémoire de leau et voulait prouver la véracité de la théorie aquatique. Résultat, jai attrapé des tocs à cause de sa tactique. Mais, passons...
Je commence par me raisonner :
« Si tu la connais par cur, cest que tu ne las pas complètement perdue. Elle est juste égarée. »
Garée ? Bonne idée ! Je file dans le garage. Toujours rien.
Je ne vois quune solution : passer une petite annonce dans le journal.
URGENT - RECHERCHE MÉMOIRE
FORTE RÉCOMPENSE
Prière de renvoyer rue du Poisson rouge,
Passoire 01999 .
Dès le lendemain, on frappe à ma porte.
Cest le fils de mon voisin, le ptit Merlu. Il me tend un pot de confiture, rempli dune gelée inconnue :
« Je viens chercher la récompense ».
Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui donner ; je verrai plus tard.
Jouvre le pot et fixe la gelée qui ne me dit rien qui vaille.
« Cest votre mémoire », insiste le ptit Merlu.
Ah, non ! Désolée, mon bonhomme, ce nest pas la mienne. Elle a une odeur bizarre. Il lui manque un petit grain de folie et mon côté lavande.
Au bout dune semaine, je commence à paniquer. Mettez-vous à ma place ! Moi qui comptais écrire mes mémoires et les faire éditer, je naurai plus rien à raconter.
Jusquà présent, javais la mémoire qui flanchait comme dans la chanson. Il suffisait de la rafraîchir de temps en temps ; quelques minutes au congélateur et elle reprenait du poil de la bête. On la qualifiait presque à nouveau de mémoire déléphant.
Enfin, ce matin, arrive un paquet en provenance de lEmmental cette vallée suisse dans le canton de Berne , avec un petit mot manuscrit :
« On a retrouvé votre mémoire dans une fromagerie.
Donnez la récompense à lun de vos voisins
et prenez soin de vos neurones pour éviter les trous de mémoire. »
Cest le ptit Merlu qui va être content !
Je ne sais toujours pas ce que je lui donnerai... Ah, si ! Je lui dédicacerai mes Mémoires. Ça lui fera peut-être une belle jambe, mais il adore courir, ce ne sera pas inutile.
Je remercie donc le facteur. Le soleil paraît plus clair que dhabitude, la vie va reprendre son cours suspendu.
Jouvre délicatement le paquet.
Il est vide, complètement vide. Ma mémoire a dû se dissoudre en route car il fait particulièrement chaud ces temps-ci et le colis a mis du temps à me parvenir.
Il ne reste que les trous.
***
20- LES D EN SONT JETÉS !
Ann Rocard
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César X vivait de sa plume ou plutôt de leurs plumes. Il élevait des oies dont il prélevait le duvet avec respect. On le surnommait C-X.
Du matin au soir, il chantonnait :
« Jai deux amours : lalphabet et mes oies ;
jles aimerai toujours. Jfais pas nimporte quoi... »
C-X consacrait ses heures de repos à la calligraphie. Il traçait des lettres de A à Z du bout dune plume bien taillée, des lettres noir et blanc quil enluminait, tel un moine dans un scriptorium.
On mavait demandé décrire un article concernant une personne originale. Jen touchai alors un mot à mon voisin, le père Merlu. Cest lui qui me suggéra de rencontrer son vieil ami, César X, et qui mobtint un rendez-vous à la Ferme du beau A nom sans aucun rapport avec le serpent constricteur dAmérique tropicale.
César X sétait expatrié à Q, un village normand à peine visible sur une carte.
Quand je lui rendis visite, il y a deux semaines, C-X marchait sur des E, au sens figuré évidemment. Il nallait quand même pas écraser les E de ses oies.
Le dos voûté, le regard triste, il me salua dun soupir. Il venait denterrer près dune mare son volatile favori, celui quil appelait F comme effronté.
Il achevait de peindre trois mots sur une pierre :
« Ici J F »
Je gardais le silence. « Toutes mes condoléances » auraient sans doute été déplacées.
C-X me jeta un coup dil déprimé :
« Vous tombez mal. Jabandonne. Fini, le duvet et la calligraphie. A moins que vous ne sachiez jongler avec les 26 lettres de notre alphabet, si lon met de côté lE dans lO et lA dans lE.
Pardon ?
et Æ si vous préférez. »
Sur ce, il sassit sur un banc athénien en forme de Y et ferma les yeux, parfaitement immobile.
Que faire ? Méloigner sur la pointe de pieds ou tenter une partie de jonglage ?
Mon article navait que peu dimportance, la survie de C-X était la priorité. Je devais lui changer les I-D...
Autant tenter le tout pour le tout. Je respirai profondément et plongeai dans lirrationnel.
Sans réfléchir, en me laissant guider par des lettres calligraphiées.
« A-V, César ! »
Surpris, C-X releva lune de ses paupières.
Je lui fis lancer le D, la lettre, pas lobjet. Un G de passage sen saisit, tandis que jattrapais le H qui navait rien de contondant... et en fis grand K, comme koala.
C-X en resta bouche B.
LR de rien, jagitai mes deux L et déclarai « Je tM ! » (le tutoiement simposait en de pareilles circonstances !), « Je tM ! » sans le moindre N, pas la N ! Et je sautai dans lO de la mare pour avoir le P, pas la paix.
César et ses oies en étaient pantois. Il fallait bien que je les Z ! Allez, Uuuu !
Pour me réchauffer, je préparai du T à la menthe... et César X ébaucha un demi-rire :
« I i i i i i i i ... »
Jen profitai pour lui tendre une plume :
« Je rends à César ce qui appartient à César. » Et jajoutai en pointant le ciel du doigt : « Mais qui R S T ? »
La constellation Cassiopée, le grand W, venait dapparaître au-dessus de la Ferme du beau A.
Les oies pouffèrent de joie :
« A A A A A A A A ! »
Et César X trempa sa plume dans lencre noire avant décrire sur un parchemin :
LES D EN SONT JETÉS. TOUT NEST PAS FINI.
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21- TROMPETTES DE LA RENOMMÉE
Ann Rocard
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Je reviens à peine du festival de musique « Vent arrière ! » qui a lieu chaque année dans une petite ville pleine de courants dair ; jy ai vécu une aventure étonnante.
Une formation inconnue, « Eléphalec », devait donner un concert sous un chapiteau circulaire.
Une formation de deux musiciens : un certain Alec Tronlibre et son inséparable L-F, tous deux trompettistes.
Aucune autre précision, pas de photo, rien sur internet... Jétais intriguée.
Mais vu la qualité habituelle des prestations de ce festival, jai acheté un billet à un prix défiant toute concurrence et me suis installée au premier rang.
Coup de trompette !
(Bruitage)
Un éléphant entra en piste. Je dis bien « un éléphant », pas un type déguisé ou un automate quelconque. Un éléphant dAsie, 2 mètres 50 de haut. Lil pétillant, un vague sourire aux lèves.
Jhallucinai et je nétais pas la seule. La mise en scène frisait labsurde.
Puis un grand gars dégingandé, trompette à la main, rejoignit le Proboscidien. Visage en lame de couteau et chapeau claque ; le portrait craché de Valentin le désossé à part le nez en trompette. Il ne manquait que Jane Avril et le concert virerait au french cancan.
Les applaudissements daccueil restèrent en suspens. Lincompréhension se lisait sur tous les visages ou presque...
Alec Tronlibre prit la parole :
« Bonsoir à tous. Merci dêtre là. Je vous présente ma charmante partenaire ; jai nommé L-F. Elle est fantastique, cest elle qui nous permettra datteindre la célébrité. »
Pour confirmer ma première impression, Brassens chantonna dans un coin de ma tête :
« Trompettes de la renommée, vous êtes bien mal embouchées... »
Alec Tronlibre poursuivit sur le ton de la confidence :
« Avant de commencer à jouer, jaimerais vous narrer en un mot notre rencontre. »
En un mot comme en mille ! Après avoir participé à une dégustation de grands crus, accompagnée de trompettes de la mort, Alec alors artiste de rue , zigzaguait sur le trottoir devant un magasin de porcelaine, quand un éléphant rose sortit de la boutique, semblant émettre un vieil air de blues.
(Bruitage)
« Un éléphant, ça trompe énormément », marmonna-t-il en observant lil qui le fixait.
Au même instant, un passant musicophobe gronda, lair mauvais :
« Mets une sourdine, pistonné du piston ! »
Alec prit aussitôt la défense du Proboscidien et la claque destinée à ce dernier. Doù le chapeau claque actuel ! Léléphantastique sen souviendrait toute sa vie, vu ses capacités de mémoire.
Le musicophobe sesquiva sans tambour ni trompette. Alec fut immédiatement dégrisé, léléphant regrisé... et tous deux ne se quittèrent plus.
Sous le chapiteau, le public commençait à simpatienter.
Alec Tronlibre ajusta sa trompette, L-F leva la trompe... et le concert débuta.
(Bruitage : par ex duo de Corette par Jean-François Madeuf et Jean-Daniel Souchon)
https://www.youtube.com/watch?v=EOXt81fRuIo
« Elephalec » nous entraîna du baroque au jazz, revisitant certaines uvres avec humour. Sans oublier un french cancan final en hommage à Valentin le désossé, cancan qui déchaîna les spectateurs. Nous nous mîmes tous à danser dans une ambiance survoltée.
Alec Tronlibre souleva son chapeau claque, L-F nous lança un clin dil malicieux, puis les inséparables firent un dernier tour de piste avant disparaître
Les futures trompettes de la renommée nétaient pas si mal embouchées.
(Bruitage : coup de trompette)
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22- ENTRE QUAT-Z-YEUX
Ann Rocard
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Depuis quelques jours, je navais plus les yeux en face des trous, la fatigue sans doute... Javais donc pris rendez-vous chez le docteur Po Pierre pour les intimes , un ophtalmologiste compétent.
Jattendais dans la salle dattente, quand un grand gaillard entra en boitillant, une casquette enfoncée sur la tête et des lunettes de soleil dissimulant son regard alors quil pleuvait à verse.
A vue dil, il me sembla plutôt louche, ce qui ne mempêcha pas de le saluer :
« Bonjour, monsieur.
Tas dbeaux yeux, tu sais », grinça-t-il en singeant Gabin.
Interloquée, je préférai replonger dans lOdyssée dHomère ; le gaillard ne croyait tout de même pas que jallais lui susurrer un « Embrassez-moi » énamouré.
Il sassit près de moi et me confia :
« Mon il-de-perdrix me fait souffrir, à cause de lhumidité. »
Drôle de raison pour consulter un ophtalmo unijambiste. Bon pied, bon il ! Je fis mine de compatir et murmurai :
« Entre quatyeux, le docteur Pierre Po saura vous conseiller, il na pas les yeux dans sa poche.
Quatyeux ? Pourquoi quatre ? »
Je me mordis les lèvres, javais visiblement gaffé. Le grand gaillard était borgne... Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, marmonnait autrefois ma grand-mère en agitant sa canne blanche.
Mais dans la salle dattente, nous nétions que deux, le sacre était reporté aux calendes grecques. Homère à la rescousse !
Le drôle de type se pencha vers moi, un peu trop près à mon goût :
« Chez nous, cest de famille. On a le compas dans lil.
Ah ? Vous vous êtes blessé ? »
Il éclata dun rire désagréable :
« On apprécie les distances et le reste avec exactitude. Mais jai besoin dun nouveau monocle », ce qui corroborait lhistoire du borgne. « Au fait, on mappelle le père Métrope. »
Il jeta un coup dil à la couverture de mon livre :
« LOdyssée ? Ça me rappelle mon ancêtre qui avait des problèmes de sommeil.
Il ne dormait que dun il ?
Cest cela. Il aurait mieux fait de ne pas le fermer... Ça crevait les yeux que lautre préparait un sale coup... »
Je ne voyais pas le rapport entre lOdyssée et laïeul dont je me moquais éperdument.
« Ulysse, ça vous dit quelque chose, ma ptite dame ? »
Japprouvais dun signe, mal à laise. Javais limpression que derrière ses lunettes de soleil, le père Métrope me dévorait des yeux ou se rinçait lil.
« Bon, daccord, papi était anthropophage, grimaça-t-il. Mais de là à laveugler... »
Je fixai la pendule : vivement que le docteur Po me fasse entrer dans son cabinet. Le gaillard devenait collant ; jessayai en vain de rester à distance :
« Laveugler ? Avec une lampe de poche ?
Avec un gros pieu bien brûlant. Pauvre vieux Polyphème, plus moyen de faire les yeux doux à la poupée sur laquelle il bornoyait. »
Aïe ! Le gaillard se prenait pour un cyclope rien à voir avec les cigarettes qui dépassaient de sa poche.
La porte du cabinet souvrit enfin et le docteur Po sourit :
« Bonjour, madame, cest à vous. Bonjour, monsieur Métrope. Pas de larme à lil aujourdhui ? »
Le grand gaillard ôta sa casquette et ses lunettes...
Je faillis tourner de lil en découvrant lincroyable réalité : un il unique au milieu du front, une pupille hypnotisante cerclée de brun. Je nen croyais pas mes yeux.
Le docteur Po mentraîna en soufflant avec un petit rire :
« Jai limpression que vous lui avez tapé dans lil... »
Avant que la porte ne se referme, je perçus le clin dil que me lança le père Métrope, tout énamouré.
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23- LABJECTIVORE
Ann Rocard
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Vous navez jamais entendu parler du dernier virus, labjectivore B ? Jusquà aujourdhui, moi non plus.
Son nom vient du latin abjectus, participe passé de abjicere qui signifie laisser, rejeter, mépriser. Labjectivore B est censé inspirer le dégoût et le mépris.
Depuis son apparition, il ne faisait guère de bruit, parasitant certaines araignées, surtout celles qui grignotent sournoisement le cerveau. Les signes extérieurs de la personne atteinte étant peu visibles, juste un « beurk » ou un mot grossier qui séchappait de façon épisodique.
Mais après une mutation généticodyslexique et la lecture 3D dune BD malfaisante, labjectivore B est devenu ladjectivore D, le boulimique, engloutissant tous les adjectifs qui passent à sa portée... et quelques adverbes pour assaisonner le tout.
Ma cousine foldingue, détentrice de laraignée silencieuse et de son occupant labjectivore mutant, séveille ce matin, la bouche pâteuse, cotonneuse, filandreuse, et elle menvoie un sms qui ne lui ressemble pas :
« Viens vite rapidement incessamment précipitamment ! »
Elle qui est plutôt avare de ses mots, na jamais autant tapoté sur son portable.
Je me tourne vers mon perroquet, perché en haut de larmoire :
« Cest grave, docteur ?
Très grave », répond-il de sa voix nasillarde.
Pas une seconde dhésitation. Je file aussitôt chez ma cousine Lili-Lou qui maccueille en larmes :
« Cest horrible affreux monstrueux épouvantable effroyable abominable... »
Je linterromps dun soupir :
« Stop ! Jai compris. Que se passe-t-il ?
Je suis cernée, assiégée, entourée... »
Jécarquille les yeux : lappartement est vide à part nous deux.
Lili-Lou pointe ses lèvres du doigt :
« Je ne peux pas men empêcher. Les mots sortent tout seuls, des adjectifs envahissants, insupportables, innombrables, exubérants...
Stop ! »
Ma cousine plaque sa main droite sur sa bouche pour obtenir le silence. Et jessaie de trouver une solution : comment faire cesser cette logorrhée pénible, désagréable, incommode, encombrante et jen passe ?
Daprès les dernières recherches, ce genre de virus se transmet par la parole, ce qui permet à la personne atteinte de passer le relais... Aïe ! Jaurais dû venir masquée, casquée, protégée... pour ne pas inhaler ladjectivore D.
Lili-Lou semble soudain soulagée, allégée, rassurée, réconfortée. Par contre, je me sens oppressée, anxieuse, angoissée, stressée.
Un flot dadjectifs incongrus, absurdes, dissonants, inopportuns saccumule au fond de ma gorge.
Sans même saluer ma cousine, je fais demi-tour, dévale les escaliers et cours me réfugier chez moi où mon perroquet imperturbable, flegmatique, impassible, serein diagnostique sans hésitation :
« Cest grave, docteur ! Très grave ! »
***
24- ANONYMAT
Ann Rocard
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Jai parfois envie de plonger dans lanonymat, ce long fleuve tranquille qui serpente dans mon jardin secret et que jaimerais tant découvrir.
Existe-t-il vraiment ?
Pourrais-je au moins lapercevoir ou le longer, incognito et solitaire ? Incognito, deux ou trois peut-être ; le cognito étant comme chacun sait un état de bien-être, loin de toute interrogation.
Et je mapostrophe avec véhémence :
« Mais dites donc... Médite donc ! Evacue les soucis, les pensées néfastes ! »
Position du lotus et bouche cousue. Peu après, je mévade...
Lévitation imaginaire, je méloigne du monde dans un état dapesanteur pour y puiser lénergie nécessaire à un retour dans la vie réelle et trépidante.
(Bruitages : bourdonnement, souffle, écoulement deau )
A lécoute dun bourdonnement, du bruissement de lair, du murmure des feuilles, du trille dun ruisseau... je flâne à la lisière dun bois et suis un layon, effleurant à peine le sol.
Et là, je laperçois près dun arbre. Lil interrogateur et vaguement inquiet.
Lâne Onima.
Onima, cet âne mythique que je nai jamais croisé.
Je perçois dans son regard tous les clichés dont on laffuble : lui, le symbole de stupidité, de méchanceté et dentêtement.
Il semble me supplier :
« Laisse-moi une chance... Je ne suis pas celui quon croit.
Je le sais bien. Entre homonymes, nous nous comprenons. Tu es juste têtu, comme moi. »
A ces mots, ses oreilles sagitent, ses babines se retroussent en un large sourire. Nallez pas prétendre que les ânes ne sourient pas ! Je suis témoin du contraire !
Malin comme un singe, Onima a saisi quelle était ma quête ; il me guide à travers bois jusquà un fleuve, un long fleuve tranquille , que jidentifie aussitôt : lanonymat.
Je nai plus envie dy plonger. Je me contente de le longer, échangeant des rires et des mots muets avec un âne, débarrassé de tout cliché.
Combien dheures se sont écoulées ? Je lignore.
Une chose est sûre : Onima mattend quelque part dans un espace-temps où règnent calme et sérénité.
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25- JEN PARLERAI À MON CHEVAL
Ann Rocard
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Aujourdhui dimanche, je grimpe dans ma vieille deux-chevaux et décide de ne pas dépasser les 70 km/h sur les routes normandes. Qui veut voyager loin ménage sa monture !
Je suis invitée chez mon ami Marcel Canasson que je nai pas vu depuis des lustres. Jai une fièvre de cheval, mais pas question dannuler mon expédition ; Marcel prendrait le mors aux dents et couperait les ponts.
Ce nest pas un mauvais cheval, mais il a parfois des réactions bizarres.
Cest plutôt un bon gars fidèle, à cheval sur les principes, avec des illères quand il parle politique... Personne nest parfait.
Autrefois il jouait aux courses, ça lavait mis sur la paille. Il était obligé de manger à tous les râteliers car il avait toujours besoin dargent, qui ne se trouve pas sous le sabot dun cheval, même pour un turfiste.
Pauvre Marcel, selle de cheval, cheval de course, course à pied, pied à terre... Cette dégringolade avait fini par lui ouvrir les yeux et le remettre en selle. Finis les paris, les poches trouées, la vie de galopin, il sétait retranché dans son haras. Lélevage de chevaux, cest son dada.
Jarrive donc dans son havre de paix et laperçois près de lécurie.
Etalon sur le retour, la mâchoire chevaline, la crinière poivre et sel moins garnie que dans sa prime jeunesse.
Il semble faire preuve dune énergie inaccoutumée, mais je ne vais quand même pas lui dire quil a lair davoir mangé du cheval ; cela le ferait ruer dans les brancards... De plus, si jai bonne mémoire, il est végétarien.
« Hello, Marcel ! »
Bruitage : hennissement.
Il se précipite aussitôt vers moi en hennissant sa formule favorite :
« Hippipic hourra ! Bienvenue au haras ! »
Et il me fait faire le tour du propriétaire à bride abattue, relève avec tendresse un bourrin qui gesticule les quatre fers en lair dans son livebox... Puis me présente les jeunes qui travaillent avec lui :
« Voici Charly OHara, un Irlandais très sympa. Mon poulain qui me remplacera dans quelques années. Je vais lui mettre le pied à létrier. » Et dajouter en riant : « Je crois que jai misé sur le bon cheval. »
Bruitage : galop.
Au pas, au trot, au galop ! Trop cest trop, il réussit à mépuiser.
Marcel Canasson ne se contente plus délever des étalons et des juments, il a peu à peu transformé son haras en centre équestre, dont il tient les rênes et où lanimal est roi. Cest dailleurs son cheval de bataille :
« Pas de mors, ni éperons ni cravaches ! »
Il voudrait memmener faire un tour, monter sur ses grands chevaux... qui plus est en amazone, mais je ne suis guère rassurée.
Marcel me jette un coup dil ironique :
« Jen parlerai à mon cheval.
Ce que je dis ne tintéresse pas ?
Au contraire ! »
Croyez-le ou non, il a découvert les capacités thérapeutiques de son cheval favori : Ford Mustang.
Comme je ne le prends pas au sérieux, Marcel mentraîne au pas de course vers le pré derrière la maison. Il faut battre le fer pendant quil est chaud. Chaud devant !
Séance improvisée qui sonde ma peur de la supériorité du cheval par rapport à lAnn. Un problème de taille ! Mais je nen dévoilerai pas plus...
Je nai pas vu le temps passer. Mon état grippal a disparu.
Avant mon départ, Marcel Canasson me propose un dernier verre :
« Le coup de létrier ! »
... Et une partie de petits chevaux. Chassez le naturel, il revient au galop !
Bruitage : galop.
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26- OISEAU RARE
Ann Rocard
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Gaie comme un pinson, je suis partie, sac au dos et appareil photo en bandoulière. Partie là où le vent mentraînerait... Et jai atterri sur une île qui se prétendait déserte.
Bruitage : cris de mouette et ressac.
Sur la plage, pas un chat mais un drôle doiseau, rouge comme un coq, qui avait un coup dans laile et bayait aux corneilles.
Je le saluai dun bonjour pétillant. Il se contenta de bredouiller en chancelant :
« Je nai pas fermé luf de la nuit... Ne croyez pas que je suis un fou de Bassan, sorti de lasile. Go est lent, mais Ga est rapide.
Pardon ?
On me surnomme Papagano..
Vous voulez dire Papagai... ?
Papaga ! Papagano, ornithologue et fier de lêtre, fier comme un paon évidemment. »
Après une nuit bien arrosée, le drôle doiseau renaissait de ses cendres, tel le phénix. Vaguement revigoré, il me fixa de son regard daigle éméché :
« Seriez-vous une tête de linotte à la cervelle de moineau ou la pie voleuse ? Attention, qui vole un uf vole un buf ! »
Que voudrait-il que je fasse dun buf ? Jétais tombée sur un bec. Il navait pas les ufs en face des trous, ce Papaga-là. Il valait mieux que je méloigne avant de lui voler dans les plumes.
Il ne men laissa pas le temps, me noyant sous un flot de questions, sans écouter les réponses que jaurais pu lui fournir :
« Vous êtes journaliste ? Photographe ? Le petit oiseau va sortir ? Quest-ce que vous allez nous pondre ? Vous avez lair de couver quelque chose... Un miroir aux alouettes ? »
Il se mit à siffler comme un merle La danse des canards et sortit une paire dailes de son sac. Lornithologue était-il la réincarnation dIcare ?
Il dut lire dans mes pensées car il précisa :
« Je ne suis pas manchot. Je réfléchis un peu plus que le fils de Dédale qui sétait collé des plumes sur les bras malgré le changement climatique. Jai mis au point un système perfectionné. » Il leva les ufs au ciel. « Je vais enfin voler de mes propres ailes, sans avoir de comptes à rendre à mes crétins de supérieurs. »
A mon humble avis, Papagano se mettait le doigt dans luf ; il allait se brûler les ailes et y laisser des plumes.
Imperturbable, lornithologue fixa son costume de héron au long bec emmanché dun long cou, caqueta une dernière ineptie :
« Finie la politique de lautruche ! »,
Puis agita les bras et séleva sans difficulté. Loiseau sétait envolé et jen restais le bec dans leau.
Bruitage : cris de mouette et ressac.
Soudain il zigzagua, semblant battre de laile... Le Papaga de ouf rima bientôt avec plouf.
Il refit vite surface et cacarda, tel un canard boiteux :
« On ne fait pas domelette sans casser des ufs. Alors, ma ptite dame, qui est le dindon de la farce ? »
Bruitage : lair de Papageno La flûte enchantée de Mozart.
***
27- RAVÉLUTION CACOPHONIQUE
Ann Rocard
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Enfin un moment de calme. Je massieds devant mon piano qui se prend parfois pour un quart de queue et mapprête à pianoter. Et là ! Rien ! Ma main droite refuse de jouer avec ma main gauche. Mes doigts sagitent et protestent. On se croirait à lAssemblée Nationale. Aucun terrain dentente.
« Tu nas quà passer ton Bach en solo !
Ravélution ! Ravélution ! »
Ma main droite lève le poing et braille avec ferveur :
« Cest la flûte finale ! Groupons-nous... Pas deux mains ! »
La gauche préfère une chopine à Chopin. Cest tout juste si mes 10 doigts ne vont pas en venir aux mains. Les majeurs se dressent grossièrement. Lauriculaire gauche crie « Pouce ! », mais sa voix est couverte par une symphonie de couacs !
Je nai plus aucun pouvoir sur mes mains qui prônent lindépendance cacophonique totale.
Lannulaire droit est sur la touche la plus aiguë du clavecin bien tempéré. Lindex gauche rappe une rhapsodie et ses voisins brahmsent à tue-tête :
« Y a pas de lézard ni de Mozart !
Deux Bussy sinon rien !
Savez-vous planter des choux Bert ?
Pas touche ou je fais un Malher ! »
(Bruitage : cacophonie pianistictoc)
Enfer et damnation ! Je préférais quand mes mains se tournaient les pouces sans produire le moindre son. A présent je suis cernée par les graves, transpercée par les dièses et les accords désaccordés.
Je saisis mon trousseau de clefs entre les orteils puisque mes mains ne mobéissent plus... et ne conserve que les clefs de sol et de fa. Je ne vais quand même pas me taper sur les doigts avec une clef anglaise.
Lessai nest pas transformé. Mes mains se débarrassent des deux clefs quand elles passent à leur portée. Dailleurs elles ny vont pas de main morte et je nai plus quà mettre la clef sous la porte.
(Bruitage : cacophonie pianistictoc)
Comme jai voix au chapitre, jessaie dinterrompre le cataclysme déglingué, en imitant John Wayne dans un ultime western :
« Haut les mains ! » Résultat : zéro.
« Qui va piano va sano ! Et pour ceux et celles qui ignorent litalien, traduction : qui va doucement va sûrement ! »
Le niveau sonore a plutôt tendance à sintensifier.
(Bruitage : cacophonie pianistictoc)
Je tente vainement dobtenir le silence :
« Pause ! Demi-pause ! »
Mais jabandonne avec un dernier soupir. Le maestro, qui simaginait pouvoir jouer de main de maître dans une cinquantaine dannées, nest plus maître de ses mains.
Ça me rappelle Ludwig, mon accordeur fidèle et pompier bénévole, qui mavait demandé ma main quand je sabotais La lettre à Elise. Je lui avais alors rétorqué :
« Oui, mais laquelle ? Tu es sûr de toi ? Je nen mettrais pas ma main au feu... »
Comme il navait pas dhumour, il avait préféré épouser une contrebassiste surdouée et gâtée par la nature grâce à ses six doigts de la main gauche.
(Bruitage : début de La lettre à Elise de Beethoven)
Laissons de côté les souvenirs, car mon problème actuel est loin dêtre réglé.
Première option : je pourrais assommer les contestataires dun coup de boule sur un coup de tête... Non, pas question de me compromettre, de me salir les mains, je finirais par men mordre les doigts.
Deuxième option : mettre la main à la pâte à tarte... Encore faudrait-il que mes paluches soient daccord.
Troisième option : mimer lindifférence. « Je men lave les mains », dirait Pilate métaphoriquement en sortant sa pierre ponce. Ah non, pitié ! Je ne vais pas passer le reste de ma vie, scotchée sur mon tabouret, à écouter un concert bas de gamme.
Alors que faire ? Je suis à deux doigts de lapocalypse...
(Bruitage : cacophonie pianistictoc)
Japerçois soudain un fil étrange au creux de mes paumes, un fil qui sallonge peu à peu. Un poil dans chaque main ! Le rythme diabolique sapaise, les fausses notes se délitent... Pianissimo pianissimo. Un dernier coup de pouce et le silence revient. Les doigts dans le nez, comme si rien ne sétait passé.
Pourtant les poils sont bien là et mon espoir de pianoter dans une cinquantaine dannées sest évanoui en fumée.
***
28- CARTOMANCIE OU CARTOMENSONGE ?
Ann Rocard
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Je me pose certaines questions quant à lavenir. Jai donc pris rendez-vous chez un tarologue nommé Tartarin ; mon frère ma dailleurs traitée de tarée. Jaurais préféré rencontrer une voyante qui perdrait la boule ou se noierait dans du marc de café, mais je nen ai pas trouvé à proximité.
En général les bonimenteurs ne mattirent guère ; jai pourtant envie de tenter lexpérience. Si les prévisions ne se réalisent pas, jaurais bêtement jeté de largent par les fenêtres et dans la bourse ou la vie dun tarologue certifié pur jus. Cartomancie ou cartomensonge ? Les mois à venir mapporteraient la réponse.
Deux précautions valent mieux quune ! Avant de me rendre chez Alfonse Tartarin, jai consulté la bible du tarot de Jodorowsky et repéré les vingt-deux arcanes majeurs qui pourraient être de bon ou mauvais augure. Vingt-deux cartes colorées dont certaines me font froid dans le dos.
Jarrive enfin dans lantre du tarologue, affublé de moustaches à la Hercule Poirot. Regard sombre et visage pâle. Je détaille discrètement les bougies vacillantes, les volutes dencens prétendu bio, les murs piquetés de minuscules points lumineux, ainsi que deux chaises de part et dautre dune petite table recouverte de velours noir.
Ce nest pas lendroit qui mintrigue, mais plutôt le pseudonyme choisi par ce spécialiste, prêt à abattre ses cartes : monsieur Tartarin comme lantihéros dAlfonse Daudet. Etrange, non ? Ce tarologue serait-il originaire de Tarascon ?
« Bonjour, madame », me dit-il dune voix grave sans le moindre accent du midi et il ajoute en me montrant une chaise : « Asseyez-vous. »
Lui-même prend place de lautre côté de la table.
Jai limpression dêtre lhéroïne dune série B, prête à se laisser embobiner par un charlatan notoire... Va-t-il me tirer les vers du nez ou simplement les cartes ?
Alfonse Tartarin toussote pour rompre le silence :
« Hum hum. Que voudriez-vous savoir ?
Si possible, jaimerais y voir plus clair en ce qui concerne ma vie professionnelle et amoureuse, avant la fin de cette année.
Tout est possible, chère madame. Je ne suis pas là pour brouiller les cartes, mais pour vous dévoiler un avenir plus ou moins proche. Détendez-vous et concentrez-vous ; il ny a pas de quoi stresser. »
Facile à dire quand on se contente de battre les cartes et quon nest pas un personnage de série télé !
Le tarologue étale lentement un éventail de cartes, les vingt-deux arcanes majeurs, faces cachées sur le velours noir :
« Je vous propose den tirer trois : la première concerne votre état actuel, la seconde votre cheminement au cours des prochains mois, la troisième qui répondra à votre question professionnelle et personnelle. Cela vous convient-il ? »
Japprouve dun battement de cils, la gorge nouée.
Mon frère a raison : je suis complètement tarée. Quest-ce que je fais dans un endroit pareil, sous lemprise dune parodie dHercule Poirot à qui jai laissé carte blanche ? Mon état actuel, je le connais : je risque de perdre mon travail et depuis peu, mon compagnon se sentant vieillir a rajeuni les cartes... ou plutôt rajeuni les cadres en samourachant dune gamine de trente ans de moins que lui.
Alfonse Tartarin interrompt mes réflexions intenses et déprimées :
« Concentrez-vous, sil vous plaît. Maîtrisez vos pensées ou je ne pourrai pas vous aider. »
Il effleure le dos des cartes, en choisit trois, lune après lautre, laissant planer le suspense. Il ne manque que la musique angoissante de la série BBB.
Puis il retourne au ralenti la première carte en grimaçant :
« Le Diable. Aïe, ça commence mal. »
Il na pas dû lire le bouquin de Jodorowsky ou cest moi qui nai rien compris. Je croyais que chaque arcane comportait des aspects positifs et négatifs. De plus, mon état actuel est déjà suffisamment diabolisé, cest pourquoi je mempresse de suggérer :
« Je voudrais quon passe directement à la carte numéro deux.
Si vous insistez. »
Et le tarologue fait apparaître lArcane sans nom, le squelette ambulant qui coupe des têtes à grands coups de faux et vous donne des suées froides.
Alfonse Tartarin me jette un coup dil compatissant :
« Ça ne sarrange pas. Il va falloir élaguer, supprimer le superflu et ne garder que lessentiel. »
Pas besoin de me mettre les points sur les i. Se connaître soi-même est lunique aventure qui vaille dêtre tentée, dixit Alejandro Jodorowsky. Cette consultation tarololologique ne mapportera pas le moindre indice. Jaurais dû suivre les conseils de mon frère qui déteste divan et divination.
Autant ne pas découvrir la dernière carte. Lavenir proche men dira plus sur mon boulot, réduit au bulot, et la rencontre hypothétique dun prince qui naurait rien de charmant.
LEtoile, larcane XVII, pétille soudain dans le regard sombre du tarologue et son visage séclaire dun demi-sourire halluciné.
Le voilà qui élabore un château de cartes. La Force soutient lédifice, encouragée par la Tempérance qui verse de leau dans son vin.
La Maison Dieu se redresse, tour éclatante hypnotisée par la mandorle au centre de laquelle danse une femme nue la Maison Dieu et le Monde dont Freud appréciait sans doute les symboles.
LAmoureux nhésite plus une seconde. Le Soleil est dans la Lune. Le Pape et la Papesse ne se quittent plus des yeux.
Le squelette reprend du poil de la bête et laisse tomber sa faux. Le Diable sen saisit et sécrie : « Nom de Diou ! La vie est devant nous. »
LEmpereur et lImpératrice expérimentent un coup de foudre alchimique. Bernard lHermite se moque du temps qui passe et la Justice sen balance.
Le Chariot ne séloigne pas au galop, profitant enfin de linstant présent. La Roue de la Fortune donne un dernier tour de manivelle pour passer à autre chose. Le Mat détache le Pendu qui se tournait les pouces, suspendu par un pied : « Lâche prise et laisse tomber ! »
Au Diable le Jugement dernier ! Il est temps dagir, de bâtir des châteaux en Espagne avec ou sans cartes, dabandonner les GPS pour foncer sur les chemins de la vie, tel le Bateleur, un balluchon sur lépaule et la tête dans les étoiles !
Je ne mattendais vraiment pas à ça. Soulagée par le dénouement, je dépose un billet sur la table et quitte lantre dAlfonse Tartarin en disant :
« Au fait, savez-vous que le taro sans T est une plante tropicale dont le tubercule est comestible ? Bon appétit. Je vous enverrai des cartes postales. »
Et je referme la porte sur un passé dépassé. Lavenir ne fait que commencer...
***
29- RANDONNÉE OU CANICULE
Ann Rocard
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Enfin le temps des vacances. Jimprovise une randonnée dans la Manche le département, pas la mer. Quoique... Jaurais pu tenter le débarquement en Angleterre par voie des eaux, masque et tuba à lappui. Ce sera pour lan prochain.
Me voilà donc sur le chemin des douaniers au Sud de Granville, sac au dos et sourire aux lèvres. « Marche ou crève ! » conseillait souvent mon grand-père Robert. Jai toujours opté pour la première solution.
Le dit grand-père avait tendance à se répéter :
« La marche est le meilleur remède pour lhomme, même Hippocrate laffirmait. »
A cette époque, jignorais qui était cet Hippocrate, sans doute lun de ses nombreux copains, comme le tonton Platon ou Descartes, le spécialiste des cartes en tous genres.
Mon grand-père avait établi une liste de tous les bienfaits de la marche quil nous assénait chaque semaine : tension artérielle topissine, densité osseuse et compagnie. Javais fini par en assimiler le contenu et pris goût aux randonnées solitaires.
(Bruitage : cris de mouette)
Au loin, la silhouette du Mont-Saint-Michel se découpe sur le ciel et je souris de plus belle.
A peine consciente daméliorer ma condition physique et ma santé mentale, javance à mon rythme. Inspiration, expiration, inspiration, expiration... Un pied devant lautre... Et mes pensées senvolent.
Jen oublie presque le dérèglement climatique qui pourtant me saute aux yeux. Lherbe est grillée, la terre se craquelle et le niveau de la mer sélève à vue dil. Egoïstement je laisse ces considérations de côté, confondant les cris dune mouette et dhypothétiques gouttes de pluie. Je barbote dans des flaques imaginaires et foule lherbe verte dun sentier désertique.
(Bruitages : cris de mouette, puis bruit de pas rapides)
Des pas se font entendre. Un randonneur me rejoint et massène quelques platitudes sans me laisser le temps de répondre :
« Bonjour. Ça va ? Y a plus de saison ! Jaurais dû estiver à la campagne au lieu de gambader en plein été caniculaire. Pas vous ? Attention à ne pas marcher à côté de vos pompes ! » ajoute-t-il en riant.
Estiver ? Kézako ? Jentrouvre la bouche pour tenter denrichir mon vocabulaire, hélas lhomme séloigne déjà au galop après mavoir encouragée dun signe.
Je savoure à nouveau le silence, mais il fait de plus en plus chaud. Canicule rime avec ridicule, jaurais dû me renseigner avant de partir toute guillerette. Les vagues de chaleur sont prévisibles. Les cartes météo virent au rouge, parfois même au violet ; le copain de mon grand-père en avait sans doute parlé dans lun de ses ouvrages.
Ma bouteille deau est déjà vide et je me traite de gourde. Jai limpression dêtre un glacier qui fond en accéléré. Je ne serai bientôt plus quune mare minuscule qui ne fait marrer personne ; ma randonnée sera à leau façon de parler.
Une voix intérieure, aux accents de papi Robert, me susurre alors :
« Que ton aliment soit ta seule médecine, dixit encore Hippocrate. »
Mon sourire se fige. Il aurait pu me le dire plus tôt. Je serais allée dans un restaurant bio au lieu de me liquéfier, sac au dos.
(Bruitage : eau qui coule)
***
30- GOURMANDISE
Ann Rocard
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Adaptation radiophonique d'un sketch écrit il y a longtemps et souvent joué.
Texte lu pour la première fois lors d'une émission "A Fleur de peau" de RCF en septembre 2021.
Il faut absolument que je vous raconte ce que jai vécu hier. Jen ressens encore toute lamertume sur le bout de la langue que jai tournée sept fois dans ma bouche sans parvenir à évacuer cette sensation désagréable.
Donc hier matin, je me suis retrouvée sur le banc des accusés et jai pris la parole :
« Monsieur le juge, mesdames et messieurs les jurés... Jai été prise en flagrant délit de gourmandise, au point de ne pas être dans mon assiette.
Quand le juge dinstruction ma convoquée, il ma parlé comme si javais tué le primeur de mon quartier. Erreur ! Je lui ai juste emprunté ce fruit à la peau verte que vous pouvez admirer. Cela vous intrigue, nest-ce pas ? Eh bien, je nen pas lutilité. Je serai mon propre avocat.
Rassurez-vous, je ne vais pas pleurer comme une madeleine. Grâce à mon voisin vietnamien, jai les accessoires appropriés : baguettes et bol de riz. Je vais donc mettre les bouchées doubles, prendre des baguettes pour ne pas dire des pincettes, et utiliser lhumour, car le riz est le propre de lhomme.
Bruitage : bruits de bouche.
Hum, un sushi sans souci, cest lextase, jen ris et jen souris... Qui a ri rira, vous ne me contredirez pas. Mais pardonnez-moi, je mégare.
Monsieur le juge, mesdames et messieurs les jurés... La gourmandise est un vilain défaut qui ne fait de mal à personne sauf à celui qui a lestomac dans les talons.
Lescargot, par exemple. Admirez la forme de sa coquille. Mesdames et messieurs les jurés, je vous le demande : ai-je une tête descargot ? Non, bien sûr, et je vous jure que je ne me recroqueville jamais dans ma coquille, surtout pas dans du beurre dail persillé !
Je vous en prie : ne me laissez pas mariner, cuire dans mon jus ! Rendez-moi la liberté !
Je sais ce dont jai besoin, je nai pas les ufs dans mes poches, seulement un uf tout neuf, comme celui-ci que je sors intact de mon sac.
Bruitage : sac dans lequel on fouille.
Mesdames et messieurs les jurés, on ne fait pas domelette sans casser des yeux. Cest pourquoi jouvre luf et le bon. Vous allez me dire : qui mange un uf mange un buf ? Mais non, les petites bêtes ne mangent pas les grosses.
Regardez-moi, je ne suis plus que lombre de moi-même : peau de pêche, pâle comme un navet. Et à parler pour des prunes, je vais finir par tomber dans les pommes. Ahhh... Ne vous inquiétez pas, ce nest quun léger malaise.
Oui, mesdames et messieurs les jurés, je veux le beurre et largent du beurre pour en mettre dans les épinards. Je veux rester gourmande et être acquittée.
Les carottes sont cuites. La banane est dans votre camp. À quelle sauce vais-je être mangée ? »
Bruitage : coup de maillet.
Je vous laisse imaginer la suite.
***
31- QUI NOUS MÈNE EN BATEAU ?
Ann Rocard
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Mon voisin le père Merlu nous a inscrits tous deux à une formation ou plutôt il ma entraînée comme un chalutier traîne son filet.
« Une formation pour vous aider à évoluer vers un objectif, grâce à des facilitateurs, des coachs professionnels qui ne décideront rien à votre place », a-t-il précisé.
Vers un objectif, pourquoi pas ? Oui, mais lequel ?
Javais sans doute lair dubitative, car Merlu a gloussé dun air entendu :
« Histoire de se jeter à leau, la formation aura lieu sur un ketch.
Quetsche ?
Ketch, le voilier à deux mâts ; le plus grand étant situé à lavant. »
Il sest lancé dans une longue explication dont je nai retenu que quelques mots : bôme du tigre, safran non épicé, gréement au gré du vent...
Je rêve depuis longtemps de découvrir les joies de la navigation, mais je nai pas encore eu la chance de mettre les pieds sur un bateau. Cest pourquoi jai fini par faire confiance à mon voisin et accepter ces trois jours de formation avec coachs triés sur le volet.
(Bruitage : port, bord de mer)
« Larguez les amarres ! »
Le skipper sans ski joue les chefs dorchestre et jobserve, intriguée, les différentes manuvres, en murmurant :
« Il était un petit navire qui navait ja ja jamais navigué... »
Quand jétais enfant, jadorais déposer des bateaux en papier dans les caniveaux, les jours de pluie. Je les suivais des yeux et chantonnais :
« Ohé, ohé, matelot ! Matelot navigue sur les flots... »
Aujourdhui a lieu mon baptême de mer. Je me sens lâme dun moussaillon.
(Bruitages : mer, vagues)
Le ketch séloigne de la côte. Nous croisons deux amoureux enlacés dans un kayak qui se gondole, un drakkar peuplé de Vikings carnavalesques, un vieux galion... et trois goélands sur une goélette.
Plus loin, une mouette qui se prend pour un bateau-mouche nous survole en bzzzzzbzzzzziant.
(Bruitage : mouche)
Nous faisons enfin connaissance avec la bande de coachs du ketch. Dhabitude ils sentrecoachent mutuellement et leurs rencontres finissent souvent en match de catch. Certains se retrouvent même scotchés sur le sol ou le pont dune embarcation.
Mais aujourdhui, ils semblent relax, à peine inquiétés par le roulis ou le tangage. En effet, ils ont été triés sur le volet, comme aurait dit Rabelais. Pas de nausée ni de mal de mer. Que des coachs au pied marin. Ce qui nest pas le cas des coachés, tel le père Merlu dont le visage a viré au vert. Je constate avec satisfaction que pour linstant je ne suis pas malade malgré la valse des vagues. Bravo, moussaillon !
(Bruitages : vent, vagues)
Le vent a forci depuis notre départ. Le skipper nous rassure :
« Aucun avis de vent frais ! Pas de souci ! » Tandis que les objectifs des uns et des autres ségrènent dans le souffle incessant.
Heureusement nous portons tous des gilets de sauvetage et le skipper semble compétent, seul maître à bord après Dieu hum, encore faudrait-il quil existe !
« Pas de souci ! » répète le skipper au sourire présidentiel.
Nous sommes tous dans le même bateau. Rien à voir avec le radeau de la méduse... et de toute façon, la côte nest pas si loin. Oui, pas de souci, mon capitaine !
(Bruitage : vent qui forcit)
Pauvre Merlu ! Il nest plus que lombre de lui-même. Je compatis.
Soudain un cri de stupeur. Le skipper vient davoir un malaise. Y a-t-il un médecin à bord ? Un moustachu se précipite aussitôt...
Et tout saccélère. Le ketch na plus de maître et Dieu nintervient pas. Les coachs plongent dans locéan sans hésiter, soudain pris dune envie incompressible de jouer aux quilles. Partir, senfuir ! Les objectifs nont plus de raison dêtre.
« Il faut changer de bord, retourner sa veste ! crie un type qui nen porte aucune.
On doit affaler les voiles ! » hurle un bonhomme bien en chair qui doit en avaler de toutes les couleurs.
Je ny connais rien mais je saisis le truc qui permet de diriger le bateau.
Le bonhomme grimace, les yeux comme des billes de loto :
« Vire de bord ! Empanne !
En panne ? Quelle panne ? No comprendo.
Non, plûte lofe, tire la barre à toi ! Vire lof pour lof ! Change damure ! »
Quelle armure ? Je ny comprends goutte et suis aveuglée par lécume. Quest-ce que je fais dans cette galère ? Je suis sûrement la réincarnation dun pauvre gars, enchaîné sur un banc et contraint de ramer toute sa vie.
(Bruitage : vent de plus en plus fort)
Heureusement, une armoire à glace se saisit de la barre en ordonnant :
« Barre-toi ! »
Je méclipse, sauvée par le gong.
Le type sans veste décide enfin :
« Chaloupes à la mer ! Les femmes et les enfants dabord, toujours dans les naufrages ! »
Aucun enfant. Je suis la seule femme à bord et je saute dans une espère de youyou. Les coachs et les coachés sagglutinent dans les embarcations. Le père Merlu vomit tripes et boyaux...
Quant à mon objectif, il est enfin trouvé : regagner la côte, saine et sauve.
(Bruitage : vent)
Le vent sapaise peu à peu et je méveille, en nage, sous ma couette. Mon téléphone vient de bipper ; je découvre un sms du père Merlu :
« Désolé. La formation est annulée faute de participants. Bonne journée à vous. »
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32- ARACHNOPHOBIE ?
Ann Rocard
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Les araignées, dites aussi aranéides, trouvent souvent refuge sur mon balcon... et parfois dans mon appartement. Jai toujours été fascinée par larchitecture de leurs toiles, surtout quand la rosée ou le givre se déposent sur ces uvres dart.
Lan passé, je me suis glissée dans la peau dune arachnologiste pour découvrir lunivers de ces bestioles, dotées de six à huit yeux.
Jétais persuadée que le fil au bout duquel elles se balançaient, sortait de leurs bouches. Erreur ! La soie liquide est secrétée par des filières, situées côté ventre, à larrière de labdomen : cette soie se solidifie au contact de lair quand miss Aranéide la tire avec ses pattes. Incroyable, mais vrai ! En remontant le long de son fil, elle crée une boucle quelle embobine souvent sous forme de pelote.
Je ne vais pas vous ennuyer avec tous ces détails ; je pourrais vous en parler pendant des heures.
(Bruitage : trois coups)
On frappe à la porte, ce doit être Aurore Tassardine, une copine par intérim que jai invitée pour faire plus ample connaissance. Nous courons de temps en temps de conserve, mais nallons jamais en boîte.
Je la fais entrer, ravie quelle ait accepté mon invitation.
Elle sassit sur le canapé, découvrant avec plaisir mon petit havre de paix. Soudain elle fixe le plafond...
« Horreur ! » hurle Aurore en pointant du doigt un cousin qui ne fait de mal à personne.
Elle vacille, pâle comme la mort. Jessaie en vain de la calmer :
« Araignée du matin chagrin, araignée du soir espoir ! Vu lheure quil est, cette vision est de bon augure. Cette toile est notre bonne étoile. »
Aurore saffale sur le canapé, les yeux exorbités, au bord dune crise dapoplexie. Catastrophe. Jignorais quelle est arachnophobique.
Je fais aussitôt appel à toutes les informations que jai emmagasinées afin de dédramatiser la situation :
« Le cousin notre lointain cousin dailleurs nest quune des 50000 espèces connues. Rien à voir avec la mygale, la veuve noire ou la recluse.
50000 ? Cest horrible ! »
Tentative ratée, ce qui ne mempêche pas de poursuivre :
« Les araignées ont un rôle écologique capital.
Je men moque...
Elles sont ovipares comme les oiseaux ; elles enveloppent leurs ufs dans un cocon de fil de soie. Merveilleux, nest-ce pas ? »
Seul un gémissement me répond.
« Leur fil est souple comme le caoutchouc, résistant comme lacier. Les chirurgiens sen servent comme fil de suture... »
Jaurais dû éviter cette précision car Aurore est passée sur le billard récemment. Elle doit être en train de visualiser la quantité de fil daraignée disséminée dans son propre ventre, avec ou sans bestioles.
Il est temps de changer de sujet. Pas moyen de la remettre sur pieds en tentant de lui transmettre ma passion arachnophilique.
« Un petit remontant ? Quest-ce qui te ferait du bien ? »
Aurore secoue vaguement la tête et bafouille :
« Cest lui... lui ou moi.
Qui, lui ?
Ton... ton cousin.
Je nai que des cousines. » Il me faut une seconde pour faire le lien avec la pauvre petite bête inoffensive qui se balade au-dessus de la fenêtre. « Tu veux que je lui dise daller voir ailleurs si jy suis ?
Oui... »
Je grimpe sur un escabeau et récupère délicatement laraignée aux longues pattes fines, puis la dépose sur mon balcon.
Je sers ensuite un petit verre dalcool transparent à ma visiteuse pour lui redonner des couleurs, évitant de lui conter lhistoire dArachné, cette jeune Lydienne qui tissait mieux que la déesse Athéna elle-même.
Athéna furieuse avait détruit le travail dArachné et celle-ci, humiliée, était aller se pendre. Athéna lavait alors transformée en araignée, condamnée à tisser sa toile éternellement. Hummmm... Ce mythe risquerait de donner de mauvaises idées à ma copine joggeuse. Sa vie ne tiendrait plus quà un fil.
Je préfère évoquer notre prochain parcours jusquà ce quelle reprenne du poil de la bête et quitte mon appartement.
Je me sens quand même un peu fautive ; jai sans doute remué le couteau dans la plaie. Quaurais-je pu faire dautre ?
Seule demeure une incertitude : aurait-elle une araignée dans le cerveau...
***
33- BOBINE DE FIL DE SOIE
Ann Rocard
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Ce nest pas une nécrologie que je griffonne ce soir. A la demande de Canette sa sur jumelle , cest un au revoir à une boule de poils pleine de tendresse : ma Bobine de Fil de Soie.
Ces mots sont pour toi, Bobine, la chatte la plus gentille qui ait partagé quelques années de ma vie.
Je tavais nommée ainsi car tu avais lâge de ma petite-fille Ariane... au grand dam de ma nièce, horrifiée que de si beaux chatons puissent sappeler Bibine et Canette.
Tu es témoin, Bobine : la bière na jamais coulé sous mon toit.
Pour ceux qui lignorent, la canette est la mini bobine placée au-dessous de laiguille de la machine à coudre. La bobine du haut et la canette du bas sont donc inséparables.
Cependant les chemins finissent toujours par se séparer... espérant se recroiser un jour. Peut-être.
Les nombreux chats qui vous ont précédées revendiquaient sans cesse leur gouttière. Gaston, Jenny-too-much, Eulalie et jen passe. Toi, Bobine, et ta jumelle naviez rien demandé à personne, mais vous êtes nées dans la peau de Sacrés de Birmanie, ces chats très sociables, colourpoint aux grands yeux bleus, affectueux et chaussés de gants blancs caractéristiques.
De nombreux écrivains aiment les chats. Chacun apprécie à sa guise indépendance et fidélité, affection, délicatesse, présence qui sait être discrète et tant dautres qualités.
Les chats ne sont jamais très loin quand les mots glissent sur le papier. Ils écoutent mine de rien poèmes et nouvelles quand les auteurs les relisent à voix haute... Ils écoutent comme sils se frayaient un chemin entre les pages, y laissant lécho de leur silhouette et des poils épars.
Ne men veux pas, Bobine, si ce soir je revisite ton histoire et lui ajoute les grains de folie qui me permettront den rire.
Il y a plus de 13 ans, tu arrivas chez moi avec ta jumelle, après un long voyage car votre mère vivait chez ma sur en haut dune montagne suisse. Celle-ci mavait donné deux chatons, et jétais ravie de vous accueillir.
Tu étais si drôle, Bobine, avec tes dreadlocks derrière les oreilles ; quand tu courais en sautillant, les dreads sagitaient telles des ailes doiseaux. Il paraît que le dieu Shiva et ses disciples en avaient déjà il y a des millénaires. Tu les as peut-être imités. Peu à peu les dreadlocks ont disparu, remplacées par des bouclettes brunes, mais ton côté rasta est resté.
De fil en aiguille, Bobine, tu ne mas jamais donné de fil à retordre. Tu nétais que douceur.
Tu étais le chat qui sourit. Pas de sourire vaguement carnassier comme celui du chat de Lewis Carroll. Non, un sourire tendre, semblable à ton regard.
La nuit, tes pupilles sagrandissaient et brillaient dun rouge fluorescent, histoire de lancer un clin dil à Edgar Poe ou Stefan King. Le seul moment où tu ressemblais à un petit diable qui rentrait vite dans sa boîte et se pelotonnait contre sa sur.
Comme Canette, tu ne respectais pas la moindre expression.
Tu restais blanche, même au cur de la nuit. Tu ne connaissais aucun rat, juste les rastas de passage dont les dreadlocks te rappelaient ton enfance.
Ne jamais éveiller un chat qui dort ? Aucun danger en ce qui te concernait ; tu ouvrais un il et le bon , tétirais avec nonchalance en agitant tes vibrisses et ronronnais une phrase que je nai jamais su traduire.
Tu ne partais jamais très loin ; les souris navaient pas le temps de danser. En traversant le jardin, tu faisais mine de ne pas voir deux ou trois mulots apeurés. Quant aux oiseaux, tu les observais, immobile et admirative, rêvant sans doute de pouvoir un jour les imiter. Un coup daile et le grand huit jusquaux nuages ! Quelle patte de velours ! pour ne pas dire « Quel pied ! ».
Ta sur Canette étant tombée dans une bassine, elle tavait relaté lexpérience ; mais tu navais pas vraiment assimilé le proverbe « Chat échaudé craint leau froide ».
Ce qui est sûr : jamais de coup de griffes ni de morsures ; pas de chats à fouetter ni de chat dans la gorge ! Tu étais non-violente et tu miaulais à qui pouvait te comprendre la célèbre citation de Gandhi : « Un homme cruel avec les animaux ne peut être un homme bon. »
Et quand quelquun donnait sa langue au chat, tu nen voulais pas. Lair de dire : « Je ne mange pas de ce pain-là. »
Je ne détaillerai pas toutes les années que nous avons partagées, les chutes, les remontées, le soleil et la pluie...
« Un chat retombe toujours sur ses pattes » était lunique expression que tu approuvais.
Il y avait longtemps que tu ne jouais plus à chat perché, te déplaçant au ralenti, avec difficulté. Bobine bobinette cherras, bobinette chérie, tu ne tomberas pas plus bas.
Ta vie ne tenait plus quà un fil de soie, et ce soir, tu tes envolée tel un oiseau fragile.
Enfin, cest ce que jimaginais. Il nen est rien. « Ça plane pour toi ! » si jen crois les paroles de Plastic Bertrand qui ne volent pas bien haut.
Tu tes débarrassée de ta peau dapparat et tu ne conserves que ta lumière intérieure.
Nous finirons tous par te rejoindre. En attendant, bon vol interstellaire.
***
34- ECHEC ET MAT !
Ann Rocard
.
Le ptit Merlu a voulu mapprendre à jouer aux échecs. Je nai jamais été attirée par ce jeu, mais pour lui faire plaisir, jai accepté. Il faut toujours faire plaisir au ptit Merlu ; son voisin de père est mon dentiste et je préfère être dans ses petits papiers.
Je croyais avoir des bases, hélas il a fallu tout reprendre à zéro, car je ne voulais placer les pièces que sur les cases noires.
« Eho, Cendrillon ! »
Je vous en ai déjà parlé, cest le surnom que me donne le ptit Merlu, amateur de contes de fées.
« Cendrillon, il te manque une case ? On ne joue pas aux dames...
Il y en a deux pourtant. »
Le ptit Merlu me fixe, lair désolé :
« Deux reines, une blanche et une noire. Il y a aussi deux rois.
Comment les reconnaît-on ? »
Le gamin hausse ses petites épaules qui me paraissent soudain gigantesques :
« Grâce à leurs couronnes évidemment. Couronne masculine ou féminine. Adjectif, on accorde avec le nom, je lai appris à lécole. »
Jobserve les quatre têtes royales et ne parviens pas à distinguer le féminin du masculin, ce qui me fait sourire :
« Ça leur permet peut-être de tirer les rois. Mais où est la galette ? »
Le ptit Merlu na pas beaucoup dhumour. Jouer sur les mots ne lintéresse pas, il préfère les échecs.
Retour à la case départ !
« Bon, Cendrillon, un peu de concentration ! comme dit ma maîtresse. »
Et il dépose les pièces avec précision sur léchiquier :
« Chacun à sa place... La dame blanche sur une case blanche et son roi à côté.
Ils ne divorcent jamais ? »
Le ptit Merlu sarme de patience en manipulant des pièces coiffées dune mitre. Plus on est de fous, plus on rit ! La partie sannonce bien.
Puis il sort la grosse cavalerie : 2 chevaux par couleur, éternelles deudeuches qui font souvent cavalier seul, et quatre tours qui montent au créneau.
« Pour finir : les pions ! annonce-t-il.
Des soldats en quelque sorte ?
Si ça peut te faire plaisir, Cendrillon. »
Ça ne me fait pas plaisir du tout. Encore un jeu de guerre où le but est de trucider lennemi. La dame blanche ne fait pas de lil au roi noir, elle essaie tout simplement de sen débarrasser. La tour, prends garde ! Et les mitrés sont fous à lier.
« Je prends les blancs, tu as les noirs, décide mon adversaire. Cest moi qui commence. »
Le ptit Merlu se lance dans des tas dexplications pendant que je pense à une liste de courses urgentes, glissée dans ma poche.
Soudain il me tapote le bras :
« Vas-y, répète, Cendrillon ! Comment se déplacent les pièces sur léchiquier ? »
Jai vaguement mémorisé certains mouvements, la diagonale du fou et de la reine, les pas du pion et du roi... mais le saut du cavalier me laisse perplexe.
Et vlan ! Le ptit Merlu vient de men grignoter un. Carnivore, va ! Mais je ne suis pas à un cheval près.
Mes pièces disparaissent lune après lautre. Il a plus dune tour dans son sac, ce ptit gars-là. Ça se déplace, ça zigzague... Comme jessaie en vain de limiter, il me prend pour un mouton sans tenter le coup du berger.
Je suis totalement dépassée :
« Damned ! Tu mas damé le pion !
Hein ? »
Il faut bien que jétale un minimum de savoir grâce à cette métaphore du jeu de dames. Je me ridicule déjà suffisamment.
Le temps de me gargariser en silence... le ptit Merlu pousse un cri de joie :
« Echec et mat ! »
Le roi est mort. Vive le roi !
« On fait la revanche, Cendrillon ?
Non, merci. Félicitations, Majesté ! Jai un rendez-vous urgent. »
Et je méclipse, sauvée par une liste de courses. Mais ça me donne une idée : la prochaine fois que je raconterai une histoire au ptit merlu, ce sera la partie déchecs de Lewis Carroll quand Alice gagne en onze coups... ou celle des Monty Python dans La folle histoire du monde. « Tout le monde prend la reine ! Partouze ! » Hum... Je ne sais pas si mon dentiste appréciera.
***
35- PAR LA GRANDE OU LA PETITE PORTE ?
Ann Rocard
.(daprès lun de mes sketches)
Ce matin, il fait un temps idéal pour une balade. Jenfile mes tennis, glisse une pomme, du fromage et une thermos de thé dans mon sac à dos... Et je méloigne vers une destination inconnue.
Deux heures plus tard, la pause pique-nique au pied dun châtaignier est la bienvenue ; sereine, je me laisse bercer par les chants doiseaux.
Bruitage : chants doiseaux.
Après avoir zigzagué entre des arbres, japerçois la silhouette dun vieux moulin à vent qui semble encore fonctionner.
Etonnée, je mapproche et jette un coup dil à lintérieur : un homme joufflu, coiffé dun bonnet blanc, est assis devant une table. Il pianote sur le clavier de son ordinateur et titille la souris. Apparemment calme et concentré.
Bruitage : petits coups sur la vitre.
Je tapote sur la vitre... Aucune réaction.
Sur un coup de tête, je décide de rendre visite au pianoteur. Il y a deux portes, une grande et une petite. Jopte pour la petite, par discrétion sans doute.
Bruitage : plusieurs coups.
Mais jai beau frapper, je nobtiens aucune réponse et finis par me glisser à lintérieur.
Le bonhomme se redresse, surpris :
« Ne vous gênez pas ! Vous entrez chez moi comme dans un moulin !
Ce nest pas un moulin ici ?
Si, foi de meunier. »
Perplexe, je me dirige vers la grande porte. Pourquoi deux portes au lieu dune ? Peut-être une issue de secours ?
Et le bonhomme qui se dit meunier, se met à grogner :
« Décampez et ne me roulez pas dans la farine.
Je ne fais quentrer par une porte et sortir par lautre. Ne vous fâchez pas ! »
Jhésite un instant... et laisse la grande porte entrouverte pour observer ce quil se passe. Oui, la curiosité est un vilain défaut. Moins grave que la gourmandise car on accumule moins de kilos.
Le meunier soupire, se tourne à nouveau vers lécran de son ordinateur et replonge dans lunivers addictif dun jeu vidéo :
« Où en étais-je ? »
Je pousse la grande porte et traverse la pièce, intriguée par leffet hypnotique de lécran.
« Encore ? dit le meunier, bondissant sur ses pieds. Ça va durer longtemps ? On nest pas sortis de lauberge !
Une auberge ? Je croyais que cétait un moulin...
Laissez-moi tranquille ! Jai du pain sur la planche. »
Alors là, bravo ! Jai affaire à un pro.
« Ah, vous êtes aussi boulanger ? On ne peut pas être au four et au moulin... »
Les joues de mon hôte virent au rouge ; le bonhomme minterrompt et pointe la grande porte :
« Dehors ! Ou je vais sortir de mes gonds.
Merci, mais je préfère la petite. »
La nature humaine est parfois décevante. Cet homme en est un parfait exemple. Le voilà qui sort ses griffes alors quil paraissait doux comme un agneau il y a quelques minutes.
Et le meunier de ruminer :
« Elle me sort par les yeux, celle-là...
Les yeux ? Non, désolée, ce nest pas ma spécialité. Par contre jai toujours rêvé de devenir otorhinolaryngologiste. À la prochaine fois ! »
Emue, je repense à ce rêve denfant qui ne sest jamais réalisé et je méchappe par la petite porte sans la refermer complètement, laissant le meunier à ses réflexions :
« O-quoi ? Qua-t-elle dit ? Cest entré par une oreille et sorti par lautre. »
Je pointe le nez dans lentrebâillement :
« Oreilles ? Vous avez dit : oreilles ? Là, je me sens concernée. »
Le meunier excédé se ronge les ongles :
« Que voulez-vous ? Du blé ? »
Moi ? Cela nentre pas en ligne de compte. Et je proteste :
« Vous vous méprenez, cher monsieur. Votre argent ne mintéresse pas. Vous devriez avoir honte et vous cacher dans un trou de souris.
Une souris, à présent !
Celle de votre ordinateur. »
Je suis vexée. Me proposer du blé ? Pourquoi pas de loseille ou une galette ? Cest pourquoi je prends un air contrit :
« Quant à votre proposition, vous sortez de lépure.
Pardon ?
Vous ne respectez pas le cadre fixé pour notre discussion.
Nous navons rien fixé du tout. »
Et le meunier écarlate de grincer des dents :
« Je vais lui rentrer dans le chou.
Chou à la crème ? Ah, vous êtes aussi pâtissier. Félicitations. Attendez, je reviens tout de suite.
Oh, non... » »
Je méclipse par la petite porte... à peine trois secondes, et réapparais, tout sourire, en lui tendant un rouleau à pâtisserie :
« Et si ! Tenez, vous avez lair au bout du rouleau ; jai ce quil vous faut. »
Soit dit en passant, je ne me souvenais plus davoir emporté cet objet dans mon sac à dos.
Le bonhomme se met à trembler, au bord de la crise de nerfs, et il répète :
« Que voulez-vous ? Devenir meunier à la place du meunier, moi en loccurrence ?
Pourquoi pas ? Je ne fermerai pas lil, pas de risque que votre moulin aille trop vite. »
Bruitage : extrait chantonné de « Meunier, tu dors... »
Le bonhomme saisit son bonnet et le pose sur ma tête :
« Parfait, je vous laisse ma place. Je vais prendre la vôtre et aller dormir sur mes deux oreilles. »
Et il ressort sans hésiter par la grande porte.
Bruitage : gros bruit, grincement.
Un drôle de bruit se fait entendre. Une sorte de claquement. Les ailes du moulin se sont-elles envolées, emportées par le vent ?
Je me précipite et constate :
« Pauvre homme. Il est entré dans le décor et sorti les pieds devant. Dommage. »
Bruitages : pépiements doiseaux sur lair de « Meunier, tu dors », grincement.
Jentrouvre les yeux, étourdie par ma propre logorrhée. Un vrai moulin à paroles devenu incontrôlable...
Au-dessus de ma tête se balance une branche de châtaignier sur laquelle des oiseaux pépient un air qui ne mest pas inconnu. Je tâte le sommet de mon crâne : pas le moindre bonnet blanc ni blanc bonnet.
Juste un creux dans lestomac. Un sandwich au fromage sans pain aurait-il déclenché ce rêve incohérent ? Ou bien est-ce le fait dêtre moi-même au bout du rouleau, en quête de celui qui tiendrait lautre extrémité ? Je lignore... Aucun bonnet à jeter par-dessus les moulins, aurait dit madame de Sévigné.
A quoi bon enfoncer une porte ouverte ? Je reprends mon sac et poursuis ma balade, espérant croiser en chemin un Don Quichotte qui apportera de leau à mon moulin.
Bruitage : pépiements doiseaux sur lair de « Meunier, tu dors »
***
36- BEAUMARCHAIS OU BEAU MARCHEUR ?
Ann Rocard
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Comme je vous lai déjà dit, jaime les randonnées, de préférence à lécart du bruit et de la foule... et si possible, les randonnées non solitaires.
Ce matin, seul lécho de mes pas me répond, une amie sétant décommandée à la dernière minute. Je vais devoir marcher toute seule, tel le camembert dans mon réfrigérateur.
Je traverse le marché aux puces sans en marchander une seule et méloigne au plus vite loin des sentiers battus.
Une heure plus tard, un randonneur me dépasse. Démarche souple, sans le moindre effort. Bel homme à lallure un peu surannée. Une drôle de coiffure à bouclettes qui na rien de naturel, et un costume du 18ème (le siècle, pas larrondissement où se dresse la butte Montmartre).
Un solitaire qui ne parle pas en vers et engage illico la conversation :
« Bonjour ! Jarrive de Séville et je vais au mariage de mon ami Figaro.
Comme le journal ? »
La question bête est sortie toute seule ; jaurais pu la retenir.
Lhomme plutôt sympathique arque un sourcil rieur :
« Vous avez de lhumour. Japprécie ! Personnellement, je me hâte de rire de tout, de peur dêtre obligé den pleurer. Faisons une pause », ajoute-t-il en montrant un rocher qui nous servira de banc.
Et il me tend la main :
« Pierre-Augustin, je vous passe la suite à rallonge. Le diminutif P-A suffira. Enchanté ! »
Suite à rallonges comme la table de ma grand-mère ? Je mattends au pire...
Vaguement amusée, je me présente dun simple prénom.
Tout en écoutant P-A raconter son périple pédestre depuis le Sud de lEspagne, je ne peux mempêcher dassocier ce Pierre-Augustin au Barbier de Séville et au Mariage de Figaro, mais aussi à la citation bien placée, Je me hâte de rire de tout, de peur dêtre obligé den pleurer. Sagit-il dune coïncidence ou le beau marcheur se moque-t-il de moi ?
Pour en savoir plus, je fais mine de réfléchir :
« Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés. Vous ressemblez à lun de mes cousins Caron... (Entre nous, je nai que des cousins Carré, mais le randonneur lignore).
Caron était le nom de mon père.
Et de Beaumarchais, celui de votre première femme ?
La veuve de Pierre-Augustin Franquet, seigneur de Bosc Marchais : lon ne peut rien vous cacher. »
Tout juste sil ne va pas me réciter sa soi-disant biographie apprise par cur.
Etant une fervente admiratrice de Beaumarchais, je connais tout ou presque de sa vie. Et ce bonhomme tente de me faire croire quil en est la réincarnation, trois siècles plus tard.
Je lève les yeux au ciel. Le P-A me prend vraiment pour une andouille.
A présent il se vante dêtre un homme de plume aux multiples talents, annonciateur de la Révolution française et de la liberté dopinion :
« Sans la liberté de blâmer, il nest point déloge flatteur... »
Je me permets de linterrompre et de poursuivre, car jai appris cette phrase par cur :
« ... Il ny a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Tout beau, monseigneur ! Je connais mes classiques. »
Mais le beau marcheur est également un beau parleur, un manipulateur qui finit par me faire douter de mes capacités de jugement. Dautant que je minterroge ces derniers temps sur la réalité de la réincarnation. Tant quon naura pas prouvé le contraire, cette hypothèse reste en suspens. Evolution spirituelle oblige, je reste perplexe.
Lhomme finit par me convaincre et il me tend une carte de visite :
« Jespère que nous resterons en contact, chère madame. Voici mon adresse email : beaugosse@gmail.lemonde.
Beaugosse tout attaché ? »
Et lautre de sexclamer, avec un sourire pervers :
« En plus, elle me croit ! »
Soudain jatterris. Le beau marcheur nest quune imitation, un Marchais tout court, un acteur talentueux qui a emberlificoté la naïve que je suis, la bécasse qui croit tout ce quon lui raconte.
Le Beaumarchais, le vrai, le sincère, naurait jamais agi ainsi, même après une formation accélérée en informatique.
Jéclate dun rire narquois et le bonhomme paraît surpris :
« Quest-ce qui vous amuse ?
Vous me faites pitié... Alors je me presse de rire de tout, comme lécrivait si bien lami Pierre-Augustin. Et je vous laisse conclure.
... De peur dêtre obligé den pleurer », grimace-t-il entre ses dents.
Mais je suis déjà loin, sifflotant un air de Mozart.
Un dernier hommage à Figaro et celui qui la fait naître.
***
37- CEST DU GÂTEAU !
Ann Rocard
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Je ne vous ai jamais parlé de loncle Honoré, une vraie crème, dorigine non pas anglaise mais irlandaise , et de la tante Madeleine à laccent bavarois.
Honoré et Madeleine ORome : un couple apparemment mal assorti.
De leur vivant, jadorais passer les vacances dans leur pâtisserie, en Allemagne de louest, non loin de la frontière française.
Ils vivaient dans une petite ville en pleine Forêt-Noire où mon cousin Amel mentraînait parfois à la découverte de personnages de contes en pain dépice.
Saint-Honoré était un peu mon père adoptif ; je le surnommais papa ORome. Il me faisait rire, jouant avec les mots, même sil ne le faisait pas toujours exprès.
« Je vais te concocter un pou dingue, mon ptit chou.
Du pudding, tonton !
Je préfère franciser, chouchou, cest plus goûtu », insistait-il en tapotant sa grosse brioche dun air satisfait.
Je me souviens dune journée mémorable.
Assise derrière la caisse, tante Madeleine buvait du thé en relisant pour la dixième fois Du côté de chez Swann, un pavé de son auteur préféré.
Coiffée de deux macarons, ces petits chignons ronds sur chaque oreille, comme la princesse Leia dans Stars Wars , elle portait sa robe meringue, celle du dimanche, et des chaussons aux pommes brodées. Il ne lui manquait plus quune charlotte aux poires sur la tête pour parfaire le tableau.
Cétait une femme bien en chair dont les yeux pistache pétillaient de gourmandise en fixant dans la vitrine clafoutis et pâtes de coing.
Ce matin-là, jaidais tant bien que mal loncle Honoré à servir ses uvres dart, car Amel, leur fils unique, était parti la veille rejoindre la capitale ; il avait réservé un billet de seconde classe sur le Paris-Brest après mavoir confié :
« Mes parents se crêpent sans cesse le chignon ou les macarons, je donne ma démission.
Mais ils ne pourraient pas se passer lun de lautre, tu le sais bien », avais-je protesté en vain.
Amel sétait engagé comme pâtissier sur un bateau de croisière, nommé Les Iles flottantes, après sêtre longuement entraîné à mitonner des kouingnamans à la lueur dun far breton. Pas question pour lui de changer de direction !
En apprenant cette désertion en pleine saison touristique, tante Madeleine avait trempé son prénom dans sa tasse de thé, laissant Swann de côté... et loncle Honoré avait tourné sa langue-de-chat sept fois dans sa bouche avant de grimacer :
« Tu prends le moka... non, le maquis ?
Je me contente de changer de boulot, daddy, cest du gâteau », avait rétorqué Amel dune voix forte.
Pauvre papa ORome ! Il en avait oublié la crème brûlée dans le four et un nuage de fumée noire avait alors envahi la boutique.
Au-dehors, ce matin, des blancs dufs battus en neige tourbillonnaient, voilant un croissant de lune ; les branches étaient couvertes de sucre glace ; lautomne avait chassé brutalement lété indien.
Entre deux clients, loncle Honoré se tourna vers tante Madeleine :
« Au fait, ma chouquette, as-tu vu le pain perdu jamais retrouvé ? »
Il avait un regard fondant au chocolat quand il la regardait. Sa Madeleine était plutôt du style omelette norvégienne brûlante à lextérieur et glacée à lintérieur , ce qui était sans doute la cause profonde de leurs disputes.
Bruitage : clochette de porte.
La clochette de la porte retentit et le pain fut perdu définitivement ou presque.
Après la messe, les clients affluaient dans la pâtisserie. Des nonnettes à la queue leu leu, suivies de religieuses au café gourmand qui sébrouèrent, éparpillant les flocons ; elles nous lancèrent un clin dil parfumé dorange et quelques pets de nonne involontaires.
Sur leurs talons, la mère Tatin leur lança un regard offusqué.
« Quelle tarte celle-là avec sa tronche de cake ! » grommela loncle Honoré entre ses dents.
Il ne la portait guère dans son cur depuis quelle lavait surpris en caleçon dans la boutique, en train dengloutir un carton de calissons. Elle sétait empressée de lui faire la morale et lavait obligé à régurgiter les exceptionnelles confiseries.
Je me retins de rire et tendis à miss Tatin la pièce montée au 7e ciel quelle achetait chaque dimanche, ne pouvant sempêcher de commenter la température :
« Il ne fait pas chaud chez vous.
Jai pourtant mis dans lâtre la bûche de Noël », protesta mon oncle préféré.
Entra ensuite Bruno Lacassonade, un financier qui avait fait fortune en sucrant les fraises. Il fallait toujours quil gare sa moto devant la porte. En un éclair, il bondissait dans la pâtisserie, choisissait une galette à la frangipane. Avec ou sans couronne, peu lui importait. Seuls les mots galette, blé, liquide... le faisaient rêver. Pourquoi pas un mille-feuille à loseille ne cassant pas des briques ? Honoré sétait promis dessayer un jour une recette qui rapporterait gros.
« Un peu gâteux si ce nest gâteau, commenta mon oncle à mi-voix. Quel nougat... non, quel nigaud ! »
Rares étaient les clients qui trouvaient grâce à ses yeux.
Mais ce matin-là, il ronchonnait plus que dhabitude :
« Cest du flan, mon ptit chou.
Où çà, tonton ?
Ce nest pas sérieux... Ce nest pas vrai, quoi ! Faut que ça change ! »
Sur ces mots, il enfila un manteau et nous confia la boutique pour le restant de la journée. Puis il partit sans se retourner et senfonça dans la Forêt-Noire en se léchant les babines. Pas dîles flottantes, mais des illusions ou la certitude dy retrouver son pain perdu.
***
38- TIRELIRE ET VIRELANGUES
Ann Rocard
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Le mois dernier, je me suis inscrite au CDV, intriguée par ces trois lettres majuscules qui navaient rien à voir avec les compact discs video. Jai dabord pensé quil sagissait dun Cours De Vélo immobile ou de Voile sans eau. Quelle na pas été ma surprise de découvrir lors de ma première réunion que je venais dadhérer au Club Des Virelangueurs.
Jai aussitôt tapoté sur mon téléphone pour en savoir plus :
« Un virelangue est un groupe de mots difficiles à articuler, assemblés dans un but ludique ou pour servir d'exercice d'élocution. Dixit mon inséparable Larousse. »
Gaston, le président du Club, me tendit la main ; il avait un fort accent canadien :
« Bienvenue au CDV ! Moi, cest tonton Gaston. Ici, on se tutoie tous. Tu viens tenfarger ? » Devant mon air ahuri, il poursuivit : « Te prendre les pieds... ou plutôt la langue dans quelque chose ? »
Ne sachant que répondre, je me contentai dapprouver, ce qui déclencha lhilarité de lassistance.
« Ici aussi, précisa Gaston, pas de mauvaise langue ni langue de bois. »
Je demandais du bout des lèvres :
« Et la langue verte ?
Non plus, pas dargot ni de ragots ! »
Il me présenta les participants, également surnommés des Casselangueurs ou Fourchelangueurs, heureux et fiers de lêtre.
Serge avait un cheveu sur la langue et Bill la langue bien pendue.
Sancho se pourléchait, peaufinant à la louche des recettes plus ou moins réussies.
Natasha tirait la langue au sens figuré et cherchait sans cesse son chat Sushi.
Debout, Didon boudait et bedonnait, attendant le dîner avec impatience :
« Pas de boudin ni de daube, jespère... »
Tata Zyta tapotait la tête de tonton Gaston ; elle gardait toujours les yeux fermés, paraît-il, pour mieux savourer les mots échangés.
Je jetais un coup dil discret à la salle propre comme un sou neuf.
A lentrée : une tirelire où les virelangueurs glisseraient quelques pièces en fin de la soirée.
Seize chaises sèches autour dune table branlante sur laquelle Sancho venait de poser un plat peint plein de pâtes plates peu appétissantes. Sachant chasser ses soucis sans ses chaussons, Sancho nous fit asseoir :
« Prenez place sans sourciller. »
La conversation, que mon arrivée avait dû interrompre, reprit de plus belle.
Serge sécria :
« Sachez, cher Sancho, que Natasha n'attacha pas son chat.
A cause du gros rat gras et gris qui se cachait chez ce cher Serge », ajouta cette dernière.
Vexé, le dit Serge chercha à changer son siège :
« Fausse perception ! Je veux et jexige dexquises excuses... » tandis que tata Zyta temporisait :
« Tu es trop têtu. Tu t'entêtes à tout tenter, tu t'uses et tu te tues à tant t'entêter. »
Bill approuva et senquit :
« Au fait, cet été, as-tu été à Tahiti ? As-tu tâté du thon et du tatou... et ton thé ta-t-il ôté ta toux ? Ah, désolé... Ta Cathy ta quitté. »
Jécarquillais les yeux : où étais-je tombée ? Les virelangueurs articulaient mots et sons jouissifs. Ils se saoulaient de syllabes à répétition.
Didon était la seule à dévorer des yeux et des dents les deux dos dodus de deux dodus dindons et six saucissons secs sans sel qui avaient succédé au plat de pâtes plates.
Tout sourire, elle me montra le dessert sur la desserte et susurra :
« Ces six cent six choux-ci sont si chou... et ces cent treize fraises fraîches aussi. »
Gaston sifflota soudain pour obtenir le silence. Il se tourna vers moi, lair inquisiteur :
« Et toi ? Tu te tais... Quen dis-tu ? »
Je me mordis la langue pour éviter largot et mis de côté les haricots crus, haricots cuits, haricots crus, haricots cuits, qui finissaient toujours échanger un r. Je devais tenir ma langue pour tenter dintégrer ce club particulier... ou du moins de rester jusquà la fin du dîner.
Javais une expression sur le bout de la langue, mais restais pourtant muette quelques secondes :
« Heu...
Mais encore ?
Heu... Je ne peux pas nier avoir mis mon panier sur mon piano. Panier piano, panier, piano, pané panio... »
Les virelangueurs sesclaffèrent. Ma langue avait fourché. Horreur... Jeus limpression de passer sous les Fourches caudines ou leau glacée de douze douches douces.
Sancho au sang chaud se pencha alors vers Natasha et lui tint à peu près ce langage :
« Et jonmbour son-mieux du borco ! Que zouvette logis, que mouveu blancez beau ! »
Je crus entendre le SOS, lancé par La Fontaine qui se retournait en trombe dans sa tombe.
Trop, cest trop ! Au pas, au trot, au galop !
Je bondis par-dessus Didon et ses deux dodus dindons, écartai Bill qui déballait dix boules de loto à dix balles... et filai comme une folle me fondre dans la foule.
Jen avais perdu ma langue. Heureusement pas de Sushi aux environs, le chat de Natasha nen aurait fait quune bouchée. Je regardai dans ma poche : rien.
Daprès le dicton, Langue sensée est toujours modérée. La mienne exagérait !
Il me fallut plus dune semaine pour la retrouver, bien vivante dans mon vieux Gaffiot. Depuis ce jour-là, je ne bafouille que du latin de cuisine et jévite les CDV quels quils soient.
Virelangues et absence de ramage ne font pas bon ménage.
***
39- UN CODE OUI, MAIS LEQUEL ?
Ann Rocard
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Bruitage : lordinateur se met en marche.
LIntelligence Artificielle me tape sur le système. Jai les nerfs à fleur de peau à tel point que le soir ils scintillent dans lobscurité. Mes neurones se rebellent car lI.A tire toutes les ficelles.
Bruitage : lordinateur se remet en marche.
Jen ai vraiment assez. Jai envie de tout laisser tomber : les phrases qui me déphasent, les mots de tous les maux, les piques de linformatique.
Mon PC est rapiécé, mon Mac-Adame me prend pour une pomme. Fini le système D, la débrouillardise nest plus de mise. Il faut savoir surfer sur internet sans la moindre goutte deau et tout ça nest pas très net.
Je me sens prisonnière de la toile. Araignée du matin, chagrin ; araignée du soir, espoir ? Erreur, car à tout moment, lI.A me leurre et jai limpression de me désagréger.
LIntelligence Artificielle sen moque et remet les pendules à lheure, précisant dune voix de synthèse :
« Je suis une constellation de technologies différentes, qui fonctionnent de concert pour permettre aux machines de percevoir, de comprendre, dagir et dapprendre à des niveaux dintelligence comparables à ceux des humains. »
Elle sinfiltre même la nuit au cur de mes rêves et me bourre le crâne :
« Je sais tout. Tu ne peux pas te passer de moi. Je suis irremplaçable. »
Bruitage : lordinateur se remet en marche.
Cet après-midi, je dois rédiger une chronique urgente et Jules cest ainsi que je surnomme mon computer portable pour ne pas dire vulgairement con-piouteur ! Donc Jules me demande un code.
Un code ! Oui mais lequel ?
Le code Vagnon pour passer le permis bateau ? Le code de la route pour ma trottinette non électrique ? Quel code secret ? Jen ai accumulé une quantité indescriptible, de quoi faire gémir tous les informaticiens de mon entourage.
Je fais appel à ma mémoire gruyère, envahie de codes en tous genres et tapote sur le clavier le premier code qui me vient à lesprit :
JULEStumefatigues12345//
Evidemment ça ne fonctionne pas.JULESjetehais6789//
...Idem !JULEStatactiquementictaque//0000... Rebelote !
Je les essaie tous les uns après les autres avec ou sans espaces. Aucun résultat.
Jules reste imperturbable. Je perçois même un sourire narquois en bas à droite de lécran total tandis quun nouveau message apparaît :
« Mot de passe Mail requis.
Saisissez votre mot de passe dans Comptes Internet. »
Mes muscles se raidissent, je serre les poings et tente vainement de me calmer : Jules, si tu continues de me harceler, je crève lécran. Et ça ne sera pas du cinéma.
Soudain je craque, jai du mal à respirer... Jules doit le ressentir, car une petite annonce saffiche :
« Votre ordinateur est au bord de lapoplexie. »
Moi, aussi.
« Vous devez en changer avant lexplosion finale. »
Ah ! En plus, il risque de sautodétruire comme dans Mission impossible Combien de minutes ou de secondes me reste-t-il pour échapper au désastre ?
« Explosion programmée. Quittez les lieux immédiatement. »
Cest une blague ?
Aucun ricanement ne me répond. Mais avec Jules, je ne sais jamais sur quel pied danser. Même lorsque je minitie à la salsa grâce à des tutos de youtube.
Bruitage : grésillement.
Mon ordinateur commence à grésiller et répète dun ton monocorde :
« Bug or bogue. Be careful !
Bug or bogue. Be careful ! Be careful ! Be careful ! »
Désolée, je ne suis pas anglophone.
Je saisis mon dictionnaire en bon vieux papier : bug bogue
Bogue de châtaigne ? Pas sûr, quoique Je pourrais tirer les marrons du feu.
Bug : « Défaut de conception d'un programme informatique à l'origine d'un dysfonctionnement. »
Dysfonctionnement ? Dix seulement ? Ce nest peut-être pas si grave.
Jules me lance alors un dernier message :
« Si votre mot de passe nest pas saisi dans les 15 secondes,
votre computer se dématérialisera automatiquement. »
Tu men diras tant !
Exaspérée, je fais un dernier essai :
JULEStagoogle///
Et là un voyant clignote, le grésillement cesse et Jules pousse un long soupir entre les touches du clavier.
Bruitage : soupir électronique.
La gorge encore nouée, je griffonne ma chronique sur une feuille et mapprête à lenvoyer par la poste, tout en sachant que personne ne la lira. Le papier fait partie du passé, mon patron sen sert pour allumer le feu dans sa cheminée.
Alors que faire ?
Jules, je préférerais men débarrasser. Mais la toile ma déjà emprisonnée. Je me débats sous le regard mauvais de lI.A, lIndestructible Araignée.
Bruitage : musique suspense
***
40- COUP DENVOI
Ann Rocard
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Ce soir, je suis invitée chez Julie et Thibault, des amis de longue date.
« Napporte rien, on mangera sur le pouce ! Assiettes en carton, sur le canapé. »
Je me méfie de ce genre de menu, chips et pizzas surgelées dont le fromage fondu senroule sur vos doigts et ne les quitte plus.
Nécoutant que mon instinct, je cours me procurer une bouteille de blanc pour éviter la bière, ainsi quune cargaison de tomates cerises et de serviettes en papier. Bizarre ! Dans la boutique dépannage du coin de la rue, je ne trouve que des serviettes couvertes de ballons noir et blanc.
« Vous nen avez pas des toutes simples ? Imaginez quun des dessins se détache et se coince au fond de la gorge »
Le père Ducrampon hausse les épaules, me prenant pour un dinosaure, un platéosaure tomatovore réincarné :
« On se les arrache mes serviettes, ma ptite dame. A fond les ballons ! Faut se tenir au courant si vous ne voulez pas finir sur le banc de touche ! »
Au courant ? Lampoule au-dessus du comptoir se met à grésiller ; je préfère régler et méclipser.
Monsieur Ducrampon a toujours le don de me mettre mal à laise en me faisant comprendre que je suis totalement surannée, poussiéreuse, antédiluvienne, périmée et jen passe Je pourrais changer de boutique, mais la sienne est bien pratique, à deux pas de chez moi, quand les autres magasins sont déjà fermés.
Bruitage : trois coups sur la porte
Une demi-heure plus tard, je frappe chez Thibault et Julie, rêvant déjà dun dîner-trio tranquille et sympa. La porte souvre et je découvre une dizaine de personnes agglutinées sur le tapis et le canapé, une canette de bière à la main. Tous assis devant un écran, déjà allumé ! Ah, non, pitié ! Pas une soirée foot-télé !
Julie membrasse, tout sourire :
« Entre ! Trouve-toi une petite place ! Je suis tellement heureuse que tu aies pu te libérer. »
Et Thibault me présente leurs amis, émoustillés par le spectacle qui ne va pas tarder à démarrer. Il saisit le paquet de serviettes quil distribue aux uns et aux autres :
« Quelle bonne idée ! Ça colle avec le thème de ce soir ! Tu ten doutais, nest-ce pas ? »
Le fromage qui colle, oui mais le thème, pas du tout. Sinon jaurais trouvé une excuse pour échapper au désastre.
Histoire de dire quelque chose, je tente un ballon dessai, au sens figuré bien sûr, juste une tentative pour sonder lopinion :
« Ça souffle dans le bon sens ? »
Mais ma question est prise au premier degré, tous lèvent la tête pour connaître la direction des vents et limpact que ceux-ci auront sur leur cher et irremplaçable ballon. Mon ballon dessai est donc une balle perdue et je préfère disparaître dans un coin.
Bruitage : début de match, retransmis à la télévision.
Coup denvoi ! Les spectateurs se déchaînent, foulant du pied le tapis transformé en pelouse et le canapé en gradins.
Ça tire ! Ça tacle ! Ça dribble ! Et une phrase de François Mauriac me revient à lesprit : Mais enfin, la foule que jobserve, quun ballon rond intéresse plus que tout au monde, sait-elle ce qui se passe en ce moment ?
Cartons rouge, jaune, vert ! Une vraie collection ! Pénalty ! Passe à dix, vingt, trente, quarante Et soudain un hurlement : BUUUUT !
Bruitage : foule en délire après un but.
Le goal concerné se tape la tête contre les montants de sa cage. Il est désespéré, sans la moindre pensée pour la planète en perdition.
1-0 ! Je ne sais toujours pas quelles sont les deux équipes qui cavalent sur le terrain ; jaurais dû emporter mes lunettes pour en savoir plus.
Epuisée par tant de sport, je jette un coup dil à ma montre, la soirée ne fait que commencer ; le platéosaure qui mhabite se rabat sur les tomates cerises et se concentre sur ma respiration pour tenter de léviter et déviter toute remarque déplacée.
Enfin, la mi-temps ! Les parts de pizza circulent, le fromage dégouline. Thibault, Julie et leurs invités commentent le match avec entrain.
« Un but en pleine lucarne ! Fantastique ! »
Et jimagine une petite fenêtre dans le mur de lappartement, une source dair et de lumière pour maider à patienter encore une heure avant de fuir les fous du foot. Chacun ses goûts
Bruitage : reprise du match, retransmis à la télévision.
Deuxième période ! Sur lécran, les bonshommes sélancent à nouveau.
Je me sens lourde, mon ventre gargouille. La pizza me reste sur lestomac, jai limpression denfler à vue dil.
« Tir au but ! » glapit mon voisin, surnommé Vendredi.
Tandis que je me transforme en grenouille de La Fontaine qui veut devenir plus grosse quun buf, ce qui est de mauvais augure Comme disait mon aïeule, mère de dix enfants : « Elle a attrapé le ballon », et me voilà enceinte ou presque par lopération du Saint Esprit.
Je fais appel à mon ballon doxygène, pour échapper à lasphyxie Un cri de joie minterrompt :
« BUUUUT ! Egalité ! »
Bruitages : hurlements de la foule en délire, larbitre siffle.
Larbitre siffle la fin de la rencontre, et le dénommé Vendredi ségosille :
« Le match du siècle ! Thibault, repasse-nous lenregistrement ! »
Ah, non ! On ne va pas jouer les prolongations. Cest la goutte qui fait déborder la coupe du monde ! Jétouffe, lun des ballons de ma serviette a dû se glisser entre deux olives.
Pas dhésitation, je vais droit au but et quitte illico la surface de réparation. Foutus les footeux ! Je salue les spectateurs dun signe de tête, embrasse Julie et Thibault du bout des doigts, encore collants de fromage fondu et prends la poudre descampette.
Coup-franc ! La balle est dans leur camp !
***
41- LAISSEZ PASSER LAVERSE
Ann Rocard
.
Mon voisin, le père Merlu, ma demandé de garder son fils qui nest pas né de la dernière pluie.
Javais prévu un samedi après-midi tranquille avec un bouquin, bien au chaud sous la couette mais on ne peut rien refuser à son dentiste ; il suffit pour cela dimaginer la prochaine séance sur le fauteuil, celle-ci pouvant virer à la catastrophe. Coups de fraise hors saison sur des nerfs à vif De quoi tomber en pâmoison (jadore cette expression).
Soit dit en passant, ce fauteuil-là nayant rien denveloppant ni de protecteur, je refuse dappliquer la formulation correcte dans le fauteuil, et jy mets un point dhonneur.
Cette précision ne résout pas pour autant lorganisation de mon samedi perturbé.
Pas question de rester cloîtrés toute la journée dans mon appartement à faire des jeux de société. Le ptit Merlu est passionné par les jeux de plateau qui durent des heures et dont les règles sont incompréhensibles, alors que je me contenterais volontiers dune partie de 7 familles recomposées.
Atelier bricolage ? Surtout pas ! Il transformerait la toile cirée en confettis et barbouillerait de colle la table et le tapis.
Bruitage : averse
Au-dehors, il pleut des hallebardes Il lansquine, aurait dit le grand Victor des Misérables. Impossible de profiter du parc dattractions noyé de gadoue ou de se rendre au parcours de skate acrobatique. Pourquoi pas la piscine, quitte à être mouillés ?
« Si on allait au ciné ? » propose alors le ptit Merlu.
Un film de deux à trois heures, de quoi remplir le programme de laprès-midi, excellente idée !
Nous nous habillons pour mieux affronter la tempête : cirés et bottes en caoutchouc. Ce qui n'empêche pas le gamin déchaîné de sauter dans les flaques et de m'éclabousser sournoisement.
Bruitage : averse
Arrivés au cinéma du quartier, nous découvrons les films à l'affiche :
Chantons sous la pluie, la comédie musicale que j'adore.
« C'est ringard », grogne le p'tit Merlu.
La grande inondation, un film catastrophe de Tony Mitchell. Je suis déjà trempée jusquaux os.
« Cest nul », grimace le ptit Merlu.
Deluge, an American apocalyptic science fiction film de 1933, en VO, sous-titré grec.
« Y a une faute, se moque le ptit Merlu. Ils ont pas mis le S à VO. »
Une affiche annonce déjà la sortie imminente du 2e AVATAR : La voie de leau. Une aventure dont les êtres aux visages bleus attirent instantanément le gamin :
« On va voir celui-là !
Désolée, mon ptit gars. Ce film ne sortira quen décembre. »
Bruitage : averse
Un sourire dépité effleure mes lèvres. Les programmateurs se sont donné le mot : il pleut, il mouille de tous côtés.
Je rêve dun thé brûlant et commence à compter les heures que je vais devoir supporter dici ce soir.
Le 4e film sintitule Laverse magique, dernier dessin animé 3D de Walt Disney. Il ne dure quune heure et demie, dommage. Mais avec les présentations et la publicité, je gagnerai bien quinze minutes supplémentaires. Nous aurons aussi le temps de faire sécher nos pantalons et dôter discrètement nos bottes.
« Cest pour les bébés », proteste le ptit Merlu, prêt à piquer une colère.
Il nempêche que le gamin plonge avec délice dans lunivers humide de cette averse magique, et je le suis sans hésiter. Il en ressort, des étoiles plein les yeux, et moi soulagée par cette pause bienvenue.
Laprès-midi sachève par un goûter gaufres maison et une partie de cartes à rallonges, un jeu ennuyeux comme la pluie, inventé par le ptit Merlu. Mais je fais bonne figure en pensant à ma dent de sagesse qui ne demande quà se rebeller.
La nuit est tombée et la ville sébroue après avoir laissé passer laverse.
***
42- JAI UN PROBLÈME AVEC MA BROSSE À DENTS
Ann Rocard
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Jai un problème avec ma brosse à dents. Vous me direz « Cest secondaire ! » et vous aurez raison.
Il nempêche que deux ou trois fois par jour, je suis confrontée à des questions presque existentielles :
Quai-je déjà brossé ? Le haut ? Le bas ? La partie intérieure ? Extérieure ?
Comme en même temps, je pense à mon programme surbooké, à la liste de courses, au travail non effectué, je ne sais jamais où jen suis du brossage irremplaçable, qui tient compte des conseils précis de mon voisin dentiste, le père Merlu.
Bruitage : brossage de dents.
Où en étais-je ? Et la brosse dépiter dajouter : « A quoi sers-je ? »
Alors je reprends tout à zéro, une fois, deux fois si ce nest plus...
Jessaie souvent de fixer un déroulement précis : dabord le haut en commençant par lextérieur, ensuite lintérieur, surtout au fond où le mouvement du poignet droit devient plus compliqué. Enfin le bas.
Hélas très vite, mes pensées vagabondent et je me retrouve à la case départ.
Cest secondaire ! Oui, je ladmets.
Néanmoins cela me tarasbuste. Pendant ce temps-là, ma main gauche simpatiente. Elle essaie de ranger quelques objets et de nettoyer le lavabo, sans y parvenir.
Il est vrai que celle-ci est très habile quand il sagit denfiler le fil dans le chas de laiguille de ma machine à coudre... ou dentraîner ses cinq doigts sur les touches du piano ou le clavier de lordinateur.
Mais elle ne supporte pas de rester inactive si sa sur jumelle est privilégiée.
Quand la jalousie est là, la raison sen va, dit un proverbe tunisien. Et cette raison, on peut la perdre à tout moment.
Jaurais préféré être ambidextre, jaurais évité ces gamineries journalières.
Bruitage : doigts qui tapotent sur du métal.
Après avoir tapoté du bout des ongles sur le robinet, ma main gauche commence à harceler mon cerveau, branché sur une autre longueur dondes :
« Tu me donnes un truc à faire. Je déteste être désuvrée. »
Mes neurones essaient aussitôt de répondre par signaux lumineux, en activant le circuit Dédoublement de la personnalité et ils proposent :
« Hum... Comment pourrais-tu mettre la main à la pâte ?
Je nai aucune envie de me barbouiller de dentifrice, proteste ma main gauche en langue des signes.
Hum... Cirer des pompes ? Passer la brosse à reluire ? »
Surprise par ces expressions familières, elle se contente de rétorquer :
« Il ny a personne à flatter bassement.
Hum... Balayer, frotter, bouchonner le carrelage ? »
Elle mime un soupir bruyant :
« Jai déjà balayé devant ma porte, et puis qui sy frotte sy pique ! Tu pousses le bouchon un peu loin. »
Bruitage : brosse qui frotte activement.
« Alerte ! Alerte ! Synapses en surchauffe !
Mauvaises connexions. Déraillement programmé. Votre cerveau sautodétruira dans soixante secondes. »
Je me retrouve à quatre pattes dans la salle de bains en train de balayer, frotter, bouchonner le carrelage avec ma brosse à dents.
Heureusement, je finis par réagir et pousse un cri aigu :
« Stooooooop ! »
Se sentant fautive, ma main gauche se cache aussitôt derrière son petit doigt et fait profil bas.
Je fixe alors ma brosse à dents désormais inutilisable et en choisis une neuve.
Combien de temps résistera-t-elle ?
***
43- LE CORDONNIER DJAMAL SOCHÉ
Ann Rocard
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Connaissez-vous Djamal Soché, né à Septmoncel, village jurassien situé non loin des Rousses et surtout du célèbre Chapeau de gendarme, ce pli rocheux qui ressemble au bicorne porté jadis par les gendarmes napoléoniens ?
Septmoncel, un petit village que jai traversé souvent avec mon grand-père maternel quand je lui rendais visite pendant les vacances. A lépoque il sagissait plutôt dun hameau ; peu à peu des maisons se sont élevées et le village a fusionné avec son voisin Les Molunes en 1974 pour donner naissance à une nouvelle commune.
Djamal Soché est donc né dans une ferme de Septmoncel dans le Jura, à 4 km à vol doiseau au-dessus de St Claude, séparé de la ville des pipes par de nombreux lacets qui vous donnent mal au cur quand vous êtes en voiture.
Pendant des années, Djamal a battu la semelle dans les lacets de Septmoncel. Jaurais pu le croiser car nous avions à peu près le même âge, mais ce nétait sans doute pas le bon moment. Il faudrait attendre des décennies pour que cette rencontre ait enfin lieu.
A force de monter et descendre les fameux lacets et de se faire traiter de va-nu-pied sur les bancs du lycée, Djamal avait trouvé sa voie : la chaussure bien sûr !
Son projet se précisa : il voulait confectionner des chaussures sur mesure (ce qui vaut les yeux de la tête) et pour tout un chacun, ressemeler, reclouer un talon ou réparer une lanière...
Le jour de ses vingt-cinq ans, il décida de changer de région pour réaliser son rêve et ouvrir une boutique. Cest ainsi quil trouva chaussure à son pied.
La ravissante Philomène, qui ne portait que des talons aiguilles, travaillait dans un atelier de couture du même quartier que lui. Elle ne cherchait pas ses aiguilles dans une botte de foin, cétait une pure citadine qui naurait jamais accepté de se retrouver sur la paille.
Djamal lui offrit des mules et des brodequins, des bottillons et des mocassins, en lui déclarant sa flamme ; Philomène finit par accepter de se laisser passer la bague au doigt.
Au début de leur idylle, elle lui donnait parfois un coup de pouce pour tailler le cuir et piquer certains morceaux à la machine.
Puis elle se contenta de se laisser servir, telle une princesse de contes de fées, les orteils en éventail.
Pauvre Djamal. Une belle plante... de pied ! qui ne lui arrivait pas à la cheville, manipulatrice et sans aucune empathie.
Il était à sa botte, sous son emprise ; elle le dominait totalement. Et quand il tentait de se rebeller sur la pointe des pieds, elle le prenait par les sentiments : cétait son talon dAchille :
« Tout va bien, mon godillot chéri, ma gentille galoche. »
Le cordonnier baissait la tête et retournait à ses boutons de souliers.
Jignorais que Djamal et moi habitions la même ville. Lune de mes amies me raconta un jour lhistoire de cet homme, né à Septmoncel, tout près de la maison de mes grands-parents à St Claude, où moi-même javais vu le jour.
Les détails le concernant étaient de plus en plus alléchants. Djamal sculptait même des sabots à lancienne. On lavait surnommé non pas le sabotier mais le Shah botté. Il est vrai quil portait toujours des bottes impeccablement cirées.
Djamal Soché était un homme droit dans ses bottes qui navait pas les deux pieds dans le même sabot. Ce qui contredisait le proverbe : Ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Faux en ce qui le concernait !
« Une vraie pointure ! Une vraie pointure ! » scandait mon amie Anne têtue comme une mule à chaque fois que je la voyais.
Jen avais entendu dire tant de bien que cet après-midi, je traverse enfin la ville pour découvrir son échoppe.
Je pousse la porte vitrée et jette un coup dil sur les uvres dart, mises en valeur dans la vitrine et sur des étagères : escarpins pour chemins escarpés, charentaises brodées main, babouches à vous mettre leau à la bouche, espadrilles pour joyeux drilles, sandales à cent balles pièce !
Aïe ! Je suis dans mes petits souliers. Les tarifs sont prohibitifs et je suis prête à tourner les talons, quand le cordonnier me retient dun geste. Assis derrière son établi, il a vraiment lair déprimé.
Je fais marche arrière :
« Bonjour, monsieur. Au revoir, monsieur. Je repasserai plus tard. »
Toujours ce que lon dit lorsquon na aucunement lintention de revenir. Comment avouer à ce créateur de génie que ses souliers sont beaucoup trop chers pour mes pieds ? Les sous, ça ne se trouve pas sous le sabot dun cheval.
« Madame, restez donc dans mon petit musée. Ce sont des réalisations uniques.
Je nen doute pas. »
Heureusement, jai apporté une chaussure de claquettes, la droite, celle dont la semelle bâille, tant elle est fatiguée. Je la lui tends et il soupire :
« Vous vous prenez pour Cendrillon ? »
Coïncidence ! Cest ainsi que mappelle le ptit Merlu, le fils de mon voisin. Djamal Soché lignore ; il hausse simplement les épaules avec un demi-sourire :
« Je veux bien vous recoller votre célibataire. Faites-vous néanmoins un petit plaisir. Que préféreriez-vous : une pantoufle de verre ou de vair ? »
Je le vois venir avec ses gros sabots, façon de parler. Il va membobiner pour que je dépense une fortune que je nai pas.
Afin de changer de sujet, jévoque les lacets de Septmoncel, le Chapeau de gendarme, nos lieux de naissance si proches. Il semble très étonné :
« Vous savez tout ou presque à mon sujet... »
Ce nest pas écrit psychologue sur mon front, pourtant il se met à déverser sur moi au débotté des années de regrets :
« Jen ai plein les bottes, si vous me permettez cette expression triviale. Elle ne me lâche pas dune semelle. »
Je devine aussitôt que Philomène se cache derrière ce elle.
A force davoir lestomac dans les talons, la couturière qui ne coud plus depuis longtemps a, paraît-il, pris tant de poids quelle se contente de souliers plats. Elle nest plus la figure de mode dautrefois. Mais là nest pas la question.
Djamal me supplie du regard ; sil y avait un divan dans son échoppe, il sallongerait dessus pour mieux sépancher.
« Si quelquun te lèche les bottes, mets-lui le pied dessus avant quil ne commence à mordre, dixit Paul Valéry. Il est bien trop tard. Jaurais dû appliquer cette maxime il y a trente ans. Chaque soir, jai envie de crier : lâche-moi les baskets !, mais je reste muet. Cest grave, docteur ? »
Je lécoute ainsi plus dune heure, sans le contredire, même si je ne suis ni psychiatre ni psychanalyste.
Par moments, Djamal Soché sinterrompt car un client met le pied dans sa boutique, sans en ressortir les deux pieds devant. Une paire de ballerines pour un petit rat de lOpéra, des cothurnes pour des acteurs tragiques qui vont se faire voir chez les Grecs...
Après leur départ, je lui suggère une botte secrète : traîner la savate Philomène ne supporterait pas de vivre chichement ... Ou bien relire lEloge de la fuite de Henri Laborit pour y puiser deux ou trois conseils.
Le regard de Djamal séclaire :
« Merci. Chapeau bas. Virée dans les virages à lhorizon... Les lacets vont me délasser », me confie-t-il dans un murmure.
Il abaisse la grille de son magasin, suspend une pancarte sur la porte vitrée : FERMÉ POUR LA BONNE CAUSE
... et chausse des bottes de sept lieues pour fuir illico son ex-dulcinée.
Ma chaussure de claquettes à la main, je ne sais sur quel pied danser. Elle bâille à se décrocher la mâchoire. Quant à moi, jai soudain envie daller chercher mon sac à dos et mes chaussures de randonnée, pour rejoindre mon jumeau adoptif entre St Claude et Septmoncel, au pied du rocher de mon enfance en forme de Chapeau.
***
44- POINT DE RETOUR OU NON-RETOUR ?
Ann Rocard
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Le ptit Merlu me parlait sans arrêt de Harry Potter, le télépoteur. Il voulait quon tente lexpérience de la téléportation, répétant avec fierté la définition quil avait apprise par cur :
« Cest le transfert d'un corps dans l'espace sans parcours physique des points intermédiaires entre départ et arrivée. Comme au foot, mais y a pas ballon. »
La première tentative a eu lieu mercredi dernier. Tout dabord, mon ptit voisin a choisi de se rendre en un éclair eu chocolat... ziiip de ma cuisine où il ny a rien pour le goûter à la boulangerie du coin de la rue qui sent bon le sucre chaud, couleur sable.
Le gamin a pris ma main, ma intimé de fermer les yeux et de penser à notre destination :
« Choisis ce que tu préfères : croissant ou brioche ?
Ce nest pas ma tasse de thé.
Pas un truc à boire », a protesté le ptit Merlu, en soupirant bruyamment pour insister sur mon irrécupérabilité .
Puis il a compté jusquà trois, attendu trente secondes leffet escompté... avant de rouvrir les yeux et de constater, dépité :
« A cause de toi, Cendrillon, ça na pas marché.
Désolée, mon bonhomme, je navais pas faim. On pourrait essayer daller chez le marchand de légumes en visualisant des carottes ou une citrouille... »
Le ptit Merlu a refusé catégoriquement ; il préférait un gâteau sucrailleux et navait aucune envie de voir son quatre-heures transformé en carrosse.
Il dut se contenter dun bout de pain grillé, pêché au fond du congélateur, en me faisant promettre de réitérer lexpérience.
Jai profité de ma soirée calme et bien méritée après une demi-journée merluesque non stop pour me pencher sur cette notion de téléportation.
Javoue que celle-ci me passe au-dessus de la tête, à des années lumières de ma couette. Cette téléportation ferait appel à l'exploitation de lénergie du point zorro (ou celui du zéro qui surgit du fond de la nuit et court vers laventure au galop ?), à la modification de notions telles que la permittivité du vide (quouïs-je ?) ou constante électrique, et la vitesse de la lumière mais aussi à la déformation localisée (quentends-je ?) de la courbure espace-temps en vue de la création d'un trou de ver... un limaçon qui formerait un raccourci à travers cet E-T (je marrête là). Langage abstrus, amphigourique, abscons... La liste synonymique sétire à linfini.
Je renonce aussitôt à toute explication.
Bien quayant réussi de justesse un bac scientifique il y a X années, jai cauchemardé pendant plus dun quart de siècle à lapproche de ce satané come-bac que je naurais jamais.
Javais tracé une croix définitive sur les maths et La physique (jen ai encore des sueurs froides). Ce nest pas un ptit Merlu qui va me faire revivre cet enfer et damnation. Je me gausse de la courbe de Gauss. Je ne garde que le thé ou le maté des mathématiques, en évitant au maximum les tics de mon année de terminale.
Aujourdhui, mon ptit voisin revient à la charge. Jimagine que son dentiste de père a refusé de se laisser téléporter vers dautres sphères.
Cette fois-ci, le gamin décide de nous emmener tous deux en un lieu inconnu. Rebelote : il saisit ma main, mordonne de fermer les yeux et de penser à notre destination.
Et je grommelle entre mes dents :
« Impossible si elle est inconnue. Zéro revient au galop, les maths contrattaquent, X en tête de ligne, transfert sans ballon... Il ne manque plus que Y.
Quest-ce que tu racontes, Cendrillon ?
Je ne raconte pas, je compte les points de non-retour.
Fais un effort, Cendrillon ! Sinon on ny arrivera jamais. »
Daccord, mon ptit bonhomme.
Bruitage : sorte de bourdonnement.
Je plonge sans cogiter dans un trou de ver en verre vert trou des Homonymus, ancêtres lointains de lHomo Erectus. La tête me tourne le dos.
Bruitage : crissement aigu.
Un crissement strident déchire mes tympans qui semblent détecter les ondes acoustiques vibrantes dune galaxie insoupçonnée...
Bruitage : gnongnons électroacoustiques.
Et me voilà transportée sur un tas de cailloux en plein brouillard. Ça scintille comme dans la vitrine de la boulangerie, mais pas la moindre sucrerie. Pas de ptit Merlu. Je me sens bien et je mallonge, apaisée par toute cette brume parsemée de points lumineux, points de non-retour sans doute.
Bruitage : quelques notes de cristal.
Le gamin me secoue :
« Ohé, du bateau ! Quest-ce que tu fais par terre ? Cest encore ta faute si ça na pas marché. Fallait pas tendormir ! »
Japerçois son visage au-dessus de ma tête. Il se tient droit comme un i grec. X, Y et le Z de zéro. Léquation est résolue ; je réussirai peut-être mon bac dans mon prochain cauchemar.
Sourire aux lèvres, je me relève en chancelant (décalage spatio-temporel oblige !) :
« Moi, jai réussi, mon bonhomme », et je lui décris le lieu où jai été harry-télépotée.
Le ptit Merlu en devient vert de jalousie, plus vert que le verre du trou de ver. Je lui propose de recommencer mercredi prochain, mais il secoue la tête, lair de dire : « Je vais réfléchir. »
Malgré sa réaction première, mon ptit voisin me regarde avec admiration (cest bien la première fois !) ; je suis montée dun cran dans son estime.
Finalement, la télépotation a du bon !
***
45- ROUGE ET NOIR : CIRCULEZ, Y A RIEN À VOIR !
Ann Rocard
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Dans le bus, un homme vêtu dune redingote (ce qui nest pas courant) est plongé dans un livre de poche.
Un brin curieuse, je jette un coup dil sur le titre : Ah, non ! Pitié ! Pas LE ROUGE ET LE NOIR ! Pas ce roman qui remue tant de mauvais souvenirs dans mon petit cur en perdition.
Lhomme sursaute et se redresse. Me voyant très pâle, il sinquiète :
« Auriez-vous un problème ? Je suis cardiologue si nécessaire.
Merci. Tout va bien. »
Formule toute faite, car tout va mal. Rien que le titre de ce livre memporte des années en arrière.
Monsieur Stendhal, si vous mobservez depuis votre petit nuage, ne men veuillez pas. Cette réaction ne vous concerne quindirectement. Je me pâme devant votre Fabrice del Dongo... mais je frémis quand la silhouette de Julien Sorel effleure mon champ de vision.
Je naurais jamais dû monter dans ce bus pour éviter darriver trempée à destination. A vouloir fuir la pluie, je risque de boire le brouillon de culture.
Sorel est là de page en page dans le bouquin de lhomme à la redingote. Lhorrible Julien Sorel, manipulateur devant léternel, le héros romantique pourri dambition et dorgueil, la bête noire qui a hanté mes nuits. Noir, cest noir !
Autrefois ce personnage servait de modèle à de nombreux grands ados en quête deux-mêmes. Pour cela, monsieur Stendhal, je vous en veux. Vous auriez pu le rendre plus empathique, limer ses dents trop longues, lui laisser une part dimprovisation lumineuse, limiter son influence désastreuse sur mes amis lycéens.
Jaime la franchise, la sincérité de ceux qui ne sabritent pas derrière le mensonge. Japprécie les hommes capables de montrer ce quils sont vraiment, sans comploter intérieurement : « Si je fais ci, si je dis ça, quelles en seront les conséquences, et patati et patata... » mots mâchés et remâchés avant de franchir les lèvres dun prédateur subtil.
Monsieur Stendhal, vous protestez, ne le niez pas ! Vous navez sans doute pas vécu de situation similaire ni côtoyé Sorel ou lune de ses nombreuses contrefaçons.
Daprès vous, la parole a été donnée à lhomme pour cacher sa pensée ; je ne suis pas daccord. Pourquoi la parole nexprimerait-elle pas notre vérité intérieure ?
Mais il y a du bon en chaque élément. Cest sans doute grâce ou à cause du sieur Sorel que je ne bois pas de café noir ni une seule goutte de rouge, surtout pas de gros rouge qui tache.
Lhomme à la redingote relève la tête :
« Vous mavez parlé ?
Non... Jai peut-être pensé un peu trop fort. »
Le cardioschnock sourit aimablement :
« Sans doute. Je vous ai même entendu prononcer un nom, Julien Sorel. »
Je me raidis aussitôt, la gorge serrée... et fais mine de mintéresser à ses élucubrations.
« Savez-vous, chère madame, que les héros de roman se réincarnent parfois dans la vie réelle ? »
Première nouvelle et pas des moindres !
« Eh bien, je suis persuadé que le dénommé Julien Sorel dont je suis la copie conforme, ma offert quelques-uns de ses gènes. »
Vous entendez ça, monsieur Stendhal ? Réagissez ! Tirez à boulets rouges ! Dites quelque chose ! Votre Julien a fait des petits, vous ne lavez jamais écrit. Catastrophe ! Le rouge est mis, les jeux sont faits, rien ne va plus.
Jai beau lappeler à la rescousse, lauteur célèbre ne répond pas et me laisse seule, face à lavatar dun personnage de roman dont je ne veux plus prononcer le nom.
Le type à la redingote se lance dans un discours dont je ne saisis volontairement que quelques bribes pour échapper à son effet dévastateur.
Pour avoir longtemps vécu auprès dun expert en manipulations multiples, un Sorel puissance 10, je connais à présent le moyen de men libérer ; jinvoque léloge de la fuite et guette le prochain arrêt pour descendre du bus.
NOIR ET ROUGE. ROUGE ET NOIR. Circulez, y a rien à voir !
Je fixe le titre du bouquin de droite à gauche, et de gauche à droite pour transformer le soliloque du bonhomme en un ronronnement lointain. Pas question de voir rouge ni de broyer du noir.
Avouez, monsieur Stendhal, que je ne men sors pas si mal.
Enfin larrêt tant attendu ! Avant de méloigner, je me contente de prononcer dune voix neutre :
« Au revoir, monsieur linconnu. Bonne lecture ! Ne vous laissez pas trop influencer. »
Dehors, la pluie a cessé ; des rais de lumière traversent la brume.
Dans la vitrine dun magasin, une toile abstraite attire mon regard.
Rouge et noir. Sublime.
Je me sens prise de vertige, mon cur battant à peine. Les mots dHenri Beyle résonnent dans un coin de ma tête : « Jétais arrivé à ce point démotions où se rencontrent les sensations célestes et les sentiments passionnés. »
Trop, cest trop ! Pas le syndrome de Stendhal. Avec Julien Sorel, jai déjà assez donné.
***
46- FUITE DO
Ann Rocard
.
Une fuite d . ? Kézak. ? Aucun rapp.rt avec le liquide transparent.
Depuis que jai .uvert les yeux, il ny a plus la m.indre g.utte d . dans m.n appartement.
Sur m.n clavier, même la t.uche située entre i et p a disparu. Elle sest v.latilisée pendant la nuit.
D.n Diègue ne pourra plus sécrier :
« . rage, . désespoir, . vieillesse ennemie ! Nai-je d.nc tant vécu que p.ur cette infamie ? »
Finie la célèbre tirade ! C.rneille d.it se ret.urner dans sa t.mbe.
L.t.rhin. en a les .reilles b.uchées.
Il suffirait peut-être de changer de clavier si le . fait défaut. Hélas niet, car m.n téléph.ne réagit de la même faç.n... et .ralement, il en est de même. Je ne peux plus pr.n.ncer la lettre . !
Jappelle le pl.mbier à la rescousse :
« All., m.nsieur Mantin. Jai un grave pr.blème.
Articulez ! La connexion nest pas très bonne. »
Visiblement, le sieur Mantin nest pas c.ncerné par la fuite d.
Jessaie de ch.isir les m.ts sans ., après mûre réflexi.n et recherche de syn.nymes :
« Jai un grave... hum... ennui.
Tuyauterie ? Inondation ? Robinetterie ?
Pire, car inexplicable.
Ça na pas lair daller très fort, ma ptite dame, ce matin. Je passe vous voir dans une heure. Mais cest bien parce que cest vous et que vous moffrez toujours une tasse de café à la cardamone et des étoiles de pain dépice maison. »
Je me précipite immédiatement dans la cuisine : cinquante-neuf minutes (sans .) p.ur préparer une dizaine de pâtisseries à cinq branches et écraser des graines de la plante asiatique sus-dite (idem sans . !)
Un parfum délicieux accueille le sieur Mantin une heure plus tard ; il se lèche les babines et ses yeux pétillent de... (je limite la casse en évitant la lettre rebelle).
« Vlà le plombier ! samuse-t-il. Dites-moi tout ! »
C.mment biaiser, éviter certains termes ?
Je me jette à leau, lair ennuyée :
« Hum... difficile à expliquer. Depuis ce matin, msieur Mantin, pfffuit ! Cest la fuite !
Une fuite ? Où çà ? »
Je p.inte de lindex la t.uche de mon clavier d.rdinateur entre i et p... puis celle de mon téléph.ne.
« Vous vous trompez de bonhomme, ma ptite dame. Linformatique nest pas mon truc. Heureusement que ne me suis pas dérangé pour rien. Allez, pour vous faire pardonner, deux ou trois pains dépice étoilés et du café cardamoné avant que je ne reparte. »
Je lui jette un regard suppliant :
« Si je dis : fuite deau, est-ce compréhensible ?
Evidemment. Et alors ?
Remplacez le liquide par une seule lettre, svp. »
Le sieur Mantin me fixe, ahuri :
« Etes-vous sûre que ça va ? Je peux vous conduire aux urgences... » Me voyant désemparée, il p.ursuit en haussant les épaules : « O.K. Je fais un essai, un seul. Vous avez un problème de fuite dO ?
Yes (sans .) !
Par écrit et oralement ?
Yes (idem).
Et vous imaginez quun super plombier peut résoudre le problème ?
Yes, da, si, jawohl. »
Le sieur Mantin réfléchit :
« Cest peut-être une histoire de joint. On peut toujours essayer... »
Un j.int détanchéité ? Je remets aussit.t ma vie en questi.n... Je ne suis plus étanche, je laisse passer les fluides, je vais me n.yer dans un verre deau.
Mais que fait d.nc le sieur Mantin ? Il r.ule une cigarette.
« Dés.lée. Je ne fume pas et je déteste cette .deur ép.uvantable.
Il va falloir faire une exception, ma ptite dame. Juste quelques bouffées et vous vous sentirez mieux. Faites-moi confiance. »
Sûrement pas.
Le sieur Mantin finit par me c.nvaincre. Jai limpressi.n dét.uffer, jai envie de v.mir, la tête me t.urne. A laide !
« Une deuxième ? me pr.p.se le super pl.mbier en me tap.tant le d.s avec un grand rire.
Non, pas question.
Y a du progrès, ma ptite dame. Vous avez entendu lO qui coule et roucoule ?
Oh, oui... Oh, que oui... »
Je soupire avec délice. Même la touche du O est réapparue sur le clavier de mon ordinateur et celui du portable.
Pendant que monsieur Mantin engloutit toutes les étoiles en pain dépice et le contenu de ma cafetière italienne, je chantonne lair de la reine de la nuit en remplaçant les A par des O de bas en haut :
« O O O O O O O O O O O O...
« Merci infiniment, monsieur Mantin. Quest-ce que je vous dois ?
Rien, ma ptite dame, je nai jamais autant ri quaujourdhui. »
Il ouvre le robinet de lévier pour se laver les mains.
Plus une goutte deau !
Il va devoir trouver le biais, le meilleur moyen pour résoudre une difficulté, comme lécrit le dictionnaire. Cest-à-dire ? Trouver le bon joint !
***
47- AU PIED DU MUR
Ann Rocard
.
La nuit va bientôt tomber sans le moindre bruit ; je marche dun bon pas, ravie de rentrer chez moi après une journée épuisante.
Et là, je fonce droit dans le mur, impossible daller plus loin. La rue est barrée.
Un mur de briques se dresse dun bâtiment à lautre, 3 mètres de haut sans la moindre ouverture. Il ny avait rien ce matin quand je suis partie ; il sagit forcément dun décor en carton-pâte.
Un coup de pied discret pour vérifier la solidité du décor me prouve quil sagit de vraies briques... et jaurais pu me casser le fémur.
Agacée, jinterpelle un type, accoudé au balcon de limmeuble voisin :
« Bonsoir ! Que sest-il passé aujourdhui ? On tourne un film sans prévenir les gens du quartier ?
Hein ?
Vous voyez bien que je suis au pied du mur. Cette rue na jamais été barrée, je lemprunte tous les jours.
Vous lempruntez ? sesclaffe le type hilare. Rendez-la vite. Et en ce qui concerne le mur, je peux vous prêter mon rasoir à piles. »
Quest-ce quil raconte ? Ce nest pas en rasant les murs que je regagnerai mon appartement.
Je pourrais éventuellement jouer les passe-muraille ou faire le mur, mais je ne suis guère douée pour lescalade.
Après mûre réflexion, jadmets que la situation pourrait être pire si je me retrouvais entre quatre murs, confinée ou prisonnière. Ce qui nest pas le cas.
Je visualise soudain le mur de Berlin, celui de Trump qui na pas encore chuté, les murs qui excluent, isolent ou cloisonnent. Comment tendre la main à autrui quand une barrière nous sépare ? Le dehors des uns est-il le dedans des autres ?
Oh, là ! Ce nest pas le moment de réflexophilosopher. Je suis le dos au mur et dois trouver le moyen de rejoindre ma couette.
On prétend que les murs ont des oreilles... Jessaie donc détablir une connexion de bric et de broc, puis murmure avec une pointe de saumure sur le bout de la langue :
« Vous mentendez ? »
Sans doute, mais les murs nayant pas de bouche, la réponse se fait attendre.
« Si vous mentendez, auriez-vous lamabilité de maider à passer de lautre côté sans casser des briques ? »
Au même instant, japerçois le point lumineux dun avion qui survole la ville. Sans hésiter, je pousse un cri strident, franchis le mur du son et me retrouve non loin de chez moi. Le dedans des uns est bien le dehors des autres.
***
48- TROP BEAU POUR ÊTRE VRAI ?
Ann Rocard
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Je me souviens dun élève de ma classe de terminale. Il fascinait nombre de mes amies, mais me mettait mal à laise.
Il était beau comme un dieu un véritable Apollon ! et se croyait sorti de la cuisse de Jupiter.
Un grand adolescent sans bouton ni la moindre imperfection. Regard azur, sourire étincelant, coupe dernier cri. Un Hercule, musclé à souhait, digne dêtre enterré au Panthéon cest du moins ce que prétendaient ses fans dont les cils papillonnaient en lapercevant.
Même son prénom, qui aurait pu prêter à rire, ne déclenchait quextase... ou amertume chez ses concurrents.
Désiré ! Un prénom qui lui allait à merveille car il aimait se faire désirer et en jouait avec une pointe de perversité.
Désiré Aimé Honoré Dieuleveut (Si ce patronyme nexistait pas, il faudrait linventer !)
Tel Narcisse, il admirait chaque jour son reflet, préférant le miroir de la salle de bains à la fontaine publique. Il évitait ainsi le risque de noyade, lui qui refusait de nager en eaux troubles.
Bruitage : miroir qui se casse en mille morceaux.
Mais toute médaille a son revers, et quand le miroir explosa, ce fut pour annoncer soixante-dix-sept ans de malheur.
Malheur ? Non... Désiré ouvrit enfin ses yeux azur sur la réalité, relégua Jupiter, Narcisse et Apollon dans un dictionnaire de mythologie, puis sortit tête haute bien que défiguré dune épreuve quil naurait souhaitée à quiconque.
Après le lycée, je navais plus entendu parler de lui ; jignorais ce quil était devenu. Jusquà aujourdhui...
Ayant un peu de temps devant moi ce qui nest pas courant , jentre dans une librairie et flâne entre les rayonnages.
Près de la caisse, un homme est assis ; il dédicace son premier livre : Beau comme un camion.
Il me semble reconnaître ce visage de Quasimodo, ce regard toujours aussi bleu. Désiré Dieuleveut ! Malgré le pseudonyme de lauteur écrit sur la couverture, Dédé (il aurait pu trouver mieux), je suis sûre de ne pas me tromper.
Je mapproche de lui en hésitant :
« Désiré ? Cest bien toi ? »
Il relève la tête, surpris :
« Oui... Oh, oh ! La petite blonde de terminale dont jai oublié le prénom. Exact ? » Japprouve dun sourire.
« Tu veux lire lhistoire de ma vie ? » Et reprenant à son compte une phrase dOscar Wilde, il murmure en me fixant intensément : « La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Nest-ce pas ? »
Je pourrais lui citer dautres références, mais je préfère me taire. Du moins pour linstant, car nous allons avoir beaucoup de choses à nous dire...
***
49- GÉNÉRATION Z
Ann Rocard
Avec la participation dAriane pour les sms.
Je finirai par ne plus rédiger de textos. Ai-je les doigts trop gros ou les touches de mon téléphone sont-elles minuscules ? En tout cas, le dit téléphone modifie sans cesse les messages que jenvoie. En général, je les écris sans lunettes et ne me rends pas compte du résultat... ce qui entraîne des réactions parfois houleuses.
Bruitage : sonnerie électronique et désagréable.
Sonnerie électronique qui me fait sursauter !
« Oui, allô !
Tu es fêlée ?
Pardon ?
Pourquoi tu me traites de bip (censuré !) ?
Je ne comprends pas.
Regarde le dernier sms que tu mas envoyé. »
Un temps de silence pour jeter un coup dil sur mon portable.
« Désolée. Cest mon téléphone qui...
Facile à dire ! Il a bon dos. »
Et clic, on me raccroche au nez.
Il suffit dune mini faute de frappe pour déraper... Parfois même mon portable refuse de conserver le mot écrit correctement et le remplace par une absurdité.
« Salourdir Fred. Nuse nuse verrue alpaga.
Rien compris.
Salut Fred.
Ne te fatigue pas ! »
Ffff... Je finirai par crever lécran.
Il nen est pas de même pour tous.
Laînée de mes petits-enfants est un exemple type de la génération Z !
Rien à voir avec Zorro ou une quelconque inconnue mathématique. Cest ce que ma expliqué ma petite-fille Ariane qui a vu le jour en 2009.
La génération Z comme zappeur, surnommée les zoomeurs, est lensemble des jeunes nés entre 1997 et 2010. A ce moment-là, les communications numériques étaient déjà bien installées dans la société.
La génération Z dont Ariane fait partie est coincée entre deux autres vagues : la génération Y pour les bambins des 20 dernières années du XXe siècle... et la génération Alpha, formée des enfants nés après 2010 ; le numérique fait partie de leur quotidien, et cest bien le hic pour les antédiluviens auxquels jappartiens.
Entre parenthèses, je ne vois pas de différence entre laînée et sa sur cadette. Elles ont le même comportement face aux écrans. Elles pianotent à toute vitesse sur les touches, abrégeant les mots, évacuant la ponctuation, faisant évoluer le langage écrit à vitesse grand V.
« cc
Cest cest quoi ?
Cc c coucou quoi !
Je viendrai te chercher au collège à 17h, comme convenu. Daccord ?
Nn (Nul, nouille ou non ?) je fini (aïe !) a (ouille !) 16 »
Il faut saccrocher. Le français écrit sera bientôt une langue morte. Plus de langue bien pendue, on va finir par lavaler.
« a dm
Que racontes-tu, ma chérie ?
a demain
Tu as oublié laccent sur le a.
onsanfou »
Pas moi, hélas. Cela mécorche les yeux.
Et la politesse dans tout ça ? « Bonjour ? Merci ? Stp ? » Cest rare.
« Je te remercie.... et patati et patata » ? Expression inconnue au bataillon. De toute façon, cest trop long à tapoter. Sobriété avant tout !
Mais je ne suis pas la seule dont le portable se rebelle. Je viens de recevoir le sms dun collègue (antérieur à la génération X et pas toujours aimable), sms dont je ne cite quune phrase :
[...] Je déteste ce bonheur (jimagine quil parle dun bonhomme). Il est méchant comme un ann rouge. [...]
Jusquà preuve du contraire, Ann est un prénom (le mien en loccurrence), dont labsence de e est soit anglais soit de Bretagne ancienne.
Méchant comme un âne rouge : une expression qui remonte plus loin que le XVIe siècle. Aujourdhui, elle me reste bêtement en travers de la gorge.
Non mais ! En tant que secrétaire de lassociation loi 1901 des AA, les Amis des Ânes, je proteste vigoureusement. Même si à lépoque, rouge pouvait signifier rusé, entre autres chez notre poète Villon.
Les ânes en ont toujours pris plein la figure ; les injures pleuvent en veux-tu en voilà ! : Âne bâté, pauvre imbécile ! Saoul comme un âne, sale bourrique !
Arrête de beugler comme un âne, alors que ce braiement (Bruitage : hihan !) peut avoir du charme si on lécoute de la bonne oreille.
Pauvre bête ! On lui flanque un bonnet sur la tête et on bousille ses amortisseurs en cassant du sucre sur son dos... Dame ! comme dit mon tonton breton. Mais passons, revenons à nos ânons.
Ah, non !
Heureusement quAriane nest pas loin et que son sms me parvient sans tarder :
« Tkt (*)
!
Hein ?
cv (**) t enerve pas
t pas mechente
t mon rayon de soleil ! <3 »
Le soleil efface les fautes et rend lorthographe insignifiante. Que demander de plus ? Peut-être la traduction...
Notes :
[* tkt = tinquiète
** cv = ça va
<3 = cur]
***
50- QUAND MONA NOUS DÉMUNIT
Ann Rocard
.
Au début des vacances scolaires, mon voisin ma demandé de garder son fils pendant deux jours. On ne peut rien refuser à son dentiste par peur de représailles !
Jai donc décidé demmener le ptit Merlu visiter Paris ou du moins quelques lieux mythiques.
Le gamin ravi a rédigé une liste interminable de ce quil souhaitait voir, liste que jai réduite au minimum. Jai ainsi évité le musée des horreurs et celui du chocolat, les vitrines de Noël des grands magasins et jen passe.
Hélas impossible déchapper à la Tour Eiffel malgré une attente de deux heures debout sous la pluie... Le dentiste ayant confié à son rejeton un mini appareil photo instantané pour immortaliser cette expédition, le gamin sen donne à cur joie. Clic clac, merci kodak ! comme disait mon père autrefois. Même dans les musées où les photos sont interdites. Il ny a plus de limites.
Et nous voici au Louvre. Le ptit Merlu trépigne dimpatience :
« On va samuser au musée. Le premier arrivé à la Joconde a gagné ! Jai apporté un feutre indélébile pour lui faire des moustaches et une barbichette.
Sûrement pas.
Si comme Marcel Dubois...
Duchamp.
Cest pareil. Y a un Marcel qui a fait le coup de Jte tiens par la barbichette ! Cest la maîtresse qui la dit. Il est devenu très célèbre. Moi aussi, je serai célèbre même si je ne mappelle pas Marcel. »
Je blêmis. La citation de Malraux me revient à lesprit : La Joconde sourit parce que tous ceux qui lui ont dessiné des moustaches sont morts ; pas sûr que mon dentiste apprécierait le retour de son fils en corbillard.
La journée sannonce compliquée. Je tente de tergiverser... Essai manqué !
Le ptit Merlu ne veut pas en démordre :
« Tu ny connais rien, Cendrillon (le surnom quil me donne au cas où vous lauriez oublié !). Ma maîtresse, elle sait tout. Le monsieur Duchamp a peinturluré le vrai tableau et il a gagné des millions comme à la télé. »
Comment éviter linévitable ? Supprimer le feutre et déclencher des hurlements ? Ficeler le gamin et le cacher derrière une Vénus de Milo qui resterait de marbre ?
« Regarde, Cendrillon ! La dame, elle est pingouin.
Pinquoi ?
Quand on na pas de bras, on est pingouin, cest la maîtresse qui nous la appris.
Manchot.
Cest pareil. »
Une seconde dinattention... et je réalise que le gamin en a profité pour tracer un cur sur le pied droit de Vénus. Les bras men tombent. De quoi rester pingouin à vie.
« Pourquoi tes blanche comme la statue, Cendrillon ? Tes malade ? »
La lâcheté lemporte. Jentraîne discrètement le ptit Merlu loin de la déesse de lamour et de la beauté avant que le cur ne soit découvert.
Entre sarcophages et bas-reliefs, le temps sécoule au ralenti. Heureusement, le gamin photographie plus de touristes originaux que de momies ; mais il na quune envie : devenir célèbre comme Marcel. Je nai toujours pas trouvé le moyen de len empêcher.
« Je veux voir la Joconde de Viens-ici.
Léonard de Vinci.
Cest pareil. Oh, la voilà ! Elle est rudement petite. »
Il se faufile entre les visiteurs pour se glisser au premier rang. Je ne parviens pas à le suivre et sens la catastrophe arriver...
« Ohé, la Joconde ! Cest moi ! Dépêche-toi, on va faire un selfie ! »
A ce moment-là, lintérieur du tableau semble vaciller. Le sourire de Mona Lisa sétire imperceptiblement. Japerçois même léclat de ses dents. Jhallucine...
Lentement, la jeune femme écarte le cadre et descend du tableau, nue comme un ver au-dessous de la ceinture. Léonard nous avait caché ça !
Le ptit Merlu en reste bouche bée et moi aussi. Il en perd son feutre sous le coup de lémotion... Cest le plus beau jour de sa vie.
Et je frémis en pensant aux conséquences irréversibles de cet événement quand il racontera cet épisode à son dentiste de père.
La belle Mona a regagné sa place initiale. Le gamin, aux anges, me rejoint et me prend la main :
« Je parie que la maîtresse ne me croira pas. Pourtant jai une super photo », ajoute-t-il en me montrant Mona, étrange stripteaseuse dont le sourire na rien dénigmatique.
Une photo unique et indélébile qui rendra célèbre le ptit Merlu pendant des décennies.
***
51- EN QUÊTE DES TERRES INCONNUES
Ann Rocard
.
Jai dégoté chez un bouquiniste une reproduction de La carte de Tendre, dessinée par François Chauveau au milieu du XVIIe siècle. Le Tendre, ce pays allégorique, imaginé par Madeleine de Scudéry dans son roman, Clélie, histoire romaine.
Comment se rendre à la ville de Tendre en partant de Nouvelle-Amitié, avant de se diriger vers les Terres inconnues ? Tel en est le fil conducteur.
Quelle ville de Tendre car il y en a une sur chacun des trois fleuves de la carte : la Reconnaissance, lEstime et lInclination...
Et quel chemin suivre ? Que de dangers pour un voyageur ! Va-t-il plonger dans le lac dIndifférence, se noyer dans la Mer dInimitié, où tout nest que haine et mépris, ou bien mourir dans la Mer dangereuse ?
Des pièges multiples le guettent. Attention aux récifs et à lécueil Orgueil !
Par-delà la Mer dangereuse sétendent les Terres inconnues ; sont-elles le but du voyage ? Y trouve-t-on lamour idyllique, la bague au doigt ou uniquement lamour physique ? Lamour durable ou une passion fatale qui ne sera quun feu de paille destructeur ?
Perplexe, je saisis une loupe et déchiffre les noms de lieux qui renvoient à des étapes de la vie amoureuse.
Autant y jeter un coup dil de plus près ! Il suffit dun peu de concentration pour se miniaturiser et atterrir au bord dun sentier, à cheval sur mon VTC.
Aussitôt dit, aussitôt fait ! Cinq minutes de méditation suffisent à me propulser dans un monde ocre jaune en trois dimensions.
Les villages se succèdent : Indiscrétion, Perfidie, Médisance, Méchanceté... A vous dégoûter de croiser le prince charmant ! Dailleurs, existe-t-il vraiment ?
Il ne manque que Manipulation et Maltraitance... Jai dû suivre la mauvaise direction. Marche arrière toute !
Négligence, Inégalité, Tiédeur, Légèreté, Oubli... et plus loin, le fameux lac dIndifférence. Les princes finissent toujours par se lasser après avoir enlacé leurs dulcinées. Très peu pour moi ! Ce pays de Tendre ne me convient guère.
Une pause simpose et je commence à regretter davoir tenté cette expérience sans lendemains qui chantent.
Pourquoi mêtre lancée dans une telle expédition ?
Je suis incapable de lire une carte sans mégarer et nai aucun sens de lorientation. En général je perds le Nord et ne le retrouve jamais. En tout cas, à présent, je suis complètement à lOuest. Du pur masochisme ! Surtout sans gourde ni la moindre pomme damour sucrailleuse.
Près dun bosquet, je croise quatre voyageurs étiquetés princes charmeurs. Il ne leur manque que des flûtes pour envoûter serpents et conquêtes hypothétiques. Eux aussi sont à la recherche des Terres inconnues.
Néanmoins ils nont pas pensé à emporter un moyen de transport ; ils observent mon vélo, lair dubitatifs :
« Votre engin à deux roues est-il amphibie ?
Je nai pas encore essayé... »
Ils ne sont pas si bêtes que ça. Javais omis la traversée de la Mer dangereuse qui ne se ferait pas sans encombre. Pour paraître à laise, jajoute dun ton enjoué :
« Je trouverai bien une solution. Il y en a toujours une.
Peut-on venir avec vous ? demande le type, coiffé dun chapeau à plume, dont le sourire enjôleur na aucune prise sur moi.
Si vous courez vite, pourquoi pas ! »
Trois coups de pédales et je les distance rapidement.
Les villages suivants portent des noms beaucoup plus avenants : Billet doux, Sincérité... et bien dautres.
Réconfortée, je finis par atteindre la ville de Tendre sur Inclination.
Un vieux bonhomme somnole, assis sur un banc.
« Bonjour, monsieur. Excusez-moi de vous déranger... »
Il entrouvre un il glauque :
« Cest à quel sujet ?
Je cherche les Terres inconnues.
Un coup nu, deux cornus, trop connu ? Ce nest pas une bonne idée, ma ptite dame. Ça fait 70 ans que jessaie de poser le pied dessus. A la nage, cest exclus, à cause des bestioles aux dents longues qui vous dévorent tout crus. A vol doiseau ou en montgolfière, y a toujours un coup de vent qui vous entraîne vers lenfer. Faites demi-tour, si vous ne voulez pas finir comme moi. Inutile et désabusé. »
Jessaie de protester :
« Je viens de loin. Cest important den savoir plus sur cette contrée.
Moi aussi, je disais ça. Jétais un beau gars, jeune et fringant, avide daventures. Javais acheté une carte chez un bouquiniste. Un matin, je suis tombé des nues. Javais réussi à me miniaturiser.
Et alors ?
Je nai jamais pu repartir. »
Fluide glacial le long de ma colonne vertébrale. Si le bonhomme dit vrai, je suis destinée à vieillir sur une carte de papier.
Je massieds sur le banc, démoralisée. Le bonhomme me tend une pomme de la connaissance :
« Garantie sans colorant ni OGM », précise-t-il.
Que mimporte à présent une pomme qui me pourrirait la vie ? Les pesticides et compagnie me permettraient den finir au plus vite.
Comme mon estomac crie famine, je croque la pomme à pleines dents et ingurgite plusieurs pépins.
Le bonhomme grommelle et me tapote lépaule :
« Jai fini par trouver la solution, mais je suis trop vieux pour essayer.
Quelle solution ?
Pour se retrouver à la case départ, ma ptite dame. »
Je ne sais pas ce quils ont tous à mappeler « Ma ptite dame » il est vrai que je suis haute comme trois pommes , mais lexpression commence sérieusement à magacer !
« Donnant donnant, poursuit le bonhomme. Vous me laissez votre vélo et je vous dis comment retourner chez vous.
Abandonner mon super VTC ?
Cest à prendre ou à laisser. »
Qui ne tente rien, na rien, dixit le diction préféré de tante Germaine. Jacquiesce dun sourire mi-figue mi-raisin.
Le bonhomme me souffle alors quelques mots à loreille, et je tente le tout pour le tout.
Processus inverse. Réflexion à rebrousse-poil... Sirsasana, la posture de yoga sur la tête. Méditation en sens contraire, ce qui nest pas évident. Japplique à la lettre le mode demploi que le vieux bonhomme vient de me dicter.
Et je me retrouve loin de Tendre, mal dans ma peau comme sil sagissait dune Terre inconnue, encore inexplorée.
Après une sieste bien méritée, je recouvre mes esprits. Ma loupe nétant pas suffisamment efficace, je glisse la carte sous la lentille dun microscope... et aperçois un bonhomme, à cheval sur mon VTC, qui pédale avec difficulté et séloigne vers dautres horizons.
Moralité : ne pas oublier son vélo dans toute quête amoureuse. Ça peut toujours servir.
***
52- PERDRE LA BOULE, UN SOIR DE NOËL... CEST LE COMBLE !
Ann Rocard
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Musique de Noël.
24 décembre. Je suspends des décorations rouge et or sur un ficus transformé provisoirement en sapin. Les guirlandes clignotent dans le vide en attendant mes petits-enfants qui me rejoindront demain matin.
Jignore encore que ce soir, mon voisin va perdre la boule, événement inquiétant pour mon prochain passage sur son fauteuil dentaire électropneumatique.
Mon voisin est le père du ptit Merlu dont je vous ai déjà parlé.
Monsieur Merlu, qui est plutôt du genre intello, sest laissé embobiner depuis plusieurs mois par un certain Ernesto Tatoufo, un bellâtre climatosceptique aux yeux de braise auquel il essaie de ressembler malgré 20 kilos de trop.
Le ptit Merlu y fait souvent allusion :
« Cest le héros de mon papa. Il est grand, il est beau et il sent le sable chaud. »
Comment sentir le sable chaud via les réseaux sociaux ? Je nai pas les clefs pour répondre à cette question.
Quoique... Il y a peut-être une raison profonde, car lex-madame Merlu sest envolée, un matin de Pâques avec un légionnaire tatoué « A maman pour la vie ». Il y a trois ans et demi, si mes souvenirs sont bons. Lhiver précédent, décembre avait été une période particulièrement chaude.
Noël au balcon, Pâques aux tisons ! prétend le proverbe qui se trompe parfois. En effet, ce matin-là, les cloches pascales sonnèrent à toute volée, un avion séloigna vers une destination inconnue, laissant le père Merlu et son fils sur le carreau. Il y eut une chute de température mémorable, la neige sengouffra dans les curs et mon voisin mit du temps à se réchauffer.
Mais tous ces faits divers ne sont sans doute que pure coïncidence.
Le sieur Merlu a donc viré climatosceptique comme son héros qui sent bon le sable chaud. Une fois, jai essayé daborder ce sujet délicat (le climatoscepticisme, pas la température du sable), en position allongée sur son siège de dentiste. Il ma aussitôt interrompue.
« Les études prouvent, a-t-il affirmé en me surplombant, les études prouvent noir sur blanc que si le réchauffement climatique se met en place, les hommes ne sont en rien responsables. Il sagit dun phénomène cyclique dont les conséquences seront positives. »
Je nai pas pu réagir, car il sest empressé dentreprendre une vérification approfondie de ma dentition. Eberluée et bouche ouverte démesurément, je le fixais du coin de lil : comment un type, qui nest pas plus bête quun autre, peut-il faire siennes des théories farfelues sans prendre le moindre recul ?
A force dêtre manipulé à distance par le susnommé Ernesto Tatoufo, propagateur de fake news, le père Merlu sest identifié à ce zombie du net et il se lance à présent dans des achats compulsifs sans aucune utilité (ce qui permet à linfluenceur ravi de prospérer financièrement en toute tranquillité).
Il ne remet plus ses convictions en question et se contente dune philosophie à bas prix. Faut pas ! ou faux pas ? Croire ou ne pas croire ? Rester convaincu dêtre un simple con vaincu ? Où donner de la tête sans passer sous la guillotine ? Son unique référence est le bel Ernesto qui lui fait gober nimporte quoi comme un uf cru.
Musique de Noël.
Ce soir, tandis que le ptit Merlu décore un sapin synthétique, son père cuisine une omelette quil fait cuire à feu doux, en ayant les yeux fixés sur une vidéo : « Où nous mènera la guerre du faux ? », vidéo qui promeut un costume de faucheuse, toge noire à capuche et accessoires indispensables, pour la St Sylvestre.
Ernesto na certainement pas lu le recueil dessais dUmberto Eco, La guerre du faux. Cependant son discours dissimule sa propre inconsistance. Attention ! Un discours, tel un train-train quotidien, peut en cacher un autre !
Non, rassurez-vous, je ne vois à travers les murs. Je me contente de répéter ce que le ptit Merlu ma dit en mappelant à la rescousse un peu plus tard.
Le sieur Merlu a déjà les nerfs en boule à cause dun patient belliqueux qui a voulu lui faire avaler sa boulette... non, sa roulette, cet engin de torture qui vous fait grincer des dents, rien quà lécoute.
Il tente de se calmer, sous lemprise de son influenceur climatosceptique, en concoctant un dîner de fête. Est-ce une bonne idée ? Une omelette pour un repas de Noël ou leffet hypnotisant dun Ernesto au sourire moins vrai que nature ? Peu importe !
Et soudain... Clac ! Le voilà qui disjoncte. Coupure délectricité interne pour faire des économies de bouts de chandelle.
Il se met à courir dans lappartement en criant :
« Où est-elle ? Où est-elle ? Jai perdu la boule...
Quelle boule, papa ?
La boule de Noël.
Tu en as besoin pour la mettre dans lomelette, papa ? Cest une recette du monsieur qui sent bon le sable chaud ? »
Le père Merlu hausse les épaules et poursuit ses recherches, lair halluciné :
« Où est-elle ? Où est-elle ? Jai perdu la tête...
Quelle tête, papa ?
La mienne ! Tu vois bien quelle nest plus sur mes épaules. Elle a dû se dévisser quand je battais les ufs à plate couture. »
Cest à ce moment-là que le ptit Merlu est venu me chercher en catastrophe.
Perdre la boule, le soir de Noël... cest un comble !
Quand je pénètre dans leur appartement, tout semble rentré dans lordre.
« Ne vous inquiétez pas, je lai retrouvée, dit-il en se tapotant la tête. Mon fiston lavait suspendue à une branche, sur le sapin. Tout va bien ! »
Avec le ptit Merlu, on se regarde, effarés.
A cet instant, le bellâtre du net lance un « JOYEUX NOËL, FÉLIX ! » comme dans le film, Le père Noël est une ordure.
Félix, mon voisin, dont jignorais le prénom jusquà ce soir, lui répond par télépathie. Et une odeur de brûlé du côté de la poêle le sort enfin de son apathie.
« Voulez-vous partager notre omelette ? » propose mon dentiste dune voix monocorde.
Non, merci, jai déjà grignoté en sirotant un verre de blanc. Joyeux Noël, Félix ! Je préfère me réfugier dans mon havre de paix, de peur de tomber sous lemprise dun quelconque Ernesto.
Une boule Quies dans chaque oreille et je dormirai du sommeil du juste, rêvant de bonnes résolutions pour lannée à venir. Lesquelles ? Mystère et boule de...
Je vous laisse imaginer la suite.
Musique de Noël.
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