CHALLENGE 2015
42 NOUVELLES et RÉALISATIONS
qui sy rapportent
(textes-île, céramiques, photos...)
Début janvier : je tiens mon idée pour un projet d'écriture 2015, quelque chose de différent de ce que j'ai fait précédemment ! Un projet au long cours puisque réparti sur une année, et associé à d'autres types de création.
Mon idée de départ :
Le fil conducteur est une petite maison du Mont-Saint-Michel, dans laquelle vont se succéder de très nombreux habitants.
Ecriture automatique, directement sur le clavier (d'habitude j'utilise un crayon et une feuille de papier... et parfois j'utiliserai sûrement cette technique que je préfère de loin) et par moments, les yeux fermés.
Je fais le choix de ne pas relire les textes pendant l'année ce qui expliquera les redites, les thèmes récurrents , et d'attendre fin décembre pour relire le tout ; j'aurai ainsi pris du recul.
L'année 2015 est terminée. Je n'ai pas atteint le nombre 52 que je m'étais fixé (écriture interrompue en juillet et août)... mais réalisé parallèlement une grande expo de textes-îles, céramiques et acryliques.
Il reste quelques photos à mettre en place...
Découvrez le nouveau challenge 2016 !
SI L'AUBE NE SE LEVAIT PAS...
Photo de l'auteure
1- SI LAUBE NE SE LEVAIT PAS
Ann Rocard
Cétait une petite maison de pierre, une maison miniature. Quelques roses trémières égarées au pied des murs. Quand le pêcheur repeignait la coque de sa barcasse, il redonnait un coup de peinture sur la porte et les volets. Mais aujourdhui, la peinture seffritait, le pêcheur avait dû égarer son pinceau le jour où la tempête lavait emporté. On ne lavait jamais revu.
Sa femme fixait la mer, de saison en saison, dannée en année. Et la mer lui parlait, lui murmurait des mots dont elle ignorait le sens. Des mots trop lourds à porter, des souvenirs noirs de nuit, dénués despoir. Vers qui aurait-elle pu se tourner ? Ses enfants navaient pas survécu à lépidémie qui avait balayé la région dun souffle délétère. Ses voisins semblaient ne pas lapercevoir quand elle entrouvrait ses fenêtres ou balayait le seuil de sa maison. Sans bruit. Tel un petit animal craintif. Et à lauberge où elle travaillait, on avait même oublié son prénom et on la surnommait « La vieille ».
Les nouveaux venus la croyaient cinquantaine, alors quelle frisait à peine la quarantaine. Le chagrin lavait usée, plissée, rétrécie au point de passer inaperçue dans les ruelles du Mont. Elle portait son corps à bout de bras, elle qui aurait tant voulu sen débarrasser, ne rêvant que dune chose : rejoindre son pêcheur au fond de lOcéan. Un rêve de sirène.
Sa vie nétait quattente toujours déçue. Passé idéalisé, futur improbable. Elle était lombre tremblotante projetée sur le mur par la danse de la bougie.
Chaque soir, elle fermait les yeux et suppliait : « Viens me chercher. » Laube léveillait et une nouvelle journée commençait, pareille à toutes celles qui lavaient précédée.
Pourtant ce matin, laube ne se leva pas. Elle resta couchée sur sa paillasse, à lécoute du silence. Son silence intérieur. Dehors, des cris retentissaient : « Eh, la vieille ! Tu es passée de vie à trépas ? ». On tambourinait à la porte, on sexclamait. Les sons lui parvenaient ouatés, à peine audibles ; elle ny prêtait pas attention.
Elle se sentit envahie par le calme. Il y avait si longtemps quelle navait pas ressenti cette paix, cette lumière étrange. Elle reprenait contact avec elle-même, avec le monde. Maintenant. Son pouls battait les secondes dun temps immobile. Au creux de ses paumes, une impression de chaleur qui lavait quittée la nuit où la barcasse avait sombré. Elle était là, présente. Un demi-sourire aux lèvres.
Elle se redessa lentement pour savourer chaque geste, sans le moindre automatisme. Ecarter les doigts, soulever une jambe, plier un genou, faire osciller la tête en découvrant une nuque endolorie... Elle vivait, revivait.
« Alors, la vieille ? On va défoncer la porte ! »
Elle tendit la main vers la poignée. La porte grinça sur ses gonds, et le silence se fit. Les voisins, laubergiste, les passants la reconnurent à peine ; son visage était presque lisse, une lumière pâle émanait de son regard. Elle sourit, posa les yeux sur eux, sans les voir. Portée par un souffle qui venait du plus profond delle-même. Heureuse. Si proche deux, de leurs parfums, de leur respiration en suspens, de leurs présences palpables.
Ce matin, pour elle, laube ne se leva pas. Lobscurité lenveloppait, mais elle voyait avec le cur.
En souvenir de Martine qui a enfin trouvé le calme
et tous ceux qui voient avec le cur.
LA FORCE DE LA PLUME
23 x 23 cadre compris
chez Richard et Carole Bredèche
Plume d'oiseau ramassée au Guatemala
où les mots de Rigoberta Menchù ont permis de faire connaître au monde
la situation dramatique des Mayas.
Ce texte-île lui est dédié.
Une plume peut écarter les barreaux d'une prison, laisser refleurir la liberté et éclater des bulles de justice...
2- QUAND LA VIOLENCE SE DÉCHAÎNE
Ann Rocard
Croyez-le ou non, cette maison avait une âme. Au cur de ses pierres sombres, une âme qui sinsurgeait contre la violence du monde. Elle tressaillait à lannonce des nouvelles dici ou dailleurs, rixes ou guerres, coups de griffe et mots acerbes. Mais que pouvait-elle faire, dressée sur son sol de terre battue ?
Les maisons voisines faisaient la sourde oreille, indifférentes. Sans doute ne pouvaient-elles pas entendre. Car rares sont les lieux capables découte et de compassion. La guerre grondait au loin, lintolérance soulevait des montagnes, détruisait les fleuves et les vallées, lintolérance était maître depuis si longtemps.
Une fois pourtant, elle avait pu agir. Trop tard, hélas, trop tard. Elle lavait aimé ce petit écrivaillon, cet homme généreux qui refusait de dire non, daccepter linacceptable. Ce Charles qui ne payait pas de mine, pas bien beau pour ne pas dire plutôt laid, dont le visage irradiait idéalisme, émotivité à fleur de peau et révolte permanente. Courageux, intrépide à tel point que ses fiancées successives ne lavaient pas suivi sur son chemin de lutte. Seul, il poursuivait sa route, persuadé quil saurait faire changer le monde.
Charles parlait peu, mais ses mots étaient porteurs dune force étonnante. Des mots qui parfois louvoyaient ou saffirmaient sans détour, féroces et décapants. Des mots acérés qui lui ressemblaient peu, lui le petit homme dont la seule arme était sa plume doie. Sans craindre les représailles, ses poèmes grinçants et ses satires sattaquaient aux puissants, partaient en croisade contre linjustice et lintolérance.
Elle laimait bien son écrivaillon, réfugié entre ses quatre murs, susant les yeux à la lueur dune chandelle jusque tard dans la nuit.
Ce soir-là, elle les vit arriver à pas feutrés dans les ruelles du Mont. Cagoulés, méconnaissables, couteaux prêts à meurtrir. Elle reconnut aussitôt la démarche anguleuse des trois hommes de main. Et elle comprit. Elle comprit quils allaient briser la porte et entrer. Petite maison de pierre dans lurgence face à une violence déterminée, elle rassembla toute la force que ses murs, sa toiture contenaient, et fit monter du sol un courant d'air qui souffla la flamme de la chandelle. Charles simmobilisa, percevant le danger. Il sapprêtait à grimper au grenier pour séchapper par louverture côté sud, quand la porte vola en éclats. Les lames trouvèrent rapidement leur proie avant de se fondre de nouveau dans la nuit.
Et la maison pleura son écrivaillon sachant que dautres auraient le même courage que lui, quils reprendraient son flambeau et que jamais la liberté dexpression ne séteindrait.
8 janvier 2015. En ce jour de deuil
pour les victimes de Charlie hebdo
et tous ceux dont on voudrait faire taire la voix et les mots.
L'AIGLE BLEU
Lion sur mer
3- L'AIGLE BLEU
Ann Rocard
Sorel nétait pas revenu au Mont-Saint-Michel depuis plus de deux ans. Il savait quil trouverait les approches du Mont en plein chantier et il sétait renseigné sur les finalités de ce projet denvergure. Les pelleteuses démolissaient la digue datant de 1879. Des foreuses perçaient la vase pour fixer les poteaux dune future passerelle qui permettrait au Mont de redevenir une île en fonction des marées.
Il observa les travaux dun il distrait, la tête ailleurs, et se rendit à grands pas chez sa sur qui avait mis au monde un petit Lucien deux semaines plus tôt. Agacé, il eut un haussement dépaules : quelle idée saugrenue dappeler son fils Lucien, comme larrière-grand-père décrépit dont la photo lavait hanté quand il était enfant. Il imagina même le bébé sépia, plié en deux et boitillant, lair hagard.
« Jaimerais que tu sois son parrain », lui avait demandé Emilie au téléphone en lui annonçant la naissance.
Parrain ? Le mot lavait fait sourire jaune, lui le cartésien qui ne croyait si à Dieu ni à diable. En tout cas, il navait rien dun parrain sicilien avec son physique de Barberousse aussi large que haut. Ne sachant sil devait se réjouir ou non de cette marque de confiance, il sétait contenté de grogner :
« Je ne serai pas obligé dassister au baptême ? » Il fallait bien quil défende son soi-disant statut de fervent anticlérical.
« La cérémonie ne durera pas longtemps, avait promis Emilie. Limportant sera la relation que tu établiras avec Lucien. Tu nauras pas besoin de lui enseigner la Bible.
Encore heureux...
Alors ? »
Elle lavait facilement convaincu. Il navait dailleurs rien refusé à Emilie depuis la disparition prématurée de leurs parents. Le grand frère protecteur, tel avait été son rôle pendant une douzaine dannées.
Sorel avait failli linterroger : « Pourquoi moi ? », devinant quelle serait la réponse : « Parce que... Parce que je taime et que je peux compter sur toi. Parce que tu es quelquun de bien. »
Il avait aussitôt changé de sujet ; Emilie ne savait pas tout. Elle connaissait si peu de choses le concernant. Mieux valait lui laisser croire à son image de héros, de surhomme défendant la veuve et lorphelin. Il resterait perché sur son piédestal.
Sorel sarrêta devant la petite maison de pierre où vivaient Emilie et sa famille réduite. La dernière fois quil était venu rendre visite à sa sur, il avait aimé le parfum de mer blotti derrière le poêle, larmoire normande, lombre des murs... Elle venait alors dépouser lirréprochable Stéphane. Sorel grimaça ; Stéphane, son contraire, parfait en tous points. Steph dont le regard semblait deviner qui il était vraiment. Franchement il navait aucune envie de se retrouver face à lui. Sorel hésita, prêt à faire demi-tour. Sil était là, tanguant dun pied sur lautre, cétait pour sa sur, pas pour un reproche vivant...
La porte souvrit, et Emilie se précipita vers lui :
« Je suis si heureuse de te revoir !
Je nai même pas frappé...
Jai senti ta présence, ça ma suffi ! » dit-elle en se blottissant dans les bras de son frère.
Il simmobilisa, inquiet ; elle lui semblait si frêle, une poupée de porcelaine.
« Tout va bien ? Tu nes pas malade ?
Un peu fatiguée, bien sûr. Il faut que je mhabitude à ma vie de nouvelle maman pas si jeune que ça... Au début, les nuits sont courtes, soupira-t-elle. Mon petit bonhomme boit toutes les trois heures, ça revient vite ! »
Elle éclata du rire discret quil aimait tant. Un rire de petite fille insouciante dont les deux couettes sautillaient sur le sommet du crâne. Un rire de fillette cachée dans un cerisier, qui le bombardait de noyaux... et il faisait mine de croire que les petites boules étaient des grêlons noirs tombant du ciel.
« Entre, Sorel ! Je tai préparé du café et ton cake aux amandes préféré. »
Toujours pleine de petites attentions. Emilie ne changeait pas. Lui, non plus, à sa façon.
« Ton mari nest pas là ? senquit-il avec un sourire forcé.
Il est en déplacement jusquà la fin de la semaine, fit Emilie. Ça tombe bien... Tu ne le portes pas dans ton cur.
Nexagère pas. Il est parfait pour toi. »
Emilie ninsista pas. Lui, non plus. Autant éviter ce sujet tabou. Jamais il nadmettrait que le beau commercial bien coiffé était trop poli et gentillet à son goût... Non, ce nétait pas ça. Stéphane possédait ce que lui, Sorel, navait pas : la vérité, la générosité, la capacité de sintéresser aux autres et dêtre heureux, tout simplement.
Sa sur semblait peinée. Elle versa le café dans les tasses, découpa deux tranches de cake, et se ressaisit.
« Tu as laissé tomber ta thèse ? senquit-il pour rompre le silence.
Pas du tout ! Jy consacre moins de temps, cest vrai. Dans quelques mois, jaurai pris le rythme. »
Emilie avait toujours été passionnée par les cultures amérindiennes. Pendant ses études, elle avait fait plusieurs voyages au Canada et vécut auprès dIndiens Cherokee ; elle y avait rencontré un homme extraordinaire, nommé Aigle Bleu*. Depuis son installation au Mont, elle rédigeait une thèse sur le symbolisme de laigle. Lancée sur son sujet de prédilection, elle ne sarrêtait plus. Mais cette passion nétait pas seulement une passion de papier, elle essayait de la vivre au quotidien.
« Laigle me rappelle de prendre mon courage à deux mains, de relever un défi, fit-elle en fixant Sorel avec douceur. Il porte en lui le pouvoir de la vie et de la mort, et il me dit : Fais ton choix, prends ton envol vers les sommets ! On peut très bien rester centré et équilibré dans le domaine terrestre, tout en atteignant létat de grâce dans le domaine de lesprit. »
Sorel se concentra sur le goût des amandes et de celui du café. Les idées perchées de sa sur le mettaient toujours mal à laise.
« ... Laigle peut voler dun monde à lautre... »
Il rebondissait intérieurement, cueillant un mot par-ci, une expression par-là. Dun monde à lautre ? Il ny avait quun seul monde. Pourquoi les hommes avaient-ils eu besoin den inventer un autre... Un seul monde, une vie pas marrante, alors autant en profiter au maximum.
« ... Fais ton choix ! »
Son choix était fait depuis longtemps. Il suivait plusieurs routes plus ou moins parallèles qui parfois se croisaient pour mieux se séparer.
« Tu entends ? sursauta Emilie. Lucien se réveille. Viens voir ma petite merveille ! »
Elle lentraîna au premier étage. Il avait oublié combien lescalier était étroit, peu prévu pour les armoires à glace de son acabit. Il se contorsionna pour atteindre la soupente où il ne pouvait se tenir debout.
Les poutres avaient été repeintes en jaune soleil. Le sourire dEmilie illuminait la pièce ; elle tenait son petit bonhomme avec tant de délicatesse, tant damour que Sorel sentit naître en lui une émotion inconnue.
« Tu veux le porter ? proposa-t-elle.
Jaurais peur de le casser... »
Elle ne lui laissa pas le choix et lui tendit le nouveau-né qui lui parut minuscule.
« Il nest pas bien lourd...
Un bout de chou de 3 kilos 200. Je tiens aux 200 grammes qui font toute la différence.
La différence ? »
Emilie se mit à rire et le bout de chou ouvrit les yeux.
« Coucou, Lucien. Je te présente ton parrain symbolique. » Elle se tourna vers son frère : « Il est beau, nest-ce pas ?
Non, faillit répondre Sorel. Plutôt fripé. Identique à tous les bébés. »
Mais une horloge interne tictaquait, sournoise : « Fais ton choix, ton choix... Saisis cette chance unique, unique, unique... »
Un instant, Sorel ferma les yeux. Il sentit la chaleur du nouveau-né lenvahir. Quelle chance devait-il saisir ? Changer de vie. Changer sa vie, ses chemins sombres dont Emilie ignorait tout... Sa vie de tromperies, trahisons et mensonges quil avait su dissimuler ; rares étaient ceux qui avaient fini par les découvrir.
Son univers était morcelé, fait de cercles indépendants : famille, travail, connaissances, rencontres passagères... On ladmirait, on ladulait lui, le copain exemplaire, dont la devise était en fait Les amis ne servent à rien, cest une perte de temps. Lui, un modèle dans sa profession. Lui, le Dom Juan qui collectionnait les conquêtes, y puisait son énergie, puis les évacuait sans le moindre remords.
Sa femme avait fui quelques années auparavant. Ses enfants, étudiants, vivaient à létranger. Il sessoufflait dans son travail. Il nétait plus lApollon fringant, mais un homme vieillissant dont la vie dissolue avait creusé des rides malsaines sur le visage.
Le nouveau-né gémit et il salarma :
« Je lui ai fait mal ?
Cest lheure de la tétée, fit Emilie en reprenant son fils. Avoue que tu laimes déjà mon petit Lucien ! »
Sorel bougonna. Oui... ce bout de chou nétait pas larrière-grand-père sépia , mais Lucien la lumière, la chance qui lui était offerte pour changer de vie, repartir à zéro. Il ne pourrait modifier le passé ; il lui faudrait laccepter, admettre quil navait sans doute pas suivi les bons sentiers et comprendre pourquoi. Il prendrait le temps de sarrêter, de faire le bilan et denvisager un autre chemin, une nouvelle façon de vivre, de ne plus jongler entre mensonges et vérités fictives.
« Tu as un problème ? sinquiéta Emilie. Je ne tai jamais vu avec cette tête-là. Des soucis de boulot ?
Non, je réfléchis. Je vais faire un tour. Tu as besoin de quelque chose ?
Rapporte du pain si tu en trouves.
A tout à lheure. »
Sorel se retrouva peu après sur les remparts. La mer sétait retirée au loin. Le petit visage de Lucien se reflétait sur le sable mouillé. Sa chance, sa chance... scandait son cur enfoui dans son grand corps de Barberousse, trop lourd de souvenirs et de regrets.
Une silhouette plana entre les nuages. Il la suivit du regard. Un aigle sans doute... Un aigle qui semait le doute dans son esprit de scientifique, cartésien et fier de lêtre.
Un aigle bleu.
Loiseau se posa sur le parapet, à deux mètres à peine. Sorel réagit : un aigle ne pouvait être bleu, la fatigue du voyage lui jouait des tours. Il se frotta les yeux, mais loiseau ne disparut pas. Les plumes dun ciel dhiver quand le vent glacial chasse la brume et quon recherche en soi un peu de chaleur tout en restant émerveillé par tant de bleu.
Dans le regard de laigle, il comprit que lavenir serait différent et que son choix était fait.
Laigle est un oiseau qui ma toujours fascinée.
Le point de départ de cette nouvelle était la céramique de laigle bleu, réalisée en janvier pour le mur de ma cuisine. Je ne savais pas quel serait le contenu de cette nouvelle. Jai laissé glisser mon crayon sur le papier. Ensuite, après lavoir dactylographiée, jai découvert sur internet lexistence dAigle Bleu et jai ajouté quelques détails.
* Aigle bleu
http://www.aiglebleu.net/
Le Mont-Saint-Michel
Photo de l'auteure 2006
1- ULM
Ann Rocard
« Changer de dizaine, ça se fête ! » avaient déclaré ses amis en lui remettant une petite carte : Heureux anniversaire, Céleste. BON pour un baptême en ULM au-dessus de la baie du Mont-Saint-Michel... Puis déjeuner et balade sur le Mont.
Elle avait frémi intérieurement. En ULM ? Quelle horreur ! Malgré son prénom, elle avait besoin de sentir la terre ferme sous ses pieds. Bizarre... Ses amis nignoraient pas quelle avait le vertige. Pourquoi un tel cadeau ? Etait-ce de la provocation ou voulaient-ils lui faire dompter cette sensation épouvantable ?
Céleste avait scruté leurs visages. Pas une once de moquerie, simplement la pétillance habituelle, pleine de rires et de générosité. Incapable de refuser leur cadeau, elle avait compté les jours, les heures qui la rapprochaient inexorablement de son suicide programmé.
A présent, elle était assise dans lengin de mort, casquée, sanglée, le teint vert et le ventre réduit à un tas de nuds depuis la veille au soir... Le vrombissement du moteur ressemblait à une tondeuse à gazon qui la réduisait en carpette. Impossible de fuir, de faire marche arrière, sa prison ailée survolait la baie.
Elle serrait les poings et les paupières, respirait à peine. Elle avait beau se répéter : « Pas de panique, pas de panique... », elle était tout simplement en train de mourir. Ça ne servait à rien de lutter... Elle allait voir défiler toute sa vie comme ceux qui passent de lautre côté de lhorizon. Elle attendait presque avec impatience ces images quelle avait oubliées, les épisodes enfouis dans sa mémoire pour le meilleur et pour le pire. Non... Rien. Que du noir.
« Pas de panique, pas de panique », susurrait autrefois Juliette dune voix douce comme la mousse. Juliette quelle avait perdue de vue depuis une vingtaine dannées. Céleste était partie travailler à létranger ; à son retour, la vieille dame avait disparu sans laisser dadresse. Dabord, Juliette lui avait manqué, puis le temps lui avait fait oublier son regard qui souriait sans cesse, ses joues rebondies et sa démarche claudicante. Mais elle ne lavait pas oubliée ; elle lavait aimée plus que sa propre mère, peu présente. Elle lui avait confié ses doutes et ses rêves. Elle était sa deuxième maman.
Céleste évacua ces souvenirs larmoyants et tourna le dos au passé. Pour surmonter un haut-le-cur, elle se remémora les articles quelle avait lus : Le vertige est un symptôme de souffrance... Il renvoie à langoisse de séparation... Fusion, chute dans le vide... Ça lui faisait une belle jambe... même deux jambes coincées dans la prison volante. Les phrases, ronflantes comme le moteur de lULM, ne lavaient jamais aidée en quoi que ce soit. La solution avait toujours été : Garder les pieds sur terre dans tous les sens du terme, et ça lui avait réussi. Pourquoi être masochiste ? Autant éliminer lescalade, les virées en bateau, les randos en montagne, les grandes roues illuminées, les ascenseurs en verre et autres trouvailles ! Les avions, hélicoptères, coléoptères... Aaaah ! Une nouvelle vague de panique lenvahit.
« Quest-ce que je fais là ? » hurla-t-elle.
Le pilote ne se retourna même pas, persuadé quelle criait de joie, dextase, de ravissement... et de tous les mots quon peut trouver en pareille occasion.
Cest alors quelle perçut une voix qui venait à la fois de sa poitrine et dailleurs.
Une injonction : « Regarde ! ». Impossible, elle trépassait à vitesse grand V... « Regarde ! Tu en es capable ! » Elle entrouvrit les yeux. Le Mont-Saint-Michel se dressait, impassible. Une fraction de seconde, Céleste oublia le malaise dans lequel elle se noyait. Sa tête tournait encore, mais les nausées diminuaient en intensité. Quelque chose ou quelquun lattirait... Là-bas... Le long des remparts, face à la mer. Peu à peu, elle se détendit, se laissant porter par le vent. LULM nexistait plus ; elle volait de ses propres ailes.
Laprès-midi, Céleste déambulait sur le Mont avec ses amis. Elle sarrêta soudain près dune petite maison. Celle-ci distillait une vibration particulière.
« Attendez-moi, je reviens tout de suite ! » dit-elle en se dirigeant vers la ruelle où se trouvait la porte dentrée.
Une centenaire apparut sur le seuil. Ses joues amaigries étaient toutes ridées, mais son regard souriait comme autrefois, et elle marmonna :
« Tu en a mis du temps à me retrouver. Je savais que tu arriverais de là-haut, mon petit ange », ajouta-t-elle en pointant lindex vers le ciel. « Cest ma maison qui me la dit et elle ne se trompe jamais. Je ne voulais quand même pas mendormir définitivement avant de tavoir saluée. »
Incapable darticuler un mot, Céleste enveloppa de ses bras la vieille Juliette, fragile miniature, toujours aussi enthousiaste.
« Viens, mon petit ange, je vais te présenter ma maison. Elle a une longue histoire à raconter, et je suis la seule à la comprendre.
Des amis mattendent...
Eh bien, va les chercher. Quand il y en a pour deux, il y en a pour vingt ! fit Juliette de sa voix douce. Cest ce que je te disais quand tu étais enfant. »
Céleste approuva de la tête. Quand il y en a pour deux, il y en a pour vingt... Le compte était bon. Elle ferma les yeux, émue, au bord des larmes.
« Regarde ! ordonna la vieille femme. Tu en es capable. Regarde le monde qui tentoure, regarde la vie telle quelle est. Au fait, mon petit ange, tu as toujours le vertige ? » Et elle se mit à rire : « Que je suis bête ! Si cétait le cas, tu ne serais pas allée faire un petit tour du côté des nuages, nest-ce pas ? »
En attendant le jour où je ferai ce baptême en ULM
au-dessus du Mont-Saint-Michel...
Précision : je nai plus le vertige depuis plusieurs années !
LA SPIRALE DU TEMPS - Ann Rocard - 2015
50 x 50 cadre compris.
chez Sylvain Leclercq
5 - LE COLLECTIONNEUR DE MONTRES, PENDULES ET CIE
Ann Rocard
Sa petite maison du Mont-Saint-Michel était son havre de paix, son ultime refuge. Maxime Tempo avait deux vies : celle de la semaine, trépidante, saccadée, du représentant de fers à vapeur pour percussionnistes perfectionnistes, et celle du week-end entre quatre murs de pierre, coupé du monde et de ses tourmentes.
Quand il se retrouvait seul, il se parlait souvent à voix haute, sans condescendance.
« Cher monsieur Tempo, félicitations ! Une vente sans enchères aujourdhui. Il faut toujours battre le fer pendant quil est chaud... et percuter les percussionnistes avant quils ne vous aient coincé entre deux cymbales. »
Excédé par les mauvaises prononciations qui laffublaient sans cesse de Tant pis péjoratifs, Maxime avait payé fort cher autrefois pour transformer son patronyme de Tempi... « Pluriel ! » ... En Tempo singulier, car il était unique.
Les cinq premiers jours de la semaine se succédaient, une course contre la montre. Il avait parfois cinq minutes montre en main pour convaincre un percussionniste quil lui manquait lobjet idéal avant de baigner dans le bonheur. Il croisait le fer du lundi au vendredi, apercevait parfois un client dont le tabouret avait chu... un autre qui se noyait dans une goutte deau en sirotant un verre. Cela le changeait de son quotidien et le faisait vaguement sourire...
« Le premier, les quatre fers en lair ! Le second qui nage comme un fer à repasser ! Mon cher Max, la vie nous réserve de drôles de surprises. »
Le seul vrai plaisir de Maxime était de rendre visite à Titouan, le tatoueur têtu, à qui il servait de cobaye, de brouillon en quelque sorte. A une seule condition ! Maxime Tempo nacceptait que les représentations de montres et chronomètres. Les fers à vapeur nayant aucun rapport avec les symboles du temps, il se devait de rester discret. Aucun percussionniste naurait pu deviner que son corps était couvert de tatouages colorés, de grandes et petites aiguilles qui indiquaient toujours la même heure. Les lignes et les cercles dissimulaient plis, rides, peau déjà parcheminée à la base du cou... et le rendaient éternel. Il était le chronocrator, à linstar du Christ.
« Chronocrator ! »
Il savourait ce mot comme dautres laissent fondre une gomme de propolis sur leur langue... Chronocrator ! Il était le maître de lunivers et de ses rythmes, derrière une façade polie de représentant exemplaire. Car le temps ne pouvait latteindre. En lapprivoisant à sa manière, il avait découvert lélixir de la jeunesse. Du moins sen était-il persuadé au fil des années.
Chaque vendredi soir, il regagnait ses pénates.
« Car le temps est indissolublement lié à lespace. Félicitations, mon cher Max ! Il faudra la replacer quand un percussionniste inculte et vêtu dun tee-shirt informe gloussera : que faire dun fer ? Ah, le temps est indissolublement lié à lespace ! Quelle découverte ! »
Et cet espace était la maison quil avait achetée trois ans plus tôt. La vieille femme qui y vivait auparavant avait rendu lâme et son domicile.
Il aurait souhaité dénicher un moulin à vent, une tour, un château deau, bien circulaire...
« Car tout mouvement prend figure de cercle, mon cher Maxime.
Jallais le dire, mon cher Tempo. »
Mais il avait dû renoncer à ce projet, ne trouvant aucun lieu idéal. La maison du Mont lui avait plu, de par sa taille et son manque de lumière intérieure. Il aurait préféré modifier les murs à angles droits, les losanges de la charpente...
« Impensable, hélas... Prends ton mal en patience, Tempo ! »
Peu à peu, il sétait réconcilié avec les lignes droites de sa maison dont la base carrée lui apportait lassise nécessaire et lillusion de dompter le temps.
Avant son emménagement, il végétait dun hôtel à lautre, ayant confié ses malles à un garde-meuble. Enfin trois ans plus tôt, il avait tout rapatrié dans sa nouvelle maison : un lit pliant...
« Une seule personne ! Pourquoi sencombrer dun alter ego quand on se suffit à soi-même ? Tu as fait le bon choix, mon cher Max. »
... Une table à rallonges, dont il avait éliminé les dites rallonges, et de nombreuses caisses sur lesquelles était écrit au feutre rouge fluo : ATTENTION FRAGILE !
Les week-ends de la première année furent consacrés à désemplir les malles, ôter délicatement les emballages, puis à linstallation de sa collection.
Plus quune passion ! Un esclavage.
Depuis une vingtaine dannées, Maxime Tempo avait rassemblé montres gousset, montres-bracelets, montres braille, parlante ou de plongée... chinant dans les brocantes, les vide-greniers, puces et petites annonces, mais rejetant avec dégoût les montres alphanumériques. Il avait besoin daiguilles, de mouvement circulaire pour mieux exorciser léphémère et langoisse dune fin dont il niait lexistence. Insatiable, il avait élargi ses recherches, acquérant coucous, horloges, pendules et pendulettes. La maison fut vite transformée en musée ; quelques mois suffirent pour quil ne reste pas le moindre espace vierge. Les murs et les soupentes étaient tapissés dobjets de toutes tailles. La pendule du XVIIème avait éjecté la cuisinière, lhorloge comtoise sétait débarrassée du réfrigérateur. Restaient la table et des étagères envahies dinnombrables réveils. Pas de chaise ni darmoire, juste son lit étroit sous lequel il rangeait quelques vêtements impeccablement pliés. Le minimum vital sur le rebord de lévier, une serviette suspendue à la douche exiguë et une ampoule électrique qui se balançait au rythme des horloges.
Le vendredi soir, Maxime Tempo regagnait donc son petit musée, frémissant dimpatience. Il sempressait de remonter toutes les merveilles dont son absence avait interrompu le cours ; il remettait les pendules à lheure, adressant un mot à chacune. Satisfait, il enfilait sa queue-de-pie, saisissait sa baguette et dirigeait son orchestre dune main de maître. Hypnotisé par ses musiciens, tictaqué ou tictoqué par le cliquetis des rouages, même imaginaire car le cur de certains sétait tu définitivement ; dans le battement général, cette absence passait inaperçue.
Concert ininterrompu. Concerto anachronique sans toc ni trac aux cadences décalées.
« Fausse note ! gesticulait par moments le grand chef. Oui, toi à droite. Tu rouilles, tu dérailles. » Et il versait une goutte dhuile de sésame dans le corps du fautif en désaccord.
Les coucous nichaient sur les poutres. Parfois il leur tordait le cou, histoire de se défouler. Dans lincapacité, savouait-il, de tuer le temps. Il avait lart du leurre.
« Car lheure cest lheure, mon cher Max, et tu ny pourras rien changer. »
Le week-end filait toujours trop vite. Sur le Mont, il ne fréquentait personne ou presque. Le seul voisin avec lequel il discutait une fois par mois était le vieux Marcel, un centenaire à la recherche du temps perdu qui avait été horloger il y a belle lurette. Philosophe à sa manière, fixant les nuages pour passer le temps, tout en ricanant :
« Pourtant cest le temps qui passe et moi qui trépasse ».
Mais le vieux Marcel était là, immuable. Il saluait Maxime Tempo de la main, chevrotait en énumérant les derniers cancans. Aujourdhui, plus insistant que de coutume.
« Eho, Max ! Tu las vu ? »
Lautre arqua un sourcil :
« Vu qui ?
Le temps qui court. Ça devrait tintéresser. Va donc faire un tour sur les remparts. Moi, je profite du temps mort, de ma période illimitée dinactivité et de repos pour être le premier informé. » Il éclata de rire en se frappant la cuisse : « Le temps est mort ! Quelle bonne nouvelle ! Je vais enfin pouvoir profiter de la vie. »
Le temps qui court ? Intrigué, Maxime contourna sa maison, sapprocha du parapet et scruta les environs. Soudain il le vit courir le cent mètres à une vitesse frisant celle de la lumière, senfoncer dans les sables mouvants, pris au piège de sa vanité, noyé par les flots qui galopaient. Max poussa un long soupir : le temps avait fait son temps, le vieux Marcel avait raison. Tous deux en étaient débarrassés.
Un déclic subit sous son crâne dégarni, un cliquetis de neurones en ébullition. Maxime Tempo porta la main à son front. Son orchestre semblait avoir envahi ses deux hémisphères... et il entendit la montre parlante scander au sein dune synapse :
« Au quatrième top, il sera exactement zéro heure zéro minute zéro seconde... Top top top top... »
Le temps mort lavait rattrapé.
ÉCOUTE - Ann Rocard - 2015
Écoute du silence,
écoute de la musique, des chants d'oiseau, du vent dans les arbres, du souffle des étoiles, des mots prononcés...
Écoute des autres et de soi-même...
Écoute de la vie...
Céramique - Chez Yann Leclercq
6 - ÉCOUTE LE SILENCE...
Ann Rocard
Les Miquelots affluaient au Mont-Saint-Michel. Certains pèlerins venaient de fort loin, traversaient toute lEurope pour venir vénérer lArchange. De nombreux enfants de tous âges voyageaient seuls sur les routes malgré les dangers.
Quand les Miquelots atteignaient la côte, ils devaient traverser la baie à marée basse, évitant les sables mouvants. Ermelinde aimait les apercevoir du haut des murailles. Ils portaient une large pèlerine, un chapeau pour sabriter de la pluie ou de la neige, et une coquille saint Jacques à la ceinture. Plus dun avait voulu saventurer seul dans la baie et sétait noyé, ne pouvant échapper à la marée montante.
La fillette sourit : cela ne lui arriverait jamais, elle connaissait les pièces à éviter, à force de suivre son père qui guidait parfois les pèlerins dans leur traversée. Maigrichonne, les cheveux roux ébouriffés, les joues piquetées de taches de rousseur, cétait un lutin miniature qui nattendait quune chose : grandir et naviguer sur les mers.
Ermelinde avait limpression détouffer. Dans la petite maison de pierre, il y avait peu de place pour elle, entre sa mère, ses nombreux frères et surs, les pleurs des plus jeunes, les cris des autres, le va-et-vient des voisins, les disputes de ses parents qui éclataient sans cesse. La fillette senfermait en elle-même pour échapper aux bruits qui se fracassaient dans un coin de sa tête comme les vagues les jours de tempête.
« Si jétais un oiseau, pensait-elle, je menvolerais plus haut que lArchange. »
Elle suivait alors les pèlerins jusquaux portes de lAbbaye et elle priait Saint Michel dexaucer ses vux.
« Si jétais une mouette... Juste une petite mouette, ça ne doit pas être très compliqué pour vous qui êtes capable de tuer un dragon. Ma mère affirme que cest le démon que vous avez transpercé avec votre lance. Allez... Juste une petite mouette, et je ferai tout ce que vous me demanderez. »
Elle prêtait loreille. Seules les patenôtres des Miquelots lui répondaient.
Déçue, Ermelinde descendait la rue en pente, bordée dauberges et de boutiques. Elle regardait à peine les pèlerins achetant des rubans, des chapelets, des souvenirs quils rapporteraient chez eux, loin, très loin du Mont.
Arrivée devant sa maison, elle hésitait... Les murs semblaient vibrer entre cris et larmes. Elle aspirait au calme, bifurquait vers la gauche et courait vers les murailles.
« Où files-tu comme le vent ? » articula une voix fluette.
Une femme sans âge était assise devant le pas de sa porte. Silhouette à peine palpable. Ermelinde sarrêta, surprise ; elle ne lavait jamais vue... Pourtant elle empruntait très souvent cette ruelle.
« Où files-tu comme le vent ? insista la femme aux yeux de brume. Tu cherches le silence ? » La fillette approuva dun geste et la femme sesclaffa : « Je le connais. Il se cache parfois dans de drôles dendroits. »
Ermelinde haussa les épaules ; son père lui avait dit de se méfier des fous... Autant ne pas sattarder.
« Attends », dit la femme qui se pencha en avant : « Tu détestes le bruit, cest cela ? Tu voudrais tenvoler et fuir cet endroit, être libre de planer où bon te semble. Tu imagines que Saint Michel va te métamorphoser en oiseau...
Comment le savez-vous ? sursauta la fillette. Vous êtes une sorcière qui savez lire dans les pensées ?
Ma pauvre enfant, Saint Michel a bien dautres occupations, si tant est quil existe vraiment. »
Ermelinde fixa la femme qui proférait ces propos extravagants. Elle devait être la nouvelle incarnation du démon et se moquait de lArchange. Cependant, quelque chose lempêchait de déguerpir. Il y avait dans le regard embrumé une douceur, une caresse lumineuse qui transformait la ruelle, les toits, les nuages entre les cheminées...
« Tu détestes le bruit, tu naimes pas parler, reprit la femme en gravant des formes géométriques sur la porte de bois. Mais le silence et la parole ne sont pas incompatibles si tu choisis bien les mots que tu prononces. Ecoute-le ! Ecoute le silence... »
Le sifflement du vent de mer, le brouhaha des pèlerins, au loin le cri des goélands... Et le silence par moments, entre chien et loup.
« Ecoute le silence qui est en toi et tu trouveras lénergie nécessaire pour tenvoler où que tu sois. »
Ermelinde sentit le calme lenvahir ; elle voulut remercier linconnue, mais celle-ci avait disparu. Peut-être la guettait-elle derrière sa fenêtre... Les formes géométriques seffaçaient lentement, grignotées par la nuit.
De rares étoiles scintillaient à présent au-dessus du Mont et tintaient comme le cristal. La fillette releva le menton, satisfaite. Elle navait plus besoin de supplier Saint Michel ni dattendre le jour où elle se métamorphoserait en mouette pour échapper à un monde qui lui déplaisait. Il lui suffirait dêtre à lécoute du silence et de prononcer les mots justes. Sans bruit...
LE FLAIR DE L'AUBERGINE
Photo (non truquée !) de l'auteure
7 - LE FLAIR DE LAUBERGINE
Ann Rocard
Elle trônait devant la porte de la petite maison du Mont-Saint-Michel que des amis leur avaient prêtée cette semaine, histoire de sauver leur couple. Le cadeau de la dernière chance !
Elle trônait, ventre arrondi, houppette ridicule et nez pointé vers le ciel. Alex faillit sétrangler :
« Tu las fait exprès.
Pardon ? sétonna Prune.
Ne fais pas linnocente ! Regarde son nez. Cest juste pour me rappeler que jai raté ma carrière de parfumeur et que je naurais pas dû arrêter la trompette à cause de ma rhinite chronique !
Arrête dêtre parano », répliqua la jeune femme avec un sourire un brin sadique.
Prune ramassa le légume quelle venait dacheter. Enorme, doté dune excroissance qui le rendait presque vivant. Il ne lui manquait que la bouche pour sexprimer et jouer larbitre entre ces anciens amoureux en voie de perdition.
Alex fixa la jeune femme, les poings serrés, ne se sentant plus maître de ses réactions. Il ferma les yeux pour éviter de la réduire en purée et tenter de se calmer.
Dix ans auparavant, leur rencontre avait été décisive.
Laubergine avait regardé, satisfaite, une voiture emportée à la fourrière... Et lui sétait contenté de faire le poireau devant une porte cochère, son trousseau de clefs à la main et les yeux écarquillés. Il était alors un étudiant sans le sou, adepte de la procrastination. Pourquoi faire le jour même ce quon pourrait faire le lendemain ? Il avait tout dabord tenté de suivre la voie de créateur de parfums, puis bifurqué vers la biologie... Mais il navait jamais obtenu son diplôme de docteur ès fruits et légumes, botaniste de haut niveau. A présent, le procrastinateur de lépoque végétait loin des végétaux dans une agence immobilière.
« Cest votre véhicule ? » sétait enquis laubergine, belle à croquer.
Hypnotisé par la contractuelle dans lexercice de ses fonctions, il avait approuvé de la tête, incapable de prononcer un mot. Elle avait parlé pour deux et ses cils papillons avaient fait le reste. Lui, qui ne se nourrissait que de frites surgelées, était tombé amoureux dune aubergine et avait changé de régime. Tout dabord alimentaire, puis matrimonial. Ce fut le premier vrai coup dur de son existence.
Prune minaudait, toujours aussi jolie. Luniforme actuel des aubergines lui seyait beaucoup moins que le pourpre tirant sur le rouge. Après avoir regretté la perte du symbole coloré de leur rencontre, Alex sen moquait.
Il reprit pied dans la réalité : le légume au long nez et sa propriétaire le narguaient à un mètre à peine.
« Trop, cest trop ! grimaça-t-il.
Nous vivons notre semaine de réconciliation, susurra la jeune femme. Cest la Saint Valentin aujourdhui. Chéri, fais un effort. »
Alex nétait pas dupe. Le mot chéri nétait que poudre aux yeux... et il allait sen prendre plein la figure.
Prune lentraîna dans la petite maison de pierre. Il y trouva un peu de réconfort, tout en regrettant dêtre venu au Mont-Saint-Michel redonner vie à un amour qui nexistait plus. Il sassit sur le canapé quetsche, lil dans le vague. Sa femme sactivait, après avoir posé sur la table le légume dont la protubérance le provoquait.
Pendant dix ans, la contractuelle lavait mené par le bout du nez.
Dix longues années ! Laissant des PV dans chaque recoin de leur appartement : Interdit douvrir cette bouteille ou de grignoter des cacahuètes ! Fais ceci ! Fais cela ! Range ta brosse à dents ! Ramasse tes chaussettes sales ! Nettoie le lavabo après têtre lavé les mains ! Suspends ton manteau dans le couloir ! Dis bonjour à la dame et ne mets pas les doigts dans ton nez ! ... Ce dernier mot, Alex nen était plus très sûr.
Dix ans dinterdictions et de manipulation ! Le nourrissant de moussaka trois fois par semaine, daubergines en gratin pour les invités de marque, en mousse pour les ex-navigateurs, en tarte pour le clown de passage, en caviar le 31 décembre quand on sabrait le champagne avec un couteau de cuisine... Même en cake pour alléger le bloc de béton qui lui plombait lestomac et lempêchait de dormir.
« Trop, cest trop ! sursauta-t-il.
Tu te répètes, chéri. »
Alex fit un effort qui lui parut surhumain et grogna :
« Je peux taider ?
Pitié, surtout pas ! »
Le légume le scrutait toujours, les yeux dissimulés sous ses mèches vertes. Manquant de flair, ne se doutant pas de lavenir qui lui était réservé. Alex le saisit, sortit de la maison et claqua la porte, sans écouter les protestations de la contractuelle qui nétait pas dans lexercice de ses fonctions... Il se dirigea vers les murailles, fit un long moulinet avec son bras avant déjecter le légume abhorré dans le vide. Il ne prit même pas la peine de vérifier si un cormoran lavait happé ou si un ange improbable lui avait évité une mort explosive.
La rupture avec laubergine était consommée.
EXOCET
Céramique - Ann Rocard - 2015
Chez Kim Lan Dao et Loys Leclercq
8 - VOL PLANÉ
Ann Rocard
Assis sur le vieux banc de pierre, Ernest somnolait, adossé à la maison. Des bourrasques violentes éparpillaient les embruns jusque dans les ruelles du Mont. Il senivrait de lodeur iodée, paumes vers le ciel, yeux mi-clos, narines furtives, bouche entrouverte pour shumecter de sel, tout le corps à lécoute dun éclat déternité. Un délice des sens.
Et soudain un mouvement, un reflet gris-bleu à hauteur de paupières, puis un frétillement sur le sol. Un étrange oiseau venait de se poser aux pieds du vieil homme qui cligna de lil gauche signe de surprise intense et constata :
« Un poisson volant ! Que fais-tu là, ptit père ? » Ce surnom était pour lui symbole dempathie. « Je parie que tu as pris ton envol au mauvais moment. Vlan ! Une grosse risée, ça ne rigole pas... Euh, là ! Tu vas te noyer dans un bol dair, ptit père. »
Il se baissa péniblement ; le sol séloignait de jour en jour, force était de le constater. Le cliquetis de ses articulations lui rappela quil avait soufflé la veille quatre-vingts bougies fictives. Quatre-vingts ! Pas une de moins.
Ernest ramassa le poisson qui se tortillait près du banc. Un poisson aux nageoires pectorales très développées.
« Ptit père, faut que jintervienne... et vite ! »
Il rentra chez lui, remplit un saladier deau propre en attendant de leau de mer plus appropriée et y plaça le poisson volant, bien incapable de planer après une telle aventure. Puis il nettoya ses lunettes et observa le nouveau venu : le nageur, qui reprenait son souffle, façon de parler ! Un nageur égaré, loin de sa mer patrie.
« Euh là, ptit père, sétonna Ernest. Tu visites la Normandie ou bien ? Tu nes pas dici, toi mon coco. Tu ne me la feras pas ! Moi, les poissons, ça me connaît, et jen suis pas peu fier. »
Il avait navigué sur toutes les mers du monde. Tout dabord enrôlé comme mousse à lâge de quatorze ans pour pêcher la morue sur les grands bancs de Terre-Neuve, ce nétait pas le bon temps ! Il en avait traversé des tempêtes et rencontré des marins, bons pour la potence. Il parlait peu aux hommes, préférait criailler avec les oiseaux et prier les poissons de lui pardonner son geste assassin, juste avant de les vider.
Pêcheur émérite qui ne se posait pas trop de questions. Sauf quand il interrogeait le bon Dieu :
« Si tu existes, pourquoi faut-il donc quon se mange les uns les autres ? Ces pauvres bêtes ne feraient pas de mal à une mouche... Elles me regardent dans le blanc de lil en me suppliant de les laisser en vie. Euh là ! Je ferais mieux de me reconvertir et daller planter les choux. Quest-ce que tu en penses, toi qui sais tout, à ce quil paraît ? »
Comme le grand Manitou ne lui répondait jamais, il se contentait de hocher la tête et de continuer la basse besogne.
Euh là ! Les poissons, cétaient son rayon. Personne naurait pu le contredire. A trente ans, il avait même épousé une jeune morue qui lui avait fait avaler non pas des couleuvres mais des arêtes, avant de le quitter pour un requin aux dents longues.
Il caressa le dos du rescapé qui se laissa faire, vu létroitesse du bocal improvisé.
« Ben oui, ptit père, jen connais des poissons. Et je suis sûr dune chose : tu nes pas dici, toi, tu vis dans les mers chaudes. Tu as dû attraper une pneumonie. Le diagnostic de pneumonie chez les bestioles de ton espèce, ce nest pas mon fort. Par contre, je sais que tu es un exocet, car jen ai vu plus dun. Ah, cétait le bon temps... »
Ernest eut un sourire ému : ce petit poisson, tombé du ciel un matin de printemps, était le signe quil attendait. Il ronronnait depuis quelque temps ; il était temps de se secouer un peu et de changer de mode de vie. A quatre-vingts ans ?
« Il nest jamais trop tard, ptit père ! Il nest jamais trop tard. »
Le vieux pêcheur fit les présentations. Il aimait la petite maison où il végétait depuis que les bateaux ne voulaient plus de lui et de ses rhumatismes. La maison où sa mère lavait mis au monde. Il sadressait à elle la maison, pas sa mère qui voguait sur son nuage depuis belle lurette , il sadressait à elle comme à une vieille amie, une sur de cur à qui lon peut tout confier car aucun secret ne sera ébruité.
« Salut, ptite mère. Tu as un nouvel hôte : un exocet qui doit avoir des problèmes de repérage dans lespace. Son nom ? Je lignore. Il va falloir que je lui trouve du plancton, ça ne pousse pas sous les sabots des chevaux... » Il se redressa et ajouta : « Un nouvel hôte, oui, mais pas pour longtemps ! »
Il partirait sans plus attendre rapporter le poisson volant dans une mer chaude. La compassion lamenait parfois à faire des miracles, sans tenir compte de lapprobation ou désapprobation dun bon Dieu quil navait jamais rencontré.
Ernest eut limpression que la maison geignait de tristesse ; la toiture grinçait sans doute sous lassaut du vent.
« Ptite mère, ne men veux pas. Cest une question de vie ou de mort. Euh là ! Cette pauvre bête a besoin de mon aide. » Il se sentait enfin utile, important aux yeux dun être vivant. « Et si je ne reviens pas, essaie de ne pas moublier trop vite. »
Rapporter lexocet chez lui fut loccasion rêvée pour briser la cagnotte. Douze ans auparavant, il avait découvert des pièces dor dans une boîte scellée sous le manteau de la cheminée. Qui avait caché la cassette à cet endroit ? Seule, la ptite mère aurait pu le lui dire, mais elle gardait le secret par devers elle. Une vraie sur de cur pour lui et pour dautres depuis des siècles.
Le lendemain, le vieil homme salua sa seule amie dont il confia la clef au grognon den face. Et il partit bras dessus, nageoires dessous avec le poisson. En fait, il avait bricolé un aquarium portatif non cassable quil garderait toujours à portée de main et de voix. Il pourrait ainsi tenir lexocet informé de lavancée de leur voyage, à tout instant.
Grâce aux pièces dor, les bateaux ne firent pas la fine bouche et les conduisirent, lui et son poisson, jusquaux eaux du Cap Vert. Le Cabo Verde, associé pour le vieil homme à une roussette aux yeux de merlan frit qui sy connaissait plus en pêcheurs quen poissons... Ça cétait le bon temps, mais cest une autre histoire !
« Ptit père, te voici arrivé à destination ! Tu nes pas aussi vieux que moi. Profite de la vie, mon gars. Vas-y ! »
Lexocet fit trois tours sur lui-même dans son aquarium, nageant rapidement près de la surface de leau, les nageoires resserrées. Lex-pêcheur avait lil humide, le poisson aussi. Lheure de la séparation était venue. Puis lexocet déploya ses nageoires, se projeta dun coup de queue hors du bocal, séleva au-dessus de la rambarde, plana en frôlant lécume et disparut entre deux vagues.
Ernest soupira, lestomac noué. Un si long voyage pour un si court instant. Il aurait aimé vivre leur séparation au ralenti. Elle navait duré que deux secondes, pas plus.
Le retour fut moins gai ; il navait plus personne à qui parler. Alors il imaginait lexocet fendant les eaux, et il versait une larme souvenir. Pas trop salée, juste ce quil faut...
Il regagna enfin la maison du Mont et le bien-être quelle lui procurait.
« Salut, ptite mère ! Si tu savais comme je suis heureux de me retrouver entre tes quatre murs. »
Elle le savait certainement, mais ne pipa mot.
Ernest ouvrit les fenêtres en grand pour évacuer un zeste de renfermé. Des rais de lumière dansèrent à lintérieur de la salle. Un reflet gris-bleu traversa la pièce et se posa sur la table. Lexocet était de retour, lui aussi.
« Encore toi, ptit père ? Cétait bien la peine que je fasse un voyage pareil pour me retrouver à la case départ ! »
Oui, lexocet était revenu, sans doute hypnotisé par la voix de son maître.
Le dit maître décida donc, avec laccord de la ptite mère, dinstaller un grand aquarium face à la cheminée. Laffaire fut vite réglée et lhôte fit éclater des bulles de plaisir en guise de remerciement. Puis la vie reprit son cours... Le dimanche, Ernest emmenait le poisson faire son vol plané hebdomadaire, à marée haute. Et peu à peu, il sinitiait au langage prétendument hermétique des exocets. Tout dans la bulle, le regard et les nageoires... pas facile, même pour un ancien terre-neuva.
« Euh là, fit le vieil homme, satisfait. Poisson qui sen dédit ! »
Mais cest une autre histoire !
SOLAIRE - Ann Rocard - 2015
21 x 21 cadre compris.
pour Colette Leclercq
Difficile à photographier ; on ne voit pas la demi-sphère...
SOLAIRE - Ann Rocard - 2015
21 x 21 cadre compris.
pour Colette Leclercq
Sous un autre angle, pour tenter
d'apercevoir la demi-sphère...
9 - SOLEIL PERDU
Ann Rocard
La maison noublierait jamais cet épisode. Le cloître de la Merveille était achevé depuis quelques décennies ; à cette époque, la Terre ressemblait à une galette sur laquelle dansaient les vagues et sélevaient les montagnes.
Cet hiver-là fut particulièrement froid ; la mer charriait des glaçons et les stalactites pendaient aux nez des marmots. Lors dune tempête, le soleil disparut. Sans crier gare. Des journées interminables de crépuscule, où perçait langoisse des Montois, alternaient avec les nuits sans le moindre point lumineux. Les bigotes alignaient les signes de croix à en attraper des crampes du poignet, les bigots égrenaient leur chapelet en grommelant Ave Maria et Pater Noster. On priait lArchange, on suppliait la Vierge, on nosait même plus sadresser à Dieu... Et chacun épiait son voisin dun il méfiant : Qui est responsable dun tel châtiment ?
Près de lâtre, Luc et les autres tendaient leurs mains vers les flammes, devisant sur lavenir du monde. Un monde sans soleil, un monde perdu. Car ils en étaient sûrs, le soleil ne reviendrait pas. Ils se sentaient coupables sans en connaître la vraie raison.
« Mais où est-il tombé ? fit Luc, dubitatif.
Plus bas que bas, affirma loncle Jean. Ça a bien failli nous arriver lan passé... » Jean raconta son exploit que le petit groupe avait déjà entendu plus de cent fois : « Roulis, tangage ! Le bateau craquait de toutes parts. Et là, on a vu le bord de la Terre. On la vu comme je vous vois ! Les vagues sélançaient vers le ciel, puis retombaient dans le vide pour ne plus remonter. Le vide, le néant ! Cest là que le soleil a disparu, englouti par les flots. Si ça sétait produit quand on était là-bas, on aurait peut-être pu lattraper avec notre filet...
Arrête de raconter des sornettes, Jeannot », conclut Marie en servant une soupe grumeleuse.
La nuit venue, Marie se blottit contre Luc, aussi froid et humide que leur paillasse. Elle grelottait et la peur y était pour beaucoup. Dans son ventre, lenfant bougeait sans cesse, protestant à sa façon : « Je ne veux pas de ce monde-là, je ne veux pas de cette vie sans lumière, de cet hiver qui nen finira plus... » Marie savait que la nuit serait longue. Son ventre durcissait régulièrement, elle tentait déloigner la douleur, dimaginer les rayons du soleil enivrés décume...
« Mon Luc, va chercher la vieille Mathilde, supplia-t-elle. Cest pour bientôt. »
Luc semmitoufla comme il put et sortit dans lobscurité glaciale, sans une étoile ni note despoir.
Après son départ, Marie serra les poings ; elle avait déjà donné naissance à deux bébés qui navaient survécu que deux heures à peine. Quen serait-il de celui-ci ? Ne vaudrait-il pas mieux quil quitte cette vie avant même de lavoir commencée ?
La maison tentait de concentrer un peu de chaleur sur cette jeune femme qui guettait le retour de son homme entre deux contractions. Mais Luc ne revenait pas, il ne reviendrait sans doute plus, comme le soleil perdu... Marie gémit, les mâchoires contactées ; la tête de lenfant glissa enfin entre ses jambes. A cet instant, la porte souvrit.
« Luc, fais bouillir de leau ! » ordonna la vieille Mathilde qui se précipita vers la jeune femme, saisit le nouveau-né, le tapota pour lui faire pousser son premier cri. « Cest une petite péronnelle », précisa-t-elle avec un gloussement de satisfaction. « Une jolie petite péronnelle qui a toute la vie devant elle. »
Aussitôt, les doutes de Marie sévanouirent. Elle serra lenfant sur son sein et murmura : « Tu es mon soleil. Tu portes le soleil en toi et tu sauras le faire partager. Céleste, ma Céleste. »
Au-dehors, le ciel pâlit, les nuages sétirèrent après une longue nuit divresse ; le soleil nétait pas loin, il avait rejoint le bord de la Terre, échappant au vide et aux flots.
GIVRE - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Pierre et Martine Fournier
GIVRE
Photo de l'auteure
10 - AU CUR DE L'HIVER
Ann Rocard
Dans la nuit retentit le galop de la mer qui bientôt encerclera le Mont. Un oiseau égaré lance son cri dalarme... et le froid, insidieux, arpente les ruelles, se glisse entre deux poutres, soulève les ardoises des toits recroquevillés dans lobscurité que la lune vient par moments troubler.
Lombre sétend plus loin que les rivages. Lombre seffrite quand souffle la tempête. Lombre nest plus que lombre delle-même, au pied dun mur envahi par le lierre.
Au cur de lhiver.
Lombre est au cur des êtres cet instinct de révolte, ce cri dégénéré quil faut exorciser.
Trois pas lourds, assourdis par la terre battue. Lhomme insomniaque repense sans cesse au passé qui nest plus. Coups de griffe qui sétiolent mais latteignent encore. Il appuie son visage contre la vitre froide. Isolé, ne sachant comment diriger sa vie, il attend...
Au cur de lhiver.
Il attend la réponse à une question qui nexiste pas ou na jamais été formulée. Il attend que la nuit lui souffle un mot despoir. Et son regard se pose sur une branche givrée. La lune aussi sy est posée. Légère...
Au cur de lhiver.
Lhomme déchiffre avec peine quelques lettres de givre. Oui, lombre peut laider à soulever un voile. Lombre nest pas si sombre, il saura sil le faut en saisir le reflet, léclat de lumière qui la bouleversera, la transformera en éclair.
Au cur de lhiver.
A LA PROCHAINE RÉCOLTE ! - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Michèle Rochet et Henri Vauvrecy
11 - POMMES DE DISCORDE ?
Ann Rocard
Lheure de la retraite avait sonné le mois dernier. Sans tambour ni trompette, juste un accordéon et le calva qui coulait à flots.
Henri avait quitté définitivement le continent et la ferme de La Croix du Pieu, pour sinstaller auprès de sa mère édentée dans la petite maison du Mont où il était né. Edentée en effet, refusant tout dentier, ce qui attristait son fils, car jamais plus elle ne croquerait de fruit défendu.
« Et alors, gamin ? ronchonnait la Marinette La Reinette pour les intimes. Et alors ? Jai assez de pépins comme ça. »
Ridée comme une vieille pomme, sans un brin de coquetterie, un tablier noué autour de la taille, elle tricotait dès le réveil, une maille à lenvers, une maille à lendroit, pour des petits-enfants quelle naurait jamais. Une maille à lenvers, une maille à lendroit... Les yeux mi-clos, la tête ailleurs.
« Tu navances pas bien vite », sétonnait parfois Henri qui navait rien dun spécialiste du tricot.
Et il y avait de quoi ! La nuit, Marinette jouait les Pénélopes, détricotait layette, pulls, écharpes et chaussettes, rembobinait les pelotes de laine... Imperturbable pour ne pas éclater en sanglots. Le chagrin était bien là, enfoui derrière une carapace de crabe ; elle lavait dompté à coups daiguilles, lempêchant de muer et de sexprimer. Une maille à lenvers, une maille à lendroit... Le crabe, tais-toi !
« Tu veux tricoter, gamin ? Je voudrais bien ty voir. Sors plutôt la tarte Tatin du four. Garde la pâte pour toi, écrase-moi les fruits. »
Caramélisée à souhait. La Tatin avait parfumé son enfance. Henri lavait replacée chaque année dans les rédactions de la communale. Et les instituteurs faisaient tous la même remarque : Oh, oh ! La Madeleine de Pouste ! ; Henri avait longtemps visualisé une jolie pâtissière, affublée dun prénom à croquer ; quant au Pouste, cétait le nom dun village lointain... Jusquau jour où quelquun avait remplacé la pâtissière par une pâtisserie, le charme avait été rompu et son amour pour la Tatin décuplé.
A quatorze ans, Henri commença à travailler dans une ferme du Cotentin. Son père lavait accompagné entre deux expéditions à Terre-Neuve. Le marin ne revenait quune ou deux fois par an au Mont-Saint-Michel. La Marinette lui faisait la fête et des Tatin pour un régiment.
Henri le regardait un peu comme un étranger bien quil lui ressemblât : une silhouette de tronc solide, de grosses branches pour les bras et des doigts noueux, un visage taillé à la serpe et de lorage au fond des yeux. Le père était un taiseux, encore plus que lui, à se demander sil avait perdu sa langue de lautre côté de locéan. Henri ne lavait pas souvent revu... Peut-être trois fois. Et ça ne lui avait jamais manqué.
Adieu, la communale ! Pour Henri, quelle libération ! Il sétait senti revivre à la ferme de la Croix du Pieu. Il y avait tant de pommiers que personne ne les avait comptés ; pas de temps à perdre pour les peccadilles !
Adam, le patron, parlait pour dix, quand il ne chantonnait pas la chanson en vogue de Maurice Chevalier : Ma pomme, cest moi... ah, ah, ah... ou une Marseillaise revue et corrigée : Pom pom pom pom pom pom...
Ariane, sa femme, ne cuisinait pas aussi bien que la Marinette, mais pas la moindre soupe à la grimace au menu. Juste une pincée de rire pour transformer une platée sans saveur en un plat acceptable.
Ce fut le début dune vie professionnelle toute tracée. Henri ne quitterait plus la ferme de la Croix du Pieu. Un nom à coucher dehors ! Ce qui nétait pas le cas ; Henri dormait sous les combles avec les autres gars, Félicien, Léon, Robert et Anatole. Léon, le joueur daccordéon, qui les faisait danser dans la cour de la ferme en fin de semaine, quand Ariane et Adam invitaient les gens du hameau.
A quatorze ans, Henri était tombé amoureux de Violette, la fille des patrons qui navait dyeux que pour laccordéon sans son Léon, et encore plus amoureux de toutes les Pommes, symboles de sa liberté. Double coup de foudre immédiat. Pas de changement de cap. Il resterait fidèle à Violette, malgré ses quatre maris successifs, et au fruit défendu, bien supérieur à la Madeleine de Pouste.
Lorsque le travail et le temps le permettaient, il portait un cageot de pommes à la Marinette. Cétait le bon temps où la Reinette plantait ses dents du bonheur dans la peau quelle avait lustrée au moins une heure en susurrant :
« Tes trognon, mon Riri.
La mère ! protestait Henri. Pas si fort, on pourrait tentendre !
Jnai pas honte, moi, mon Riri.
Moi, si. »
Riri, cétait du passé, de la ririgolade. Il bossait dur entre le jus de pomme, le cidre, le pommeau et le calva. Même si les patrons étaient sympas, si la Violette lui faisait tourner la tête, si laccordéon de Léon lui donnait des ailes... Oui, il bossait dur, mais la Marinette ne voulait jamais ladmettre.
« Au lieu de te plaindre, gamin...
Je ne me plains pas, la mère, je dis juste que cest du boulot.
Y a pire. Y a toujours pire. Sers-moi plutôt un trou normand. Ça ne ramènera pas ton père qui sest noyé dedans, mais ça lui fera un ptit clin dil car on ne loublie pas. Cest-y pas vrai, mon Riri ? »
Le clin dil avait bon dos.
Il avait versé tant de trous normands, rapporté tant de cageots et de bouteilles de cidre que les murs de la maison sétaient imprégnés de lodeur des pommes.
« A quoi tu penses, mon Riri ?
La mère ! Appelle-moi Henri comme tout le monde.
Cétait le prénom de ton père. Cest pas à lui que je madresse.
Fallait y penser quand je suis né. Jai le droit dexister. »
Il protestait pour le principe, mais dans le fond, le petit mot doux de la Marinette était sa façon à elle de lui dire quelle laimait. Même depuis quil avait pris sa retraite et que ses cheveux avaient viré au gris.
Un jour, tout bascula. Il était à la pêche aux coques avec ses vieux copains, le Michel et le Jean-Claude. De grosses coques qui sentaient bon la marée. Partis tôt, rentrés tard après la tournée des bistros.
Quand il ouvrit la porte de la maison, éméché, de la brume plein les yeux, un visiteur se tenait devant lâtre. Il tanguait dun pied sur lautre, marin deau douce en équilibre sur un radeau de fortune.
Henri évacua la brume et le détailla : la quarantaine bien tassée, jean et veste de velours, mal à laise ; et le plus frappant, des cheveux roux, qui blanchissaient au niveau des tempes... et ce regard perçant ! Un regard vert derrière des lunettes métalliques rouges. Il navait pas la berlue : des lunettes rouges ! Un touriste, pas un gars du coin. Ou un représentant qui voulait vendre des bouquins à la Marinette. Elle sen moquait comme de lan neuf.
Le visiteur ne pipait mot. Encore un taiseux ? Non, plutôt un type dont il avait interrompu le discours.
Henri se tourna vers sa mère, elle navait pas un comportement normal. Assise dans le fauteuil à bascule, la Marinette faisait danser ses gros orteils dans ses pantoufles élimées, ses chaussons aux pommes. Seuls les orteils semblaient la captiver ; elle en avait laissé tomber son tricot de Pénélope.
Y a un problème, constata Henri. La Marinette était peut-être malade ; non le type navait rien dun toubib, même remplaçant.
La pomme dAdam dHenri se bloqua au fond de sa gorge ; son cartilage, sa grosse arête particulièrement saillante. Ce nétait pas le moment de plonger lindex dans son gosier pour la décoincer.
Le type le fixait en se mordillant les lèvres.
« Des ennuis, la mère ? » interrogea Henri dun ton bourru pour ne pas laisser percer linquiétude qui lavait saisi.
La Marinette secoua la tête, sans détourner le regard de ses orteils :
« Rien de grave... » Elle respira un grand coup avant de poursuivre : « Tu connais la parabole du fils prodigue ? »
Elle ne ratait jamais une messe. Plutôt deux fois quune, affirmait-elle. Surtout depuis quon se suçait la pomme après la bénédiction : « Donnez-vous la paix ! »
Les embrassades, ça lui plaisait. Toujours en manque de tendresse depuis quHenri senior sétait pris pour lange Gabriel, sélançant du haut des murailles, des plumes de goéland collées sur les bras et marée haute de calva dans les veines. Manque de tendresse même avant le dernier saut car son taiseux nétait pas porté sur laffectif.
Le retour du fils prodigue, elle la connaissait par cur cette parabole qui révoltait tant Henri junior.
« Alors, Riri ? Tes sourd ?
Quel est le rapport avec la vache folle ?
Le veau gras, tu mélanges tout. Cest pas Dieu possible.
Veau, vache, cochon, couvée, on nest pas au catéchisme, la mère. Ce monsieur est un prêtre non costumé qui vient tadministrer lextrême-onction ? »
Le type tanguait toujours. Henri voyait bien quil souhaitait parler, mais les orteils de la Marinette le lui interdisaient.
« Y a un problème », répéta-t-il, sur le qui-vive.
La pomme dAdam avait fait des petits. Henri en avait plein le ventre à présent. Une grosse boule dans lestomac, une nuée de billes bien dures un peu partout, comme le jour où la bande à Dédé lavait coursé au pied du Mont, quand il était haut comme trois pommes. La peur de sa vie.
La Marinette expédia deux signes de croix. Plus superstitieuse que bigote. Et elle ordonna :
« Prépare le veau gras, Riri.
Hein ?
Fais cuire tes coques. Pour moi, tu les moulineras. »
Les coques ? Il navait plus envie den manger. Elles avaient déjà pris possession de son corps, coquilles comprises. Le coup du fils prodigue ? Euh, là, ce nétait pas ni léglise ni le cinéma ici, mais la vraie vie.
« Je peux savoir qui vous êtes ? » demanda Henri en fixant létranger. Les coques attendraient.
Le type sapprêtait à répondre, mais la Marinette linterrompit :
« Plus tard. A table. »
Ce nétait pas le genre de la mère ; elle détester parler en mangeant depuis quelle navait plus de dents. Henri cligna de la paupière droite. Ça le titillait. Un truc ne tournait pas rond. Un truc énorme qui ferait éclater la marmite de coques.
La Marinette fit un signe de lorteil à létranger qui approuva de la tête et sortit dans la ruelle.
« Il sen va, comme ça ? Sans dire bonjour ni au revoir ? grogna Henri.
Dix minutes, le temps que je texplique, » fit la mère en immobilisant ses orteils au garde-à-vous. « Sers-moi un trou normand et prépare les coques en ouvrant tes oreilles. Tu peux bien faire deux choses à la fois, non ? »
Henri obtempéra, regrettant soudain la ferme de la Croix du Pieu, Violette et ses quatre maris, laccordéon de Léon et les chansons dAdam. Il aurait dû y finir sa vie. Peinard, loin du Mont.
« Tu te rappelles lété que javais passé chez Amélie, quand ton père naviguait au loin ? »
Henri sen souvenait parfaitement, il avait quinze ans et Violette se baignait nue dans la rivière, ignorant les paires dyeux écarquillés sous les buissons. Mais il feignit de ne pas comprendre :
« Amélie ? Laquelle ?
La cousine du fils de la belle-sur de la tante Germaine.
Amélie, ton amie denfance. Fallait le dire tout de suite au lieu de noyer le poisson.
Amélie Lecoupeur, cest cela. Elle ne pouvait pas avoir denfant.
Elle a fini par y arriver, à ce quil paraît, fit Henri avec haussement dépaules. En quoi ça me concerne ?
Non.
Quoi, non, la mère ?
Je lui ai confié le petit que jai mis au monde chez elle, cet été-là. Je lai eu sur le tard ce petit bout dhomme avec des cheveux carotte. Des cheveux comme son père Gaston, ça ne court pas les rues. Mon marin aurait tout de suite compris, il maurait tuée et le bébé avec. Cétait pas un commode, ton père. »
Les coques atterrirent dans lévier comme un coup de tonnerre. La pomme dAdam doubla de volume... Henri sentit ses jambes se dérober sous lui.
« Tu ne vas quand même pas tomber dans les pommes pour si peu, Riri ! » sexclama la Marinette, agacée.
Il se redressa péniblement. Le fils prodigue, la vache folle, le veau gras, les pommes dAdam en forme de coques tourbillonnaient entre ses tempes.
« Faut que je prenne lair, la mère.
Pas question, se fâcha la Marinette. Si tu crois que pour moi, ça a été facile, détrompe-toi, gamin. Tu travaillais à la ferme, ton père revenait rarement, le petit me manquait, même si je savais quil était heureux. Jen ai passé des nuits à pleurer, mais le chagrin, on finit par le dompter, avec des mailles à lenvers et des mailles à lendroit. »
Pas un mot de plus. Le crépitement des flammes, le craquement des bûches, les dernières prières des coques dans la marmite. Et le parfum de pomme sans la maison, un parfum plus envoûtant que lencens.
« Amen. Alléluia. Donnez-vous la paix ! » souffla la Reinette entre ses dents inexistantes.
Henri déposa assiettes et couverts sur la table. Il déboucha une bouteille de cidre et sortit du placard les trois plus beaux verres. Ce nest pas tous les jours quon accueille un fils prodigue !
« Et lui, quest-ce quil en pense ? demanda-t-il avec un mouvement de la tête en direction de la porte.
Il a été aimé, le petit. Pour Amélie, ce fut une bénédiction. Avec son Pierrick, ils lont choyé. Ils lont même envoyé étudier en Amérique. Tu te rends compte ? Il mâche pas de chewing-gum, mais il parle américain. Cest un savant, pour sûr. Amélie ma envoyé souvent des nouvelles et des photos, elles sont toujours cachées sous mes vêtements. Je les ai tellement regardées que je serais capable de les peindre si elles disparaissaient.
Il était au courant ? »
La mère secoua la tête, le front plissé :
« Ben non, Riri. Javais fait promettre à Amélie dattendre le plus longtemps possible.
Les fantômes dans les placards, cest pas bon, à ce quil paraît. » Sa paupière droite clignota ; elle était daccord. « Alors pourquoi aujourdhui ? Pourquoi ce soir ?
LAmélie est près du tombeau. Elle na pas voulu partir avec un secret dans la tête. Il la bien pris, je crois.
Comment peux-tu en être sûre, la mère ?
Il me la dit, Riri. Il ma dit quil comprenait. » Elle porta la main à sa poitrine : « ... Quil comprenait...
Quoi ?
Le crabe-chagrin qui ma grignotée de lintérieur toutes ces années. Mais javais fait ce choix et je my suis tenue, en tricotant pour survire. Une maille à lenvers, une maille à lendroit. »
Henri tenta de débloquer de lextérieur le cartilage, la grosse arête qui lempêchait de respirer.
« Laisse ta pomme tranquille, Riri, elle ny est pour rien.
Et moi ? murmura-t-il, la paupière clignotante.
Tas peur de ne plus être lunique ? soupira la Marinette. Mais depuis quarante-trois ans, vous êtes deux dans mon cur. Jai tout partagé. »
Henri se retourna, lautre les écoutait, appuyé contre la porte. Si différent de lui.
Lautre qui débarquait dans sa vie, sur le tard, avait dit sa mère. Henri se rebella intérieurement, il avait trimé des années, et au moment de se poser enfin, il devait être la bonne pomme qui acceptait tout sans rechigner.
« Tu ne seras pas seul à toccuper de moi quand je serai grabataire », argumenta la Marinette.
Cette phrase-là, elle lavait peaufinée depuis des lustres, au cas où... espérant tout en appréhendant la venue de Benoît. Cest le prénom quAmélie lui avait choisi. Beau comme un dieu, pardon, Seigneur ! Beau comme son Gaston de père avec ce regard vert qui donnait le frisson. Il était mort il y a douze ans, le Gaston, ignorant lexistence de Benoît. Cétait mieux comme ça.
Lautre referma la porte et sapprocha dHenri.
« Benoît Lecoupeur », fit lhomme en lui tendant la main. Une main lisse qui navait jamais farfouillé la terre ni ramassé les pommes. Une main de savant.
Tous trois prirent place autour de la table. Les bulles de cidre laissaient entendre une musique parfumée. Benoît leur faisait découvrir sa vie. Simplement. Peu à peu les pommes dAdam multiples se dénouaient, la paupière clignotait à peine.
« Intellectuel comme type, songea Henri en remplissant de nouveau les verres. Intellectuel, mais marrant. »
En dix anecdotes, Benoît réduisit en compote déventuelles pommes de discorde. La Marinette récupéra ses aiguilles quand le fils prodigue révéla larrivée toute proche des triplés Lecoupeur. Plus question de jouer les Pénélopes ! Il était temps daccélérer et de rattraper le temps perdu. Une maille à lenvers, une maille à lendroit... Le crabe, tais-toi !
INSTANT PRÉSENT - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Thibault Leclercq
12 - LE CONTEUR
Ann Rocard
Ils étaient rassemblés devant lâtre, éclairés par les flammes. Clair-obscur dun tableau vivant où une touche divine semblait animer lobscurité terrestre. Certains assis sur les bancs, dautres debout, le regard pétillant. Envoûtés par limaginaire qui avait pris possession de la maison. Celle-ci aurait pu protester : « Personne ne me possède », mais elle préférait garder le silence. Qui aurait pu comprendre le langage dune maison dans ce monde trop réel ?
Elle gardait le silence, car elle aussi aimait les contes et ce conteur, Jocelyn. Il était de passage sur le Mont. Chaque soir, à la veillée, il prenait place chez lun des Montois et les voisins se pressaient pour venir lécouter, boire jusquà la lie les histoires dun autre temps. Quand il était jeune, Jocelyn était déjà venu deux fois au Mont-Saint-Michel dans la petite maison qui en vibrait encore. Comme si cétait hier. La maison noubliait jamais, tout était inscrit dans ses pierres : mots, événements, joies et peines ; elle était mémoire.
Jocelyn Lefolou, autrefois tout en boucles claires, une tête dange et une voix de caverne. Il cachait à présent sa calvitie sous un chapeau à larges bords ; une toux sèche interrompait parfois ses histoires qui sétaient bonifiées, comme le bon vin ; ses histoires qui enserraient dans leurs filets les auditeurs avant de les libérer grandis, plus tout à fait les mêmes, des interrogations dans le cur et des étoiles dans les prunelles.
Les conteurs allaient dun lieu à lautre, toujours les bienvenus. Ils offraient en léchange du gite et du couvert quelques heures à conserver précieusement, quelques heures découte, démotion et de rêves.
« On ne prend jamais assez le temps découter ni les gens et les bêtes, ni les plantes et les rochers », pensait la maison qui nétait que murmures.
Jocelyn narrait justement un conte dune époque révolue où les bêtes parlaient le langage des hommes, mais rares étaient ceux qui savaient les comprendre.
Ce nétait pas rien ! Lécole était éloignée du hameau
et Jeannot, âgé dune dizaine dannées, partait tôt le matin, sabots aux pieds et tête dans les nuages.
Un brave petit gars, ce Jeannot. Tout sourire et toujours prêt à rendre service.
Un mois sécoula. Le père voulut savoir ce que son fils apprenait à lécole au lieu de laider aux champs.
Cétait bien joli de savoir lire et écrire,
mais deux bras de plus pour retourner la terre lui auraient rendu service !
« Japprends le langage des chiens », répondit Jeannot.
Vous imaginez la colère du père ! Le langage des chiens ?
Ça ne servait absolument à rien de comprendre le langage des chiens !
Furieux, il envoya dès le lendemain son fils dans une autre école, encore plus loin que la première.
Quelques semaines sécoulèrent et...
Dans la salle se trouvait une femme, à lécart du groupe, non loin de la porte. Une nouvelle venue au Mont que lhôte avait conviée, non pas pour faire connaissance, mais un peu par pitié. On nétait pas liant dans la région ; il fallait du temps, parfois des années pour créer des liens. Les Montois ignoraient doù venait cette femme apparemment insignifiante, si elle travaillerait longtemps comme serveuse à lauberge du Rocher, si elle avait de la famille en Normandie ou ailleurs... Léonore, un prénom pas dici, cest tout ce quon savait delle.
La trentaine bien tassée, le dos légèrement voûté. Un poids invisible entre les deux omoplates. Le poids dun passé lourd de plomb qui attire vers le bas chaque jour un peu plus, à tel point que la tête ne se relève jamais, que les yeux finissent par oublier lexistence du ciel.
Que venait-elle chercher ce soir ? Un conte qui lui donnerait la clef dun avenir plus souriant ? Non, elle ne croyait pas aux fées, aux formules magiques qui peuvent tout transformer. Que venait-elle chercher alors ? Le savait-elle, elle-même ? Un peu de chaleur pour éloigner la solitude qui lattendait dans la mansarde de la mère Lebaril, la vieille ronchon au visage chafouin, la vieille qui avait décliné linvitation de lhôte dun Ça ne me rapporte rien car pour elle, seul largent comptait.
Léonore ne se mêlait pas au groupe, discrète, passant inaperçue. Adossée au mur de la maison, elle y puisait une force étrange et ne quittait pas Jocelyn des yeux. Fascinée par le timbre de sa voix, ses mimiques, les arabesques que ses doigts traçaient devant le feu, son regard aussi. Brodé descarbilles.
« Tout est regard : les flammes dans la cheminée, les reflets de nacre de la coquille dormeau posée devant la fenêtre, loisillon invisible recueilli dans une paume qui entrouvre des yeux suppliants ou effrayés. Tout est regard : la goutte deau suspendue au brin dherbe où se lisent tant de vies écoulées... »
Etaient-ce ses propres phrases qui tourbillonnaient ou celles que la maison lui transmettait ? Léonore ne pouvait répondre. Depuis si longtemps elle avait limpression de ne pas exister... Pourtant ce soir, suspendue aux lèvres du conteur, son corps reprenait vie, ses mains caressaient le mur de pierres sombres, lodeur des bûches se mêlait à celle des pommes trop mûres dans le saladier, elle entendait les battements diffus de son cur.
« Quas-tu appris de neuf ?
Le langage des grenouilles », fit Jeannot, tout heureux.
Le père entra dans une colère noire. Le langage des grenouilles ? Encore quelque chose dinutile !
Il voulut tordre le cou à son bon à rien de fils. Mais la mère intercéda en sa faveur :
« Donne-lui une dernière chance. »
Cétait une brave femme, la mère Gosselin, qui tremblait devant son diable de mari. Brave, mais pas très courageuse.
Le père finit par accepter et il envoya Jeannot chez un nouveau maître à des lieues et des lieues du hameau.
Hélas, quand le père Gosselin questionna son fils un mois plus tard, celui-ci expliqua :
« Jai appris le langage des oiseaux... »
Le père sen étrangla presque.
« Un langage précieux car les oiseaux connaissent le passé, le présent et le futur. »
Cen était trop ! Le père se mit à hurler :
« Tu ne veux rien faire de bon ! Tu me remplis de honte ! Tu ne vivras pas un jour de plus. »
La mère eut beau supplier son mari dabandonner ce terrible projet, rien ny fit.
Le père alla trouver un voisin sans le sou et il lui demanda de tuer Jeannot en échange de quelques pièces dor.
« Tu me rapporteras son cur pour que je sois bien sûr que ce fainéant a quitté la terre. »
Le voisin était très pauvre. Ne lui jetez pas la pierre ! Des pièces dor, ça ne se refuse pas !
Il entraîna Jeannot dans les bois, sous prétexte quil avait besoin de son aide pour couper un vieux tronc ;
et le gamin, toujours prêt à rendre service, le suivit sans se méfier...
Léonore eut un demi-sourire. Le langage des oiseaux qui connaissent le passé, le présent et le futur. Peut-être aurait-elle dû lapprendre... Son passé, elle aimerait leffacer dun geste de la main comme la buée sur une vitre. Un grand vide habitait son présent. Quant à son avenir, quel serait-il ? Les oiseaux de mauvais augure ne lui avaient rien dévoilé.
Effacer les trente dernières années ? Le pouvait-elle ? Non, évidemment... Parfois, elle fixait le sable du haut des murailles, souhaitant que le vertige lui fasse perdre léquilibre et quelle en finisse. En crise avec elle-même, avec son double intérieur qui saccrochait inutilement à un passé qui navait pas été celui dont elle avait rêvé, enfant.
Elle prêtait maintenant une oreille distraite à lhistoire de Jocelyn. Comme souvent dans les contes, le voisin laissait le jeune garçon en vie, le suppliant de quitter le pays, et rapportait le cur dun animal au père berné. Jeannot poursuivait sa route. Accueilli la première nuit dans une belle maison à la lisière de la forêt.
Il aurait pu se morfondre, regretter sa mère quil ne reverrait plus, regretter les maîtres qui lui auraient enseigné dautres langages,
regretter ses amis, son hameau.
Mais non ! Cétait un bon petit gars, le Jeannot. Il se contentait de ce quil avait, toujours satisfait. Il prenait la vie comme elle venait,
une chose à la fois comme elle se présentait.
Non loin de lentrée principale, il entendit trois gros chiens discuter. Les bêtes parlaient comme vous et moi.
Elles parlaient, mais seul Jeannot comprenait leur langage.
« Notre maître est en danger, disaient-ils. Des bandits ont creusé un souterrain pour accéder à la cave.
Cette nuit, ils pénétreront dans la maison, ils ont bien lintention de tuer tous ses habitants et de torturer notre maître
jusquà ce quil avoue où il dissimule sa cassette.
Nous aurons beau aboyer, ils nauront pas peur de nous car nous sommes attachés à la barrière.
Les assassins repartiront par le même chemin avec leur butin.
Pauvre maître, nous ne pouvons rien faire pour le sauver. »
Aussitôt Jeannot alla trouver Tristan Bayeux, le maître de maison, et lui répéta ce quil venait dentendre.
« Mes chiens savent parler ? sesclaffa Tristan Bayeux. Tu as trop dimagination, petit. »
Puis il réfléchit : « Remarque... On peut toujours vérifier cette histoire de souterrain, ça ne mange pas de pain ! »
Quand il découvrit le tunnel, dissimulé par les tonneaux de cidre, il cessa de rire. Mettez-vous à sa place ! Il envoya un serviteur quérir les gens darmes. Vous imaginez la suite ? Grâce à Jeannot, les bandits finirent sous les verrous
et les habitants de la maison échappèrent à une mort certaine.
On félicita le gamin et Tristan Bayeux lui proposa de rester chez lui puisquil ne savait où aller.
Jeannot soccuperait des chiens, dont il comprenait le langage, et des animaux de la basse-cour, le travail ne manquait pas.
Jeannot aurait pu se lamenter sur son enfance brisée : une mère trop faible, un père qui avait voulu se débarrasser de lui.
Eh bien, pas du tout. Ce brave petit gars préférait voir les choses du bon côté. Le verre à moitié plein plutôt que le verre à moitié vide.
Quest-ce quil lui arriverait plus tard ? Il verrait bien.
En attendant, autant cueillir chaque jour, à chaque instant, un rayon de soleil ou de lune,
un sourire invisible ou un mot bourru pour mieux cacher la tendresse.
Tel était le maître de maison et Jeannot lavait tout de suite perçu.
Dans la rue, un chien aboya, un autre lui répondit, sans que Léonore en comprît le sens. La vie du petit Jeannot ressemblait à la sienne, mais elle navait pas eu la chance de rencontrer un homme à la tendresse cachée. Sa gorge se noua. Contrairement au héros, elle ne percevait que les verres à moitié vides, cétait dans sa nature. Les cicatrices des personnages de conte se refermaient vite, dans la vie réelle il en était autrement. Le poids entre ses omoplates était là pour le lui rappeler.
Lune des filles de Tristan Bayeux était muette depuis de plusieurs années,
cela sétait produit sans raison particulière peu avant larrivée de Jeannot chez son père.
Violette, la plus jeune des quatre, une fillette aux tresses brunes qui chantonnait souvent, en silence ;
sa bouche sentrouvrait, mais aucun son ne franchissait ses lèvres.
Violette aussi timide que la fleur.
Un matin, Jeannot nourrissait les canards près de la mare quand trois grenouilles coassèrent sur la rive :
« Pauvre petite Violette. Coa, nous savons pourquoi elle est muette,
mais nous ne pouvons pas lui venir en aide. »
Jeannot se pencha vers les trois bestioles :
« Vous pourriez mexpliquer ce quil sest passé ?
Tu parles notre langage ? » firent les grenouilles. Jeannot approuva dun signe.
« Coa. Va chercher Violette et son père. »
Jeannot courut chercher Tristan Bayeux et la fillette.
Tous trois se dirigèrent vers la mare,
les grenouilles étaient toujours là et elles coassèrent :
« Coa, Violette était en train de chanter quand un coup de tonnerre éclata.
Elle eut si peur que la chanson tomba au fond de leau, et elle en perdit la voix. »
Violette se souvenait de cet événement,
elle confirma lexplication des grenouilles dun mouvement de la tête.
Alors Jeannot supplia les trois bestioles de plonger dans la mare et de rapporter la chanson perdue.
Ce quelles firent sans plus tarder.
Et la chanson, dès quelle fut hors de leau, bondit sur les lèvres de la fillette qui se mit à chanter.
Le conteur commença à fredonner la chanson de Violette, mais une quinte de toux linterrompit, une quinte tenace, plus longue que les précédentes. Sans réfléchir, Léonore prit le relais de Jocelyn ; cet air, elle lavait chantonné à ses enfants il y a longtemps, avant quune épidémie les emporte, avant que lunivers bascule... Une mélodie douce comme une caresse et des mots tout simples qui vous emportent à tire-daile. Les voisins se retournèrent, surpris, découvrant une femme différente, une femme quils regardaient à peine jusquà présent.
« Tout est regard, souffla la maison. Tout est regard. »
Imaginez la joie du père et de sa famille, des serviteurs et des amis !
Le sourire de Tristan Bayeux était bien visible et il avait mis de côté le ton bourru.
A partir de ce jour, il considéra Jeannot comme son propre fils, lui qui navait que des filles.
Le temps passe, les mois, les saisons...
Jeannot a grandi, cest un beau jeune homme maintenant, toujours content comme autrefois.
Un matin davril, il décide de parcourir le monde...
Après avoir remercié le maître de maison et salué sa famille et ses serviteurs, notre Jeannot part sur les chemins.
Sur les branches, les oiseaux gazouillent, cest le printemps,
et Jeannot ne se lasse pas découter ce quils racontent, car les oiseaux savent tout.
Vous vous en souvenez, nest-ce pas ?
Alors quil sapproche dune ville, notre Jeannot entend des mésanges parler de lavenir :
un complot se prépare contre le duc Arthur.
Des barons veulent le capturer, le tuer et prendre sa place.
Jeannot court aussitôt prévenir le duc, mais on ne le laisse pas approcher, personne ne le croit.
Les soldats lui barrent la route et menacent de le jeter au cachot.
Que va-t-il faire, notre Jeannot, incapable de tenir une arme ?
Il doit agir seul... Oui, mais comment ?
Cest alors que la nouvelle se répand aux alentours :
Jeanne, la fille du duc, a été enlevée, si celui-ci veut revoir sa fille vivante, il doit démissionner.
Vous vous en doutez, les barons se débarrasseront vite dArthur après sa démission,
ils nont pas lintention de lui laisser la vie sauve ! Il ny a que le pouvoir qui les intéresse.
Jeannot serre les poings. Il ny a pas de temps à perdre !
Il retourne dans les bois interroger les mésanges :
« Vous qui volez un peu partout,
vous savez peut-être où la belle Jeanne est retenue prisonnière ?
Tu connais notre langage, jeune homme, et ton cur est pur »,
gazouillent les oiseaux qui connaissent le passé, le présent et le futur.
« Cest pourquoi nous allons taider. »
Et ils lui indiquent une grotte où se réunissent les conjurés.
En leur absence, Jeannot libère Jeanne qui retourne chez son père pour tout lui raconter.
Quel soulagement pour le duc Arthur !
Il ordonne aussitôt à ses soldats darrêter les barons.
Se sentant sentant acculés, les conjurés senfuient loin du pays et ne reviendront plus,
les mésanges lont ensuite confirmé.
Quant à notre Jeannot, il épouse la belle Jeanne, car tous deux ont trouvé le grand amour.
Ce quon appelle le coup de foudre, un éclair dans le cur et les yeux,
mais pas le moindre coup de tonnerre.
La vie continue pour notre Jeannot, toujours content ;
il retourne souvent chez Tristan Bayeux qui lavait accueilli quand il ne savait où aller.
Et ses parents ? Le père est mort depuis longtemps,
la mère a tant pleuré la disparition de son fils que son visage sest fripé comme une pomme,
mais elle espère encore le revoir un jour...
Et cest ce qui se passe quand notre Jeannot vient la chercher pour lemmener au château dArthur.
Les chiens aboient, les grenouilles coassent, les oiseaux gazouillent la même phrase :
« Tout est bien qui finit bien »,
ainsi va la vie, et mon conte est fini.
Après une minute figée, la petite assemblée se détendit. Rires et éclats de voix rompirent le silence. On applaudit Jocelyn, le cidre coula à flot, on ouvrit même un flacon de calva tord-boyaux.
Mal à laise, Léonore séclipsa discrètement, se fondant dans la nuit. Quelquun la retient par le bras. Jocelyn, impérieux, ne lui laissant pas le choix.
« Attends ! Ne tenfuis pas, je voudrais en savoir plus sur toi.
Il ny a pas grand-chose à savoir », dit la jeune femme dune voix à peine audible.
Le conteur lui prit la main et la convainquit de revenir dans la maison. Elle se réfugia dans un coin, attendant que les voisins regagnent leurs pénates et que lhôte fatigué monte dormir dans le grenier. Jocelyn avait déposé son chapeau sur la table, dévoilant sa calvitie, il avait délaissé son rôle de conteur. Il était lui, un homme simple, un homme intrigué par cette femme discrète.
« On ma dit que tu tappelles Léonore. Lhôte et ses voisins ignorent tout de toi. »
La femme se taisait ; que lui voulait Jocelyn ? Elle était sur le qui-vive, un rien linquiétait.
« Où as-tu appris cette chanson ? insista Jocelyn. Cest un refrain peu connu, un refrain que jai découvert dans une région lointaine.
Ma grand-mère la chantait quand jétais toute petite. Cétait le temps où je vivais sans peur, une courte période avant sa disparition. Le temps où je croyais que le monde pouvait changer, quun monde sans blessures existe quelque part... Mais je me leurrais. Ce monde nexiste pas. » Léonore navait jamais autant parlé ; sans pouvoir lexpliquer, elle avait confiance en cet homme, assis à ses côtés, elle avait besoin dexprimer ce quelle ressentait quelles quen soient les conséquences. « Je ne souhaite quune chose, quitter cette Terre le plus vite possible, je naime pas ce que je vis.
Mais la vie est sacrée, Léonore. Il y a toujours un rayon de soleil ou de lune dissimulé dans un recoin, il suffit de le découvrir. »
Sacrée ? La jeune femme hocha la tête. La vie, oui, mais pas la sienne.
Jocelyn se mit à siffler, imitant les chants doiseaux, les mésanges, les merles... Léonore ferma les yeux et sourit, emportée par le langage des oiseaux qui connaissent passé, présent et futur, langage qui nétait pour elle que musique.
« Jaime les oiseaux en liberté, murmura-t-elle. Ce sont eux mes rayons de lune et de soleil. »
Secoué par une quinte de toux, Jocelyn alla boire un verre deau et il en offrit à la jeune femme.
« La vie est sacrée, je le répète. Il ne sagit pas doublier le passé, il est ce quil est, tu ne pourras jamais le modifier. Il faut laccepter comme tu dois accepter ce qui est, ce qui survient dans le présent, en toi et hors de toi. Tu es la vie même, Léonore. Tu es, tout simplement. »
La jeune femme se mit à chanter le vieil air que lui appris sa grand-mère et quelle avait, elle-même, chantonné à ses propres enfants. La chanson avait bondi sur ses lèvres comme sur celles de la fillette du conte. Le poids entre les omoplates samenuisait, le conteur le ressentait.
« La vie est sacrée, reprit Jocelyn. Tu tinterroges souvent, tu te poses les bonnes questions, donc tu avances sur ton chemin. Redresse-toi, accepte le poids sur ton dos, allège ce poids peu à peu. Relève la tête et noublie pas lexistence du ciel, le secret des étoiles. »
Comme tout à lheure, lorsquelle écoutait Jocelyn conter lhistoire de Jeannot, Léonore était fascinée par le timbre de sa voix, ses mimiques, les arabesques que ses doigts traçaient devant le feu, son regard aussi. Brodé descarbilles. Le monde se colorait, il semblait différent.
« Accorde ton attention à ce que tu es en train de faire, poursuivit Jocelyn. Le reste peut attendre ; les pensées, les tourments peuvent attendre. Profite de linstant présent. Tu es là, tu vis, Léonore, comme la coquille de lormeau sur le rebord de la fenêtre, le brin dherbe mouillé, loisillon. Tout est regard, écoute, présence. Tu vis, Léonore. Lavenir sera autre si tu te redresses. Tu respires, lair va et vient en toute liberté dans ton corps comme les oiseaux entre les nuages, tu limagines bleu vert car tu aimes la mer, ou doré par laurore.
Tu as souffert, je peux le lire sur ton visage. Mais sans cette souffrance, tu naurais pas acquis de profondeur humaine, tu ne pourrais comprendre la souffrance des autres. La compassion et lhumilité te seraient inconnues ; fais-les fructifier. La souffrance fait partie de ton passé, elle est inscrite en toi. Maintenant elle nest plus, elle est devenue inutile, mais elle a porté ses fruits. Cueille-les et fais-en profiter ceux qui tentourent, ceux que tu vas rencontrer, même la vieille ronchon chez qui tu loges, car en tout être humain se trouve une étincelle. A toi de la découvrir. »
La voix de Jocelyn la berçait. Les notes graves lui rappelaient un père trop proche de celui de Jeannot, un père qui se muait en maître de maison, chaleureux, accueillant, aimant.
Jocelyn posa la paume contre le linteau de la cheminée. Un contact avec la petite maison quil avait sentie à lécoute depuis son arrivée. Il avait déjà eu cette impression autrefois quand il y était venu. Il aurait tant aimé connaître le langage des pierres, pouvoir échanger avec les lieux qui avaient vu défiler des générations de femmes et dhommes. Il fixait les braises dans lâtre. Noir et rouge. Le regard de la maison qui elle aussi aurait aimé lui parler. Les mots sont-ils vraiment nécessaires ? Leurs regards se mêlaient. La maison lapprouvait.
COMPLEXITÉ - Ann Rocard - 2015
28 x 28, cadre compris.
photo en cours
13 -
TREIZE... NI PLUS NI MOINS !
Ann Rocard
Cette année 1913 serait celle de la vengeance et de la libération. Depuis cinq ans, la rancune lui rongeait le ventre. Il remâchait sans cesse ce quil avait vécu, il nen dormait plus. 1913, lannée idéale pour mettre son projet à exécution. Il sétira sur son lit, dans la petite maison de pierre où il vivait seul. Philippe Eugène que ses collègues surnommaient Phigène et ça ne le gênait pas.
Il travaillait à la fabrique qui sétait ouverte cette année à quelques kilomètres du Mont-Saint-Michel ; on y faisait des vestes du même nom, des vestes de travail en maille pour les ouvriers agricoles et les artisans. Phigène et ses collègues bombaient le torse en les décrivant : « Elégantes et inusables ! De la belle ouvrage ! »
Lété approchait. Le projet de vengeance avait remplacé la rancune dans ses entrailles ; Phigène en avait même retrouvé le sommeil, des nuits peuplées de rêves machiavéliques où lennemi juré tombait dans une succession de pièges. Mais un seul suffisait ! Trois mois avaient permis au vengeur non masqué de transformer chaque détail de sa maison et de préparer un meurtre avec préméditation dont il sortirait blanc comme neige.
Lennemi était dans le collimateur. Phigène se frottait les mains en alignant les treize pots en étain sur létagère de la cuisine, les treize statuettes au-dessus de la banquette qui servirait de lit de mort à linfâme Ferdinand. Treize statuettes, la dernière à son image quun de ses collègues avait sculptée dans une branche de cerisier et lui avait offert pour son anniversaire. Sympa, le collègue ! Treize statuettes de pierre, métal ou bois.
« Comme Philippe de Macédoine qui avait ajouté sa propre statue à celles des douze dieux pendant une procession ! » se rengorgeait Phigène, oubliant que le père du grand Alexandre serait assassiné peu après. De quoi considérer par la suite que le nombre treize était de mauvais augure !
Pour Phigène, ce nombre était sacré, et il nétait pas le seul. Zeus, le treizième du cortège des dieux de lOlympe, Ulysse lunique rescapé parmi les treize compagnons du cyclope Polyphème... Oui, Zeus et Ulysse le confirmaient, ce qui nétait pas rien. Phigène sétait renseigné sur la question, il était devenu imbattable sur le sujet.
Le moindre détail dans sa maison était une allusion à ce nombre. Il sétait même procuré un calendrier aztèque dont les semaines étaient de treize jours, et il avait suspendu au mur un tableau de la Cène. Judas, cétait lui ! Judas, le héros, à qui Jésus avait demandé de se sacrifier et de le dénoncer, laissant croire aux générations futures quil était un traître.
Le piège était tendu. Il restait à attirer lennemi jusquau Mont. Phigène grinça des dents, signe dune réflexion intense.
Il fut projeté cinq années en arrière. Son cousin Ferdinand leur avait rendu visite à limproviste dans leur petite maison ; avec sa jeune femme Joséphine, ils lavaient accueilli à bras ouverts. Bras bien trop ouverts car un soir, le cousin prit ses cliques et ses claques, emmenant Joséphine qui avait succombé à ses charmes. Elle reviendrait, elle comprendrait vite que Ferdinand brassait du vent ; ce nétait quune passade... Phigène était prêt à lui pardonner son escapade, mais il apprit la semaine suivante que les fuyards avaient eu un accident, Joséphine y avait laissé la vie et Ferdinand la jambe droite. Ce jour-là, la rancune commença à lui ronger le corps et il promit de se venger.
Il lui fallut du temps pour trouver le moyen de mettre son projet à exécution. Une nuit sans sommeil, il eut enfin une illumination : Ferdinand avait le cur fragile et il était triskaïdécaphobe au dernier degré. Phigène tenait là une arme parfaite, il allait provoquer un arrêt cardiaque !
Une deuxième illumination nocturne lui fit rédiger une lettre quil adressa dès le lendemain à Ferdinand Levasseur.
« Cher Ferdinand. (Jécris cher parce que je ne peux pas faire autrement.)
Le temps a passé. (Tu parles ! Cinq ans seulement !) Nous devrions nous réconcilier. Je ten ai beaucoup voulu quand tu mas enlevé ma Joséphine que jadorais, mais cest fini, je ne ten veux plus. (Compte là-dessus et bois de leau fraîche !) Viens passer un jour ou deux chez moi dès que tu pourras, je serais si heureux de te revoir et de parler de notre enfance. (Pas mal, le coup des souvenirs denfance !) Jai eu le temps de réfléchir depuis la mort de Joséphine ; tu verras jai beaucoup changé... (Pas dun iota !) Je te jure que je tai pardonné. (Jécris ça en croisant les doigts, mais tu ne peux pas le voir.) Jattends de tes nouvelles avec impatience. (Eh, eh, cest sûr !)
Ton cousin Philippe Eugène. »
Ferdinand ne tarda pas à répondre, il se sentait tellement coupable, le pauvre homme ! Il avait bon fond. Et il annonça sa visite avant lautomne.
Le mois suivant, il arriva un dimanche au Mont-Saint-Michel, appuyé sur une béquille et lair contrit on le serait à moins !
Phigène sétait entraîné devant le miroir ; il prit le visage de larchange et serra lennemi dans ses bras.
« Je men veux, je men veux... gémissait Ferdinand. Jaurais dû técrire, mais javais honte, je nen dormais plus.
Moi, itou, affirma Philippe Eugène.
Tu es sûr que cest pardonné ? insista le cousin, malheureux comme les pierres.
Cest ce que je tai expliqué dans ma lettre.
Elle ne me quitte pas, ta lettre, soupira Ferdinand en la sortant de sa poche. Mon gri-gri, mon amulette.
Alors, buvons ! »
Phigène sortit la bouteille de calva pour fêter leur réconciliation, et il enquêta, mine de rien :
« Comment va ton cur ?
Couci-couça. » Phigène se détourna, un sourire satisfait aux lèvres. Et le cousin poursuivit, en comptant les treize pots en étain, les treize statuettes, les treize coussins sur la banquette, les treize... : « Tu as changé la décoration. Pourquoi tous ces treize ? »
Phigène eut une moue innocente et sétonna :
« Treize ? De quoi parles-tu ?
Tout va par treize chez toi maintenant. Ce sont des porte-bonheur ou des porte-malheur ?
Juste des coïncidences », conclut Phigène, ennuyé que le cousin découvrît si vite les éléments de son piège.
Ferdinand haussa les épaules et trinqua. Il semblait soulagé, se demandant quand même si Philippe Eugène lui cachait ou non quelque chose. La soirée se déroula sans ombre au tableau, Phigène était aux petits soins, son cousin navait pas le souvenir dun Philippe aussi avenant.
Il plongea ensuite dans un profond sommeil, alors que Phigène ne pouvait fermer lil, épiant les signes de crise cardiaque depuis le haut de lescalier.
Au matin, Ferdinand était frais comme un gardon, lui le pêcheur de rivière. Il rassembla ses affaires sous lil désolé de son cousin.
« Merci, Phigène ! Cest la première nuit depuis cinq ans que je dors dune traite sans faire le moindre cauchemar. Cette réconciliation est ma libération.
Au fait... hasarda Philippe Eugène. Au fait, à part ton cur, tu navais pas un autre souci autrefois ?
Quel souci ? Ah, tu fais peut-être allusion à cette peur panique du nombre treize ? Je me suis fait soigner, hypnotiser pour tout te dire ! Et ça a marché... » Il sinterrompit, un éclair soupçonneux dans le regard : « Cétait donc ça ! La Cène, les treize coussins, les treize pommes et le reste ! Pour le calendrier aztèque, je ne vois pas le rapport. Pour le reste, si : un amas de coïncidences multiples, destinées à me faire passer de vie à trépas, nest-ce pas ? »
Ferdinand saisit la statuette en bois qui représentait Phigène et se dirigea vers la porte :
« Je temporte en souvenir de la pièce que tu viens de me jouer. Toi, garde ta rancune et ton esprit de vengeance. Adieu, cousin ! Si Dieu veut bien taccueillir un jour de lautre côté ! »
La porte claqua et Phigène se retrouva face à lui-même.
TOURBILLONS
Photo de l'auteure
14 - ARABESQUES
Ann Rocard
Un crépitement venu de nulle part. Suzanne se réveilla en sursaut et tâtonna pour allumer la lampe de chevet... Il était à peine trois heures. Elle savoura lidée de dormir quatre heures de plus avant que lalarme du réveil loblige à quitter sa couette.
Après avoir éteint la lumière, elle se rallongea. Sereine. Mais elle ne put se rendormir. Le tictac du réveil sautillait sur la table de nuit, rebondissait sur les poutres, cliquetant De-bout ! De-bout ! Suzanne plongea la tête sous loreiller, rien ny fit.
Une tisane laiderait sans doute à trouver le sommeil. Elle se leva, agacée ; elle croyait être débarrassée des insomnies dont elle avait souffert les années précédentes, lorsquelle sétait retrouvée seule dans la petite maison. Elle sétait alors accrochée à lidée de revoir un ami dautrefois. Celui quelle avait failli suivre quand elle avait vingt ans et des rêves de Cendrillon... Une bouée de sauvetage pour ne pas couler définitivement. Le temps éloigne tourments et tempêtes ; la vie reprit son cours.
De nouveau un crépitement se fit entendre. Intriguée, Suzanne se vêtit chaudement, ouvrit la porte, et une voix intérieure la guida vers les murailles :
« Tu aperçois le rougeoiement, la braise qui tournoie et trace des arabesques, des signes sur le ciel noir.
Un homme agite un bâton dont lextrémité est une braise encore chaude. Il veut te transmettre quelque chose.
Quelle en est la raison ? Une intuition ? Un rêve ? Sa présence tattire sur les remparts. Et là ce tourbillon te pétrifie. Tu ne peux plus faire le moindre geste, tu respires à peine. Mais tu ne trembles pas, cette présence nest pas néfaste. Au contraire, elle te rend légère, et tu ressens sa chaleur en toi, sa chaleur diffuse qui glisse de ta poitrine jusquaux extrémités de ton corps.
Dans cette nuit glaciale, tu nes plus que brasier. Une joie intense ta envahie, tes yeux shumidifient et tu chantes en silence.
La braise tourbillonne au rythme de ton chant, en suit les crescendos et les decrescendos, les pauses, les soupirs.
Les croches se décrochent, tu pourrais les saisir. Et les blanches se posent, célestes sur les branches, dessinant dans la nuit noire pointée la silhouette dun arbre aux bourgeons enneigés. Promesse dun printemps qui ne tardera plus, quatre saisons en une, douze mois en un jour.
Quand ton chant sassoupit après la dernière reprise, les tourbillons de feu dessinent quelques lettres et trois mots apparaissent : JE SUIS LÀ...
Je suis là, tu es là, il est là dans la nuit. Tu lui donnes le la pour quil chante avec toi. Car tu sais que demain il sera de retour. Tu as passé ta vie à lattendre, en vain. Et quand enfin, tu as lâché lattente, renoncé à lespoir dun avenir de conte, le vent a soudain changé de direction. Le navigateur solitaire qui parcourait les mers à lautre bout du monde a viré de bord à la crête dune vague, sur une estampe japonaise. Demain il sera là. Sur Terre ou bien ailleurs. »
La voix se tut. La braise nétait plus quun point de lumière rouge ; les trois mots sévanouirent. Suzanne fit trois pas, lhomme avait disparu et il ne restait plus quun bâton sur le sol. Elle le ramassa et le porta dans la maison, puis le posa dans lâtre. Une coque dont la voile invisible gonflait au gré du temps.
Non loin de là, un bateau surfait sur la vague dHokusai.
MIROIR 2 - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Catherine Balouka
15 - BÊLEMENTS
Ann Rocard
Eulalie et Hector Duroy sétaient installés depuis peu dans la maison du Mont-Saint-Michel dont ils avaient hérité.
« Merci, tante Aglaé ! sexclamait Eulalie dès le réveil. Cest la seule chose positive que tu aies faite de toute ta vie. »
Lunique B.A. de cette vieille bique qui avait passé larme à gauche lannée précédente, ne laissant pour héritière quune nièce éloignée.
Le couple Duroy naurait jamais eu les moyens de soffrir cette petite maison non loin des remparts. Hector avait perdu son travail six mois plus tôt. A cinquante ans, il craignait de ne plus retrouver de poste lui correspondant. Il passait ses journées à bricoler, repeindre, rénover, car la tante avait laissé les lieux en piteux état. En homme organisé, il rédigeait des listes à nen plus finir, listes quil annotait et raturait en fonction de son humeur et de lavancée des travaux.
1 Changer le carrelage à fleurs orange et vert du coin cuisine pour plus tard.
Orange criard et vert pomme : de quoi vous couper lappétit !
2
En ce qui concerne la douche, la bique ne devait pas lutiliser souvent. Elle contenait encore (la douche, pas la tante) la caisse du chat, disparu trois ans plus tôt.
3 Décaper les poutres peintes en violet pailleté.
Saleté de peinture qui résiste à tout...
4
La bique ne connaissait pas la signification du mot crasse.
5
Presque rien de récupérable. Elle en avait accumulé des cochonneries.
6 Refaire et isoler la toiture ça attendra.
Pas trop longtemps quand même, car les années passent vite, il faudra bien arrêter de faire le guignol en équilibre sur le toit. Enfin, cest ce que répète Jeanne, ma mère, qui était marionnettiste avant que la tondeuse à gazon ne lui coupe la priorité et les deux mains. Heureusement quon na ni pelouse ni jardin. Mais je mégare...
7
Film noir des années 30 à vous donner la chair de poule. On avait pris des photos à notre arrivée, fallait le voir pour le croire !
8 Remplacer les vieux carreaux fêlés par du double vitrage quand on aura gagné au loto ou que jaurai retrouvé un boulot.
Cest pas demain la vieille... Glups lapsus ! la veille.
9
10
Finies les piles de carton de déménagement. On ne pouvait plus les voir en peinture. Du coup, il faudra choisir des reproductions pour égayer la maison.
11 Jointoyer les murs extérieurs. Ça avance...
Heureusement que la maison nest pas grande et que jai abandonné les joints depuis belle lurette.
12 Rénover et repeindre la porte dentrée.
13 Boucher fissures et courants dair.
Il en reste encore.
14 A suivre... Stop. Démoralisant.
Hector biffa la note numéro 5 et se tourna vers sa femme, en brandissant la liste :
« Rayer, cest ce que je préfère ! Je vais emporter la malle rouillée à la déchetterie cet après-midi. Autant se débarrasser de cette horreur et de son contenu. Quen penses-tu, Chérie ?
Tu vas aller à Avranches, juste pour cette malle ?
Jemprunterai la voiture de Léon et jen profiterai pour rendre visite aux Baratin. Ce nest pas une bonne idée, Chérie ? »
Chérie était le cerveau du couple Duroy. Dès le départ, elle avait pris les rênes et ne les avait pas lâchées.
Eulalie travaillait comme pigiste pour le mensuel Confiez-vous !, elle était la Spécialiste du courrier du cur sous le pseudonyme de Samantha. Sans relâche, elle pianotait sur le clavier de son ordinateur, prenant très au sérieux ses conseils prodigués aux lecteurs en panne damour.
Après avoir jeté un dernier coup dil à la malle, Hector en sortit un miroir quil nettoya :
« Ce truc-là est plutôt joli. On pourrait le garder en souvenir de ta tante...
La maison est amplement suffisante, répliqua Eulalie. Vu le nombre de fois où je suis allée la voir à lhôpital et quelle ma envoyée sur les roses... On la bien mérité cet héritage.
Regarde, Chérie ! Le miroir irait bien sur ce mur », insista Hector qui ninsistait jamais.
Ce qui fit réagir sa femme. Elle quitta lécran des yeux ; en effet, le miroir avait de lallure. La vieille bique lavait sans doute gagné à une tombola, mais quimporte !
Eulalie approuva dun geste et son fidèle mari fixa aussitôt le miroir près de lescalier. Bêêê... Hector sinterrompit, il lui avait semblé entendre un drôle de bruit. Bêêê...
« Tu entends, Chérie ?
De quoi parles-tu ? »
Chérie était un peu dure de la feuille, Hector lavait constaté depuis un certain temps, mais navait pas osé le lui faire remarquer. Peut-être était-ce dû à la forme de ses oreilles bien à labri sous une masse de cheveux auburn ? Bêêê...
« Je ne rêve pas, Chérie... Ça bêle par moments.
Hector, mon chou, tu te prends pour Jeanne dArc. Tu me diras, avec le voisin quon a, ce nest pas étonnant.
Je nai rien dit, souffla Hector.
Mais tu as failli, mon chou ! Quand je pense à ce voisin qui accumule les sacs poubelle devant sa porte, jenrage... Quel cochon ! Franchement ! »
Tiraillé entre la chèvre et le chou, Hector opina du bonnet qui protégeait sa calvitie des courants dair non éradiqués. Les hallucinations auditives lui avaient sans doute été transmises par le trop-plein dimagination de sa mère, Jeanne.
Tandis quHector préparait une teurgoule dont Chérie raffolait :
3 litres de lait entier
200 grammes de riz rond (très important, le riz rond !)
100 grammes de sucre en poudre
1 cuillérée à soupe de cannelle moulue
1 noix de beurre salé
... Eulalie replongea dans le courrier du cur.
Lecteurs et lectrices de Confiez-vous ! avaient toute confiance en Samantha. Elle les conseillait avec habileté, leur faisait miroiter un avenir meilleur. Miroiter... Miroir ! Mon beau miroir ! Quelle est la meilleure pigiste du pays ?
Satisfaite, elle leva les yeux vers le miroir de la vieille bique... Bêêê... et crut percevoir un son étrange. Hector serait-il contagieux ? Un deuxième bêlement mit ses neurones en ébullition.
« Hallucination... marmonna-t-elle. Hallucination... Ça me rappelle une lettre. La lettre 672. » Elle était hypermnésique et raffolait des chiffres autant que de la teurgoule. « 672 dans le classeur 2001... Une lettre intitulée LOdyssée de lEspèce... »
Le dit courrier sortit peu après du classeur où il était rangé. Lauteur avait choisi comme pseudonyme monsieur Espèce, en tant quapprenti humoriste ayant encore des progrès à faire.
Chère Samantha. Très chère Samantha. (Il insiste lourdement ce lecteur-là !) Blablabla... Mon épouse... Blablabla... A vous, je peux le confier grâce à mon pseudo car elle ne risquera pas de me reconnaître : ma femme est une vieille bique.
Eulalie arqua un sourcil, ça lui rappelait quelquun, la tante Aglaé évidemment. Cette engeance pullulait à la surface du globe.
Jamais contente, toujours le mot désagréable à la bouche... (On en connaît dautres !) Alors jai fini par en avoir par-dessus la tête. Jai pris mon baluchon et jai filé à langlaise avec une Londonienne de passage, moins sage quil ny paraissait. Et blablabla... (Il aligne moult détails quil imagine croustillants parce quil ny a jamais goûtés. Passons !)
Ce préambule était assez long, veuillez men excuser, très chère Samantha, mais la suite vaut le détour. (Ah, cest ce que je cherche ! Nous y voilà !)
Arrivé à Londres, moi qui ne parlais pas un mot danglais, jai commencé à entendre bêler. Ne me prenez pas pour un fou ! Jai aussitôt consulté un médecin qui ma envoyé chez un otorhinolaryngologiste... Blablabla... Bilan normal.
Après des tours et détours dont je ne vous abreuverai pas, (Merci ! Il commence à devenir longuet. Revenons à nos moutons.) ... jai atterri sur le divan dun psychanalyste réputé... et à présent, je suis sourd comme un pot. Ma Katy dont je suis toqué, ma Katy ma quitté. (Il doit être épuisant au quotidien, cet homme-là !)
Seuls points positifs de cette Odyssée : je nentends plus bêler et je déteste le pouding, ce qui est bon pour ma ligne. Très chère Samantha, aidez-moi ! (Et cest signé :) Monsieur Espèce.
Eulalie navait jamais su si sa réponse dans le courrier du cur avait pu soulager ou non ce lecteur. Perplexe, elle rangea la lettre 672 dans le classeur 2001, concluant entre ses dents :
« Entendre bêler peut mener à la surdité.
Que dis-tu, Chérie ?
Quelque chose me chiffonne. Il y a trop de coïncidences, mon chou...
Plus on prête attention aux coïncidences, plus elles se produisent, a écrit Nabokov. Pense plutôt à la teurgoule dont tu te délecteras ce soir au dîner. »
Sans même écouter la remarque judicieuse dHector, Eulalie poursuivit sa réflexion intensive. Bêlement + vieille bique + Odyssée de lEspèce + baluchon + Londres + Katy + 2001... Le calcul la menait systématiquement à la tante Aglaé dont le mari était parti avec une Londonienne prénommée Katherine, avant de se retrouver seul et de plonger dans la Tamise. Comme quoi entendre bêler peut mener non seulement à la surdité, mais aussi au grand saut de lautre côté.
Elle ferma son ordinateur, se leva et décrocha le miroir qui avait appartenu à la vieille bique. Bêêê ! Elle eut limpression que le regard sournois dAglaé la fixait, grimaçant dans la glace.
« Chérie... » sétonna Hector qui neut pas le temps dajouter un mot ; le miroir venait dexploser sur le carrelage à fleurs orange et vert.
Hector abandonna la teurgoule et saccroupit, pelle et balayette à la main. Chérie avait certainement une raison très valable davoir agi ainsi. Elle semblait dailleurs soulagée dun grand poids. Débarrassée à jamais dune tante insupportable dans le vrai sens du terme.
« Mon chou, je te promets, annonça-t-elle, que les hallucinations nauront plus cours dans cette maison. »
Après une promenade sur les remparts, le couple Duroy savoura une teurgoule, cuite au four pendant des heures. La cannelle avait parfumé les murs et même attiré le voisin qui roulait des yeux ronds comme le riz derrière la fenêtre du coin cuisine.
Repus, Hector et Eulalie montèrent se coucher. Les détails croustillants de monsieur Espèce seraient sans doute remis au goût du jour.
« Chérie, ça bêle sous la couette !
Ah, non, mon chou ! protesta la Spécialiste du courrier du cur. Tu ne vas recommencer à jouer les Jeanne dArc. »
Inquiet, Hector souleva la couette... Aaah ! Il nen crut pas ses yeux. La vieille bique était de retour.
Les hallucinations nauront plus cours ? Cochon qui sen dédit !
CHUTE VERS L'INCONNU - Ann Rocard 2015
25 x 25, cadre compris
16 - LAPPRENTI FAUST
Ann Rocard
Il avait amené sa jeune maîtresse fêter la nouvelle année au Mont-Saint-Michel, prétextant une expédition en bateau avec des amis de Granville. Sa femme, naïve au point den paraître peu futée, lavait cru sur parole. En bateau par ce froid ? Il avait vraiment du courage, son cher marin ! Elle le plaignait presque.
« Lomelette de la Mère Poulard, franchement, cest cher pour ce que cest ! » dirait-il au retour.
Sa femme écarquillerait les yeux :
« Tu étais au Mont-Saint-Michel ?
Oui, un copain a proposé à la dernière minute quon aille tous y dormir.
Ça maurait plu. Jétais libre, je pouvais facilement te rejoindre.
Oh, ça sest décidé si vite... Jai pensé que tu naurais pas le temps de venir. »
Le cur serré, son épouse goberait lexcuse, comme on gobe un uf à la coque en perçant un petit trou de chaque côté.
La jeune femme était assise, face à lui, à la table de lauberge de la Mère Poulard. Il était en train de la photographier. Elle, fascinée par son mentor à la carte bleue inépuisable. Lui, amoureux fou.
Une question leffleura à peine : « Si jétais à la rue, me regarderait-elle de la même façon ? Evidemment, cest moi quelle adule, moi Pygmalion qui lui enseigne la vie... »
Il avait à peine trente ans et plusieurs enfants quand elle avait vu le jour... Quelle importance !
A présent, il était encore si jeune, si beau, un être exceptionnel, elle le lui répétait sans cesse et il la croyait. Son ego en était décuplé. Les mots et le regard de Galatée effaçaient ses cheveux gris, dissimulaient la peau de poulet de son cou, les plis de son dos, ses joues pendantes. Apollon réincarné, il brillait de mille feux.
Pygmalion avait mené sa vie comme bon lui semblait. Dun côté sa famille, le portrait de lhomme parfait, de lépoux et du père exemplaires. De lautre, une vie dissolue et autodestructrice. Il avait toujours eu besoin dêtre vénéré par de très jeunes femmes, se reflétant dans un miroir où son image ne prenait aucune ride.
Après le dîner, ils firent un tour sur les murailles, amoureusement enlacés. Elle lui sauvait la vie, lui qui sentait la vieillesse approcher à grands pas. A ses côtés, langoisse de la mort sévanouissait. Ses multiples aventures et liaisons avaient été plus ou moins éphémères.
Cette fois-ci, il avait pactisé avec une diablesse que les années et maternités successives navaient pas transformée. Elle navait aucune attache, libre comme lair, libre de sauter dans le premier train, le premier avion pour mener la grande vie, sans la moindre contrainte. Elle, à sa disposition. Lui sur un piédestal. Lapprenti Faust avait tous pouvoirs.
Ils regagnèrent la petite maison de pierre quil avait louée pour trois jours. Il alluma le feu dans la cheminée, déboucha une bouteille de champagne, sûr de lui. Sil avait eu une mèche sur le front, il laurait rabattue vers larrière dun geste élégant.
Elle riait aux éclats, se dénudant devant les flammes malgré le froid et lhumidité. Et elle se tourna vers lui, susurrant des « Jtadore ! » dune voix éraillée. Une voix pour lui si envoûtante !
Dans le regard de Galatée, il aperçut soudain sa propre image, celle dun homme vieillissant, usé par soixante ans de mensonges. Le ridicule ne tue pas ; quoique... Il lâcha la bouteille, qui explosa sur le sol, puis seffondra.
« Un pacte ne peut être rompu », songea lapprenti Faust tandis que sa vie défilait devant ses yeux et que le champagne ruisselait sur les murs.
Il ne croyait ni à Dieu ni à diable, mais à la dernière seconde, il nen était plus très sûr...
Rosée
Photo de l'auteure
17 - TOILE D'ARAIGNÉE
Ann Rocard
Sa vie était au centre dune réalité dapparences trompeuses. Héléna avait donné sa jeunesse à un homme qui la fascinait, un homme dont elle ignorait lambivalence. Il avait tissé une toile dont elle était captive sans le savoir. Le regard tourné vers le futur, elle croyait en un avenir meilleur quelle effleurait parfois, mais qui séloignait aussitôt, horizon inaccessible. Lhomme-araignée lavait envoûtée ; elle était prise dans ses filets, incapable de penser par elle-même. Il avait su la persuader quelle nintéressait personne, que les gens ne laimaient pas, quelle était vieille et laide, et finirait sa vie seule entre quatre murs de pierre... Pourtant elle guettait son retour quand il daignait passer la voir, victime amoureuse de son bourreau, espérant un changement qui ne se produirait jamais.
Elle avait toujours eu peur de se retrouver seule, peur de labandon. Prête à tout pour léviter. Un soir, lhomme-araignée suivit une autre route, et lunivers dHéléna bascula. Prisonnière de la toile qui avait envahi sa petite maison, ne pouvant sen échapper même en rêve.
Des mois dobscurité et de sanglots diffus se succédèrent sans quelle sen rendît compte. Des mois, peut-être des années...
Toile dun jour, toile dune nuit sans étoiles. La lumière incertaine dune époque lointaine, et la saison des pleurs, la saison des pluies qui sachève.
Les étoiles sont les fenêtres du monde, même invisibles dans la tempête, elles sont le guide dune voie à venir.
Et puis, un matin, la renaissance au bout dun tunnel interminable, la renaissance de létoile quelle était avant de croiser celui qui lavait brisée. Pourquoi ce matin-là, elle naurait su le dire...
Héléna entrouvre la fenêtre pour mieux entendre le refrain de la marée. Le Mont séveille, les Miquelots grimpent vers labbaye.
Une araignée a tissé sa toile dans lembrasure ; la rosée perle de fil en fil. La toile sépare deux mondes, le sien confiné et intime, cerné de solitude, et le monde où les fleurs de fuchsia silluminent. Lan passé, les fils auraient pris lallure de barreaux ; aujourdhui, plus rien névoque une prison.
Cette vision lapaise, tel un rêve qui séveille à la lumière du temps. La rosée deviendra nuage, les fils de la toile filaments des étoiles, et le fuchsia prendra son vol.
LA MI LA MI LA - Ann Rocard - 2015
25 x 25 cadre compris.
Chez Jean-Claude et Christiane Lods
Une clef sur le sol
Photo de l'auteure
18 - J-C
Ann Rocard
Jean-Claude, dit J-C, avait la démarche de Jules César, la voix de Joe Cocker et lhumanisme de Jésus-Christ. Aime ton prochain comme toi-même... de préférence ta prochaine ! Telle était sa devise, ce qui faisait de lui un Don Juan fort sympathique.
Un Don Juan dexception ! Séducteur présumé innocent car lamour lui tombait du ciel. Ne rejetant pas les règles sociales et morales, il ne sen préoccupait guère ; seules les règles de grammaire avaient pour lui quelque intérêt. Quant à défier Dieu, il ny pensait même pas, en tant quathée gâté, confirmé et fier de lêtre.
J-C ne se séparait jamais de sa guitare modèle réduit ni de son carnet de tubes sur lequel il écrivait en pattes de mouche les paroles de ses chansons il en était à la quatre-vingt-neuvième virgule deux.
Ex-champion du lancer de disque, il navait pas encore sorti son premier CD, mais cela ne saurait tarder... du moins, lespérait-il. Il y aurait un avant et un après J-C ; il allait révolutionner la chanson française sans instaurer pour autant le règne de la Terreur ; personne ny perdrait la tête, sauf lui peut-être à force dêtre la cible de la célébrité.
Pour finaliser son projet, J-C jouait les Miquelots. Sa tante, actuellement en rééducation au centre de Granville, lui avait prêté sa petite maison du Mont-Saint-Michel. Lendroit était propice à la création : temps de chien, grisaille hivernale, à peine un chat échaudé par leau froide, de rares touristes qui se comptaient sur les doigts trois pelés et un tondu , aucune jeune femme énamourée, mais une pile de dicos à portée de la main dictionnaires des rimes, des expressions de la langue française, de la grammaire pour les nuls, des mots perdus en quête dauteur...
Les Beatles fredonnaient Michèle et ma belle sont des mots qui vont très bien ensemble... Très bien ensemble... Pour J-C, le Mont-Saint-Michel rimait avec décibels, rondel, gospel, à la bradel... pourquoi pas prix Nobel car un jour les paroliers pourraient prendre la parole à Stockholm et être reconnus comme écrivains à part entière.
Quelquun frappa à la porte. J-C nattendait personne et avait besoin de rester seul pour que son projet puisse enfin voir le jour. Il fit la sourde oreille, alignant les pattes de mouche sur son carnet. Mais lintrus insista, coupant court à linspiration du croque-notes mécontent.
Il entrouvrit la porte et grogna :
« Cest à quel sujet ?
Le vôtre », répondit lintruse au féminin, emmitouflée dans un anorak arc-en-ciel.
Rime en el sans intérêt, songea J-C qui resta de glace malgré lapparition sublime. La température négative extérieure y était pour beaucoup.
« Vous avez la tête ailleurs, remarqua la jeune femme, un brin vexée.
Non, sur les épaules. Lépoque révolutionnaire musicale nest pas encore là.
... »
Trois points de suspension ponctuèrent le dialogue hivernal. J-C se frotta les mains, analysant la météo du coin de lil droit et lintruse du gauche. Une inconnue fort jolie quil aurait volontiers accueillie si son programme lavait permis. Mais la pile de dicos simpatientait sur la table et le carnet de tubes risquait de geler sur place.
Il repoussa légèrement la porte :
« Vous avez dû faire erreur, mademoiselle rime féminine exclue doffice...
Pardon ?
Détail professionnel rime masculine hors contexte. » J-C sentait la quatre-vingt-neuvième chanson virgule deux disparaître de son champ poétique ; il devait conclure lépisode anorak au plus vite. « Excusez-moi, je suis occupé. »
Lintruse bloqua la porte de sa botte fourrée et minauda :
« Jai eu beaucoup de mal à vous retrouver, Jean-Claude. Vos multiples conquêtes mont tellement parlé de vous que jen rêvais chaque nuit.
Aïe, aïe, aïe... soupira le croque-notes de sa voix rocailleuse. Je suis perdu...
Je viens rendre à César ce qui lui appartient », poursuivit la visiteuse en pénétrant dans la maison et refermant la porte derrière elle. Elle brandit une petite feuille chiffonnée : « La guerre des goals... »
J-C sursauta : La guerre des goals ! Son poème inachevé, la symphonie quil avait écrite et composée en deux temps trois mouvements, griffonnée sur la seule page instable de son carnet de tubes ! Une bourrasque lavait arrachée, emportée vers la cime des trembles. Le choc subit avait remplacé la chanson par une impression de vide, de déséquilibre que le croque-notes navait jamais pu effacer.
« Ne soyez pas surpris, Jean-Claude. Cest Joe qui la découverte sur un coin de nuage, fin décembre quand il sest envolé. Joe Cooker, un ami de longue date. »
Jules César... Joe Cooker ? Le croque-notes secoua la tête pour évacuer la Cène, non la scène improbable. Il ne manquait plus que Jésus et la boucle serait bouclée.
« Il y aura un avant et un après J-C, vous lavez dit vous-même, Jean-Claude. Cest pour cela que je suis ici aujourdhui. La guerre des goals va faire un tabac. Cette chanson inachevée va rejoindre la quatre-vingt-neuvième en cours, ce sera la mêlée ! Saint Michel va intercepter le ballon et souffler dedans.
Mais... Mais qui êtes-vous donc ? » bafouilla le croque-notes réalisant que la jeune beauté ne venait pas rejoindre le Don Juan-malgré-lui mais le futur Nobel de la plume musicale.
« A votre avis, Jean-Claude ? Un petit effort ! Devinez ! Je suis celle que vous attendez depuis des années. Je suis la Célébrité ! »
J-C sentit ses jambes se liquéfier. Etrange impression dont il ferait peut-être une uvre si la gangrène fondait sur lui à bride abattue. Il tituba jusquà la table, saisit la bouteille de calva et en vida le contenu dans lévier en marmonnant deux vers dApollinaire : Vienne la nuit, sonne lheure, les jours sen vont, je demeure... Plus jamais il ne boirait une goutte dalcool.
Un courant dair glacial le réveilla ; la porte venait de claquer. La visiteuse avait disparu. Furieux, J-C regretta le reste de calva qui parfumait lévier. « Célébrité ? Nimporte quoi ! » Il jeta à la poubelle la bouteille dun geste rageur. Cest alors quil aperçut une feuille chiffonnée dans son carnet de tubes. La guerre des goals était de retour.
Et il crut entendre la voix de Saint Michel terrassant le dragon, le serpent primitif : Buuuuuut, Belzébuth !
DENTELLE - Ann Rocard - céramique 2015
19 - LE LANGAGE VOYAGE EN SILENCE
Ann Rocard
Elle sétait lancée à corps perdu dans le tourbillon du monde alentour et sy était bel et bien perdue, à son corps défendant. Brouhaha, grondements, borborygmes, cacophonie, stridulations, tout était bon à prendre ! Les mots sentrechoquaient, oubliant parfois leur propre essence. Moteurs et sonneries, cris et chuchotements... Un monde où le silence se cantonnait à la minute dédiée au repos inconnu sous un arc sans triomphe. Le langage avait perdu toute signification dans lunivers du bruit permanent.
Claire avait fui le silence, cet abîme inquiétant, ce trou noir intersidéral où son image navait plus de contours. Pour échapper à langoisse du quotidien, elle se noyait dans un cosmos sonore et protecteur. Une voix sourdait parfois en elle. Un appel indicible, une autre elle-même qui lui tendait la main et demandait son aide. Mais Claire lévacuait dun soupir agacé ; elle nétait pas cartésienne pour rien ! Au diable lintrospection inefficace et les analyses qui avaient peu de chance daboutir à un bien-être constant ! Autant vivre à un rythme effréné sans se poser trop de questions !
Il y avait eu ce projet denterrement de vie de jeune fille. Eve, son amie denfance, allait épouser son Adam après trois ans de vie paradisiaque dans un verger normand. Ils avaient croqué plus dune pomme ensemble !
Le week-end au Mont-Saint-Michel avait débuté le matin même. Traversée de la baie à pied dans leau glacée, visite de labbaye, balade aux environs, soirée bien arrosée de vin et de rires, papotage à nen plus finir sur les remparts... Il était plus de deux heures quand Claire se retrouva seule dans la petite maison, louée pour loccasion ; Carole et Sonia avec qui elle devait partager les lieux sétaient décommandées à la dernière minute.
Contraste difficile. Seule sans radio ni musique. Son portable déclarait forfait, le chargeur étant resté à Paris.
Seule face à elle-même. Silence. A peine le crissement dune poutre, le claquement dune ardoise et le sifflement du vent sous la porte.
Silence. Pétrifiée, Claire se sentit prisonnière dun grand vide, incapable de bouger ni de penser. Elle essaya de chantonner, la mélodie resta bloquée dans sa gorge.
Silence. Les minutes sécoulaient au ralenti... Labsence de bruits laissait la place à un autre silence, un souffle telle une musique intérieure, un refrain sans paroles ni notes. Peu à peu, sa pensée renaissait différente. Son silence à elle était plus éloquent que les mots ; grâce à lui, tout devenait une évidence. Claire perçut non plus un vide, mais une impression très douce, un lac aux eaux immobiles, un lac de montagne dans lequel elle nageait sans la moindre contrainte. Le silence se muait en langage implicite, et Claire découvrait qui elle était vraiment, quel était son être profond, celui qui ne pouvait sexprimer dans un monde trop bruyant.
Silence régénérant. Elle sourit ; son corps lui parut plus souple, ses mains dansaient le langage des signes.
Elle regarda sa montre : trois heures déjà... Elle navait pas envie de dormir, plutôt dallumer un feu dans la cheminée, de reproduire des gestes remontant à lenfance quand son grand-père lui montrait comment chiffonner le papier, empiler brindilles et branches, craquer une allumette et sémerveiller devant les flammes.
Claire furetait dans la maison à la recherche de bûches... Une pierre du mur attira son attention, une pierre dont les joints seffritaient. Bizarre... Elle le signalerait à la propriétaire. La pierre bougeait... Intriguée, Claire insista jusquà ce quelle se détache du mur.
Au fond de lespace libéré se trouvait un morceau de dentelle ancienne, protégeant une photo jaunie. Au pied du Mont, une femme la fixait, le regard intense, sombre, porteur de mots muets. Et au dos de la photo sétirait une écriture minuscule :
22 juin 1922.
Toi qui trouveras ce portrait, garde-le, prends-en soin.
Je vis seule dans cette maison. Je suis celle qui na jamais parlé. On me surnomme la sourde-muette, personne ne mappelle par mon prénom, Ophélie. Une fée qui lit et se lie, mais hélas pour moi la communication nexiste pas. Pourtant jai tant de choses à dire et à entendre.
Le langage voyage en silence ; ces quelques lignes, je te les offre. Tu déchiffres mon message, donc tu tes retrouvée. Tu ne crois sans doute pas encore aux karmas, cela viendra en son temps. Cependant, tu fus moi et je suis toi. Exprime les mots que je nai pas pu prononcer. Aide-moi à sortir de mon silence et à laisser fleurir le tien.
Lair butée, Claire protesta : quelle mauvaise blague ou quel rêve déstabilisant ! Une histoire abracadabrante de karma et je-ne-sais-quoi, et ce bout de dentelle défraîchi qui na rien à faire dans un mur de pierre ! Elle devait être épuisée pour sêtre endormie, debout, les yeux ouverts. Mieux valait renoncer à la flambée et rejoindre Morphée.
Mais la photo et létrange message étaient bien réels... Claire sapprêtait à remettre le tout à lintérieur du mur, cette découverte absurde ne lui était pas destinée. Une force intérieure arrêta son geste.
La femme au regard sombre murmurait en elle. Claire entendait ses mots colorés, musique insaisissable et secrets dévoilés, ceux dOphélie qui étaient aussi les siens. Elle saurait les déchiffrer et les transmettre. Le silence prendrait vie, elle ne le fuirait plus ; il laisserait germer ses pensées, ses paroles, loin dun monde superficiel. Elle ne serait plus jamais la même.
LA ROUE TOURNE - Ann Rocard - 2015
Chez Arnaud de la Losa
20 - CYCLOTOURISTE, CYCLO TOUS RISQUES
Ann Rocard
Bien que dorigine strasbourgeoise, il navait jamais pédalé dans la choucroute. Bien au contraire ! A trois ans, il était passé du tricycle au vélo, stabilisé par deux roulettes. Le jour de ses quatre ans, son père avait supprimé les dites roulettes et le petit bonhomme, plutôt malingre et timide, avait commencé une longue carrière de cycliste. Tidoc avait léquilibre dans le sang. Pas étonnant avec un père acrobate dans un cirque ambulant.
« Il pédalera loin, sexclamaient les amateurs du Tour de France en montrant du doigt le sportif miniature.
Un pneu, mon nveu ! » approuvait le père fièrement.
Tidoc avait toujours été passionné par les bicyclettes. Rien que ce nom le faisait rêver. Il écoutait en boucle Yves Montand et sa Paulette, ou Brassens qui navait plus lair dun con avec ptit vélo. Ah, sil avait pu chevaucher un célérifère, une draisienne, un grand Bi, un vélocipède ! En chantonnant, il se voyait déjà en haut de la selle...
« Ohé, Tidoc ! On ne te paie pas pour rêvasser ! »
Il maniait chaque été pelle et balayette, un petit boulot de collégien lui permettant dimaginer quil se trouvait dans la voiture-balai au fil des étapes du Tour de France. La lanterne rouge comptait les pavés et lui, héros de la pédale, remplaçait au pied levé le pauvre cycliste épuisé, senvolait, dépassait même le peloton de tête sous les hourras de la foule déchaînée... Son imagination navait pas de limites.
Puis ce fut le premier amour quand toute sa famille abandonna lAlsace et se fixa dans la Manche... Le premier grand amour, lété de ses seize ans ! Pendant quelques semaines, Tidoc sillonna la campagne normande en tandem avec sa petite Reine, la jolie Camille qui lui préféra vite Nono, lhomme à la mobylette, suivi de Fredo, lhomme à la moto. Le tandem de loncle Emile et de la tante Georgette regagna leur garage ; lil larmoyant et la tête dans le guidon, Tidoc se reconvertit dans le monocycle. Ce fut sa période de clown dépressif, avant arrière avant arrière sur un parking désert. Lui qui rêvait de grands espaces, de cols à franchir, demmener la barcasse sur les routes en lacets, denrhumer le tenant du titre, il sentait bien que le monocycle le déposerait dans une impasse.
Un matin, la bécane de son grand-père qui se contentait à présent dune cane unique lui donna une idée. Pour se procurer le vélo de ses rêves, Tidoc allait franchir les étapes par paliers successifs. Tout dabord il récupéra un vieux clou à la déchetterie. Peu après le vieux clou était remis à neuf, brillant dans les virages ! Tidoc revendit à prix dor cette épave revigorée, fluorescente, digne dêtre exposée dans une Biennale dart contemporain. Une dizaine de vieux clous plus tard, un coup de marteau fictif lui permit dacquérir... adjugé, vendu ! le cycle dont il rêvait. Un vélo de pro !
Cyclotouriste sur sa randonneuse, cyclo tous risques sans peur et sans reproche, vite repéré par des connaisseurs, il entama une carrière de professionnel de la pédale. Telle était sa destinée !
« Un pneu, mon nveu ! » scandait-il, tout heureux, ayant repris à son compte lexpression paternelle.
On laimait bien, le gars Doc. Eh, oui ! Il avait pris du galon. Fini le Tidoc gringalet, cétait un bel homme musclé que Camille observait avec regrets, la jolie Camille pendue au bras de Fredo, son mari bedonnant dont la moto avait fini à la casse.
Trop tard, Camille ! Trop tard ! A présent le gars Doc avait bien dautres chats à fouetter. Il avait la chaussette légère, envoyait de la moulure à bon escient, mettait du braquet à point nommé le jargon cycliste navait plus de secrets pour lui !
Il rêvait denfiler le maillot jaune et de ne plus le quitter.
Toujours sympa, le gars Doc, ne mettant jamais de bâton dans les roues, prêt à rendre service. Cétait de plus le toubib de la bicyclette, réparateur hors pair, infaillible en diagnostic et pronostic ; même en ce qui concernait larrivée du Tour de France, on pouvait lui faire confiance.
Il ne manquait jamais une échappée décisive.
« Le gars Doc, il est dans la bonne ! Cnest pas un couraillon, celui-là ! »
Une fois, il vissa la poignée sans faire loignon, il était à deux doigts de lemporter... Vlan ! il fit hélas connaissance avec la sorcière aux dents vertes et il philosopha, à terre et atterré :
« Cest le destin. Mon heure nest pas encore venue. Elle finira par arriver. »
Un gars bien, le Doc ! Un gars bien ! Quelle que soit la situation.
Même si le concours de grimaces avait commencé, il tricotait, tricotait sans relâche. Un vrai papy du point mousse ! Il pédalait avec aisance, et lon murmurait sur son passage :
« La fée de la cocotte a dû spencher sur son berceau. »
Mais lui ne croyait plus aux fées depuis que la jolie Camille lavait abandonné. De plus, manque de chance, il navait jamais eu la bise. Toujours en deuxième position, le gars Doc ! Côté cycle et côté cur.
Avec ses copains amateurs de bon niveau , il était venu en repérage au Mont-Saint-Michel. Depuis les travaux, le Mont redevenait une île aux grandes marées. A présent, les voitures étaient reléguées sur un parking éloigné, les bicyclettes refoulées lété entre 10 et 18 heures, ce qui avait dailleurs déclenché une bataille pro et anti-vélos.
Cette virée entre amis lui permettrait de visualiser le terrain, car le samedi 2 juillet 2016, cest là quaurait lieu le grand départ du Tour de France, direction Sainte-Marie-du-Mont et la plage dUtah Beach.
La tête dans les nuages, il pédalait tranquillement, en roue libre, pour ne pas épuiser sa bande de copains, et il se remémorait larrivée au Mont en 90 le vainqueur Greg LeMond portait bien son nom ! En 2013 pour la centième édition du Tour, le site darrivée du contre-la-montre individuel (et quelle montre !) était le Mont. Ah, il en connaissait un rayon, le gars Doc !
« Raconte-nous une de tes anecdotes, réclama Poulidor qui se prénommait Edmond pas Raymond et navait aucun lien de parenté avec le célèbre cycliste. Et ralentis un peu le rythme ! O.K. ?
O.K. ! Vous savez quen 1903, certains coureurs se faisaient tirer par des voitures grâce à un bouchon quils serraient entre leurs dents... ?
... Bouchon relié à une ficelle ! compléta Edmond. Tu nous las dite cent fois celle-là.
On pourrait essayer, histoire de faire revivre le passé.
Je tiens à mon dentier tout neuf », plaisanta Edmond qui se croyait parfois drôle.
Ce fut à cet instant précis que le cycliste professionnel de la troupe creva. Lui ? Non, son pneu mon nveu. Et pendant que les amateurs poursuivaient sur leur lancée, le gars Doc pompait, pompait. Quelle humiliation !
Son regard croisa soudain celui dune promeneuse à trottinette quil reconnut aussitôt. Camille et ses dents du bonheur ! Elle lobservait sans doute depuis un moment, le sourire moqueur aux lèvres.
« Alors, champion, on a besoin daide ? demanda la fée qui sétait un peu épaissie, mais parlait toujours autant. Si tu avais un porte-bagages, jaurais bien fait du stop et tu nous aurais embarquées, ma trottinette et moi. Si tu veux, on peut faire linverse : je vous emmène toi et ton vélo. Je vais chez ma mère dans une petite maison quelle loue sur le Mont.
Et Fredo ?
Il a rejoint sa moto à la casse. Je suis dispo.
Oh », conclut simplement Doc en fixant les pignons du plateau et réfléchissant simultanément car il savait faire deux choses à la fois : « Chat échaudé craint leau froide, attention, mon gars, tu vas dérailler. »
De toute façon, il avait peur des chats et détestait leau froide ; il ressassait en boucle la métaphore, un vrai ptit vélo qui tournait dans un coin de sa cervelle. Peur des chats, horreur de leau glacée, attention, tu vas dérailler ! Peur des chats, horreur de leau glacée, attention, tu vas dérailler ! Une bise interrompit le cours de ses pensées. Une bise, une vraie, comme autrefois ! Il eut envie de plonger tête la première dans la mer à 12 degrés, de recueillir tous les chats abandonnés des environs et de les entraîner pour le Tour de France...
« Eh, Tidoc ! On y va ? »
Le gars Doc était redevenu Tidoc, toujours bel homme musclé, mais doux comme un agneau des prés salés. Un peu trop doux peut-être ? Finirait-il en brochette, délaissant la cocotte, la pédale et le tricot ? Lavenir le lui dirait...
pour Arnaud
FENÊTRES MOUVANTES - Ann Rocard - 2015
grand format
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur un fond monté sur châssis.
21- UN ANGE PASSE
Ann Rocard
Il marche à grands pas au crépuscule.
De petites lunettes rondes, le crâne dégarni juste ce quil faut pour avoir lair dun académicien, un Orsenna au verbe facile.
« Ah ! Un écrivain ! s'écrie Toutinchakin.
Non, monsieur ! Un écrivain ? Que nenni ! Jai dit lair, pas les paroles. »
De petites lunettes rondes, le crâne dégarni, le ventre de celui qui apprécie le bon vin.
« Ah ! Un sommelier, il fallait le dire tout de suite.
Non, monsieur ! Une bonne descente, un bon coup de fourchette. Mais de sommelier, point ! Je reprends... Des moustaches en guidon de vélo. Mais de cycliste, point, monsieur ! »
Et soudain, il surgit hors de la nuit, court vers laventure au galop...
« Ah ! Un cavalier !
Non, monsieur ! À cheval sur les principes, peut-être... Mais de cavalier, point ! »
Il surgit donc hors de la nuit, court vers laventure au galop. Son nom, il le signe avec un accord de guitare dun G majeur qui veut dire Gérard.
« Ah ! Un yéyé ! Un grattouilleur...
Non, monsieur ! Un guitariste, entre autres... Pas un petit bonhomme à la guitare sommaire comme le décrivit si bien Bobby Lapointe. Un musicien dont la voix aux multiples registres pourrait donner le frisson au commandeur lui-même et à la Reine de la nuit. »
Ce jour-là, délaissant le bocage, il débarque sur une plage normande. Il ne fait pas la manche, non... mais une petite pièce ne serait pas de refus. Il est dhumeur morose, ça lui arrive de temps en temps. Il observe les moutons à la crête des vagues. Et tout à coup, il entend des voix... Une voix !
« Ah ! La réincarnation de Jeanne dArc ! se moque Toutinchakin, athée dans l'âme.
Non, monsieur ! »
Il entend une voix cristalline, comme un rire-clochette.
Alors son cur bat la mesure. Un deux trois, un deux trois... Il dépose sa guitare et commence à tourner sur lui-même. Un deux trois, un deux trois... Mon manège à toi, c'est moi ! Mon manège à toi, c'est moi !
Le rire carillonne de nouveau, et il sinterrompt. Il écarquille les yeux, mais ne voit rien... rien que le soleil qui poudroie et lherbe qui verdoie dans les dunes...
Chut... un ange passe, et une rose tombe à ses pieds.
Une rose au parfum troublant. Il la ramasse avec précaution. Il y a belle lurette quil ne croit plus aux miracles. Pourtant une silhouette prend forme sur la plage.
Et ce nest pas une hallucination, monsieur !
Un ange, vêtu de blanc, sans ailes ni auréole. Finies les querelles byzantines, plus de débat sur le sexe des anges, car celui-ci en a bien un. Cest un ange au féminin.
Sculptural !
Lui, il reste bouche bée devant cet être venu dailleurs.
Et si Dieu était une femme ? Il nallait quand même pas tomber amoureux du bon Dieu...
Lange a un geste rassurant et dit dun souffle de sirène :
« Je ne suis pas celui que tu crois. »
Le coup de foudre sans tonnerre. Lamour fulgurant qui vous transperce de part en part. Sil ne réagit pas immédiatement, il en restera sans voix jusquà la fin des temps. Imaginez un peu le désastre : un Gérard qui ne parle pas, un Gérard qui ne vocalise plus !
Triple axel, double boucle piquée... action, réaction ! surtout quand lange lui susurre son nom :
« Flavie. »
Flavie... Vie, vie, vite ! Il ouvre un large bec et ne laisse rien tomber car il navait pas la bouche pleine... Il hume la rose, lair inspiré, et se met à chanter :
« La fleur que tu mavais jetée... »
Lange gardien bat des cils : la vie terrestre a du bon. Puis l'ange au féminin effeuille une pâquerette métaphorique : je taime, un peu, beaucoup, à la folie, passionnément. La pâquerette préférée des vaches de Normandie : Que je taime, que je taimeuh !
Il la prend par la main, et tous les deux sassoient à cheval sur la guitare un peu à létroit certes, mais quimporte ! Lamour est enfant de Bohême.
Le Mont-Saint-Michel est proche, sa silhouette se découpe sur la brume. Ils y trouveront un gîte, une petite maison de pierre qui saura les accueillir.
Les pétales de la pâquerette se perdent dans les nuages...
Et tous deux séloignent vers lhorizon, au soleil couchant. Im a poor lonesome cow-boy...
« Ah, cétait Lucky Luke. Lucky le chanceux ! s'exclame Toutinchakin.
Non, monsieur ! Décidément, vous navez rien compris. »
pour Gérard et Flavie
PAROLES - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur le support bleu.
Chez Catherine Gillot
22- LAMOUREUX DES MOTS
Ann Rocard
Marée basse.
Pas un souffle ni de bruit alentour. Le silence est au cur de toute chose. Les rêves sétiolent, la vie senfuit, le silence reste seul présent.
Le vieil homme profitait de ces instants de vacuité. Il faisait partie du tout et cest à ces moments-là quil sen approchait le plus. Baigné de calme infini, différent du bonheur ressenti quand il se noyait dans la nature, senivrait de ciels et de fleurs.
Penché vers sa table, il laissait sa plume en suspens. Plume libre de tracer les mots quelle avait choisis.
Paroles qui senvolent, paroles qui caressent ou qui blessent. Léchange dans un regard, dans une phrase étale, une sinusoïde, telle la vague qui emporte la coquille de noix et le marin sauvé après tant de regrets.
Paroles qui senvolent, paroles qui séchappent et fuient les beaux parleurs, les menteurs impassibles.
Paroles que lon cueille, suspendues aux branchages quand laube les enlace de rosée invisible. Paroles sans écueils, filant à lhorizon dun monde différent que lon croyait perdu.
Des mots bleus, des mots verts, des mots qui nous sont chers.
Il avait toujours été un amoureux des mots. Dans sa petite maison de pierre, sur le flanc nord du Mont, il vivait de mots et deau fraîche, et cela lui suffisait. Un amoureux des mots, suspendu à sa plume doie, comme il se doit.
Les mots se posaient parfois seuls sur le papier enroulé... la nuit ou quand il avait le dos tourné. Des mots-surprises qui lui dévoilaient la vérité, des mots qui traçaient le chemin à suivre sans se retourner. Des mots desprit sans désenchantement. Des mots compliqués venus don ne sait où, des mots sérieux et des mots inventés.
Les nuages sémiettent et la brume sétire, laissant paraître la lumière. Elle lentraîne vers un autre monde sans limites ni craintes. Un monde presque impalpable où les mots parlent plusieurs langues.
Communication.
Communication, comme une action qui se rebelle, un départ différé ; lhirondelle ne bat plus des ailes, loiseau sest perdu en chemin. Quand il retrouvera la route qui le mène vers son destin, les mots nauront plus le même sens ni la même couleur. Les mots seront un lien entre toutes les humanités. Combien faudra-t-il de temps pour que lhirondelle repère létoile du matin ? Combien de siècles de souffrance avant la paix et le sourire éternel ?
Caressant un vieux parchemin, le vieil homme sinterrogeait sans cesse, le front ridé dinquiétude quant à un avenir incertain, un avenir de mort et de blessures, de regrets et dinjures.
La plume doie grattait le papier sans prendre le temps de se poser. La plume doie ou dhirondelle. La plume qui lui manquait pour prendre son envol.
Marée haute.
Le vent souffle et sessouffle. Le ressac ressasse des pensées insensées au rythme de sa danse. Et la tempête est proche...
Lhomme entrouvrit la porte et le vent sengouffra. Un vent fou de colère, un vent fou de vengeance ; il emporta la plume en un long tourbillon. Mais loiseau laperçut, loiseau la prit et put reprendre son vol longtemps interrompu. Sans un adieu. Sans un merci.
Comme une action qui se rebelle, un départ différé...
La route vers son destin était toute tracée.
M
Chez Elisabeth Badelon
23- IMBROGLIO
Ann Rocard
On la surnommait M, Emi, Emma, Emeline... , son prénom étant tombé dans loubli. M, bonne comme du bon pain et le cur sur la main. Tous ses amants, connus et inconnus, rêvés ou réels, savaient quil y aurait toujours une petite place pour eux dans la maison du Mont où M demeurait.
Treize ans plus tôt avait eu lieu le couronnement de la statue de larchange* ; on avait dénombré une centaine de lits pouvant accueillir ceux qui sétaient rendus au Mont-Saint-Michel pour assister à lévénement. Tant de pèlerins et de curieux sans gîte ni couvert ! M leur avait ouvert la porte sa petite porte de bois et les sardines sétaient retrouvées entassées dans la boîte sans la moindre goutte dhuile, la jeune femme en avait ri toute la nuit ; elle avait parfois des illuminations métaphoriques prémonitoires !
Les jours daffluence, M donnait un coup de main, pour ne pas dire un coup de fouet, à son amie Annette. Chez la Mère Poulard, on battait les ufs rythme parfait de lomelette en devenir. Annette Boutiaut, originaire de Nevers, avait 22 ans à son arrivée au Mont en 1873. Elle avait épousé Victor Poulard, le boulanger, et tous deux avaient dabord investi lauberge de la Tête dOr, puis la maison qui resterait éternellement la célèbre Mère Poulard **.
M et Annette étaient les meilleures amies du monde. Elles sétaient rencontrées au mariage du boulanger avec la dite Annette. M le connaissait bien le Victor, lun de ses multiples amants ; il lui avait même proposé de lépouser le jour de ses seize ans, mais M avait le cur bien trop large, incapable de choisir entre Pierre, Paul, Jean, Victor et les autres.
Le couple Poulard avait lair heureux, M aurait pu les envier, sen vouloir davoir refusé la proposition de Victor, mais non, rien de rien, elle regrettait rien. Bonne comme du bon pain et le cur sur la main.
M aux doigts de fée était couturière. Elle maniait laiguille, le sourire aux lèvres et la tête ailleurs. On venait de loin lui commander des vêtements brodés. Même le raccommodage devait uvre dart quand elle glissait son uf à repriser dans une chausse ou une manche ! Mais battre les ufs de poule et cuisiner la changeaient de son quotidien professionnel sans parfums ni saveurs. Elle adorait rejoindre Annette qui resterait près de 70 ans derrière ses fourneaux, inventant de nombreuses recettes agneaux de pré-salé, volailles, crustacés, potages et pâtisseries... Pour dire la vérité, M lui soufflait quelques idées et Annette les reprenait à son compte.
M, bonne comme du bon pain et le cur sur la main.
M quon aime, émotive et émancipée. M qui sémerveille et ne se plaint jamais.
Si elle était restée chaste, on laurait canonisée. Cest du moins ce que prétendait labbé Lecoq qui lécoutait en confession hebdomadaire. Pour M, partager sa maison et son corps était uvre de charité chrétienne. M se réjouissait avec ceux qui venaient cueillir un brin de bonheur auprès delle.
Pourtant chaque semaine, labbé Lecoq moralisait en caressant son crâne chauve comme un uf :
« Ma fille, vous devriez changer votre mode de vie.
Mais jadore coudre, mon père. Cest mon métier. Comment vivrais-je sans enfiler le fil dans le chas de laiguille ?
Ne faites pas linnocente, ma fille. Vous mavez compris. »
M ouvrait de grands yeux naïfs, ayant déjà oublié les remontrances de la semaine précédente.
« Enfin, ma fille, insistait labbé, avide de détails croustillants. Enfin, ma fille, quelles ont été vos fréquentations depuis vendredi dernier ?
Mon amie Annette a fait appel à moi, dimanche après la messe.
Et vos nuits, ma fille, vos nuits ? Dormez-vous bien ?
Cela dépend de mes voisins, mon père. Des ronfleurs, des silencieux... et de la température extérieure. Plus on est de fous, plus on se réchauffe et plus on rit.
Fous ? Des fous à présent ? sétrangla labbé.
Fous comme fou rire, Fou de Bassan, fougère, fourberie, fouet...
Fouet ?
Je suis experte en maniement du fouet », sourit M avec une pointe de fierté. Labbé en resta bouche bée, plongeant mentalement dans une scène sado-masochiste aux acteurs innombrables. « Fouet à ufs », précisa M qui se lança dans une explication tarabiscotée du mouvement du poignet.
Labbé Lecoq sépongea le front, ayant échappé de justesse à la vision denfer et se signa avant de poursuivre :
« Ma fille, vous êtes déjà bien vieille. 33 ans, pensez donc !
Lâge du Christ sur la croix.
Cela na rien à voir avec votre état. 33 ans ! Il est trop tard pour trouver un époux.
Oh, non, mon père, il y en a plus dun qui demande ma main chaque nuit. Mais je ne sais lequel choisir. De plus, je ne veux pas mettre tous les ufs dans le même panier.
Quels ufs ? Quel panier ? soffusqua labbé.
Cest une image, mon père ! Et pour moi un vrai dilemme. Jimagine limbroglio, le tohu-bohu, la confusion et jen passe, si je disais oui à lun dentre eux et Allez vous faire cuire un uf chez la Mère Poulard à tous les autres. Ils sentretueraient, mon père, ils sentretueraient !
A ce point-là ? »
Ce fut pour labbé Lecoq une révélation. Surtout quand larchange Saint Michel lui souffla à loreille : « Religiosam vitam non est tui, fili mi.*** » car il ne parlait pas un mot de français.
Labbé tout guilleret abandonna la soutane et découvrit la convivialité de la petite maison de M, les fous rires dans son lit bien chaud, sa vie sereine et pimentée. Il aurait tant aimé quelle soit canonisée.
M, bonne comme du bon pain et le cur sur la main.
On prétend que lex-abbé, le défroqué, lui passera la bague au doigt. Mais M, Emi, Emma, Emeline , est bien trop généreuse pour ça. Le partage avant tout ! Le partage, le don de soi ! Ah, si larchange était bilingue, il sempresserait dapprouver.
* Le couronnement de la statue de larchange Saint-Michel eut lieu en 1877.
** Lauberge de la Tête dOr en 1873, puis lemplacement du restaurant actuel en 1888.
*** La vie religieuse nest pas faite pour toi, mon fils.
FLUX ET REFLUX - Ann Rocard 2015
25 x 25, cadre compris
Chez Florence Polini
24- FLUX ET REFLUX
(GENÈSE)
Ann Rocard
Je porte en moi toute la vie qui a précédé la silhouette que je suis encore maintenant. Bien avant que Galéran le bossu ait posé la première pierre de mes murs, jerrais sur le Mont. A peine une âme en peine. Une étincelle à la recherche delle-même depuis la naissance de ce rocher de granit il y a 540 millions dannées. Je suis née en même temps que cette masse rocheuse, alors recouverte de roches calcaires que lérosion fit ensuite disparaître.
Certains prétendent que le Mont aurait été déposé par un géant qui parcourait le monde à grands pas ; jaime imaginer ce personnage de légende, père symbolique improbable, absence dun père dont jignore tout.
Je suis née sur la Terre une nuit sans lune, après avoir longtemps tournoyé dans le vide intersidéral... De quoi être sidérée quand je me suis posée, légère, sur ce rocher.
Des millions dannées se succédèrent et je ne les comptais plus ; je me sentais détachée du temps qui file et seffile. Poudre détoile, rêve en devenir. Jaurais voulu rejoindre ceux que jaimais... Qui étaient-ils ? Où se cachaient-ils ? Nexistaient-ils que dans ma mémoire embrumée ? Et je minterrogeais sans cesse : quavais-je fait pour me retrouver recluse sur cet amas rocheux ? Presque invisible, sans âme qui vive, autre que moi-même.
Il y a 20000 ans, un immense glacier recouvrait le Nord de lEurope ; le niveau des mers était cent mètres plus bas quaujourdhui. Jaurais aimé parcourir à pied la Manche qui nexistait pas, gagner ce pays quon nomme Grande-Bretagne... Hélas, sans forme aucune, jétais cantonnée à mon rocher et rêvais dun ailleurs, dun corps qui prendrait corps, dune voix qui pourrait siffler comme le vent, chanter à tout moment, ululer dans lobscurité...
La température augmenta il y a 15000 ans, les glaces fondirent, le niveau de la mer remonta, et ma vie changea peu à peu. Je fixais lhorizon, guettant un signe nouveau qui se produisit enfin. La mer ! La mer vint entourer le Mont. Cétait il y a 5000 ans, et jétais heureuse dêtre là. A marée haute, la mer savançait à lintérieur des terres dix kilomètres plus loin quelle ne le fait à présent, puis elle se retirait de lautre côté de lhorizon.
Bercée par ce va-et-vient, je me sentis naître une deuxième fois. Danse monotone et différente à la fois, flux et reflux de la vie, de ma vie que javais vécue naguère, des millions dannées auparavant sur une planète éloignée.
Flux et reflux qui rythmaient les saisons, les années, rompaient la grisaille dun éternel recommencement, maidaient à accepter mon reflet détincelle.
Les hommes se redressèrent, arpentèrent la Terre et découvrirent le feu. Que la lumière soit, et la lumière fut, sans que Dieu grattât la moindre allumette. Je pus midentifier aux flammes et croire à une existence palpable. La mienne...
Je me souviens dun druide, vieil homme édenté, qui venait sur le Mont célébrer Toutatis. Le seul être qui perçut ma présence invisible, le seul qui me parla : « Je sais que tu es là. Il te faudra des pierres pour trouver ton assise. Il te faudra du temps pour changer ton destin. » Il y a 3000 ans déjà, et parfois je perdais lespoir que cette prophétie se réalise.
Le Mont fut un lieu de culte pour les Celtes, puis les Romains... Vinrent ensuite les Chrétiens. Le Mont nétait plus vide, je my sentais moins seule. Benoît le simple me donna forme : une cabane en bois, un abri de fortune, lorsquAubert, lévêque dAvranches, fit construire la première chapelle dédiée à Saint Michel. Faite de bois, je pouvais virevolter sur mon rocher ; je suivais les travaux, à laffût des mots prononcés, du fourmillement auquel je nétais pas habituée.
Deux siècles plus tard, une autre chapelle vint remplacer celle dAubert, Notre-Dame-sous-terre qui existe encore. Elle nétait pas enfouie dans la roche et servirait de fondations aux futures constructions.
Les flammes brûlèrent mes murs de bois et me réduisirent en cendres que le vent emporta. Cest alors que Galéran le bossu sinstalla sur le Mont. Galéran le tailleur de pierres qui les transporta une à une malgré son dos déformé et me fixa définitivement là où je suis toujours.
Le Mont était devenu un lieu de pèlerinage ; je regrettais parfois la solitude des premiers temps. Mais le refrain de la mer était mon souffle, ma respiration, et je my ressourçais.
Bercée par le flux et le reflux. Non loin des remparts, construits pendant la guerre de cent ans. Le flux et le reflux, caresse sur le sable...
Tant de Montois et de visiteurs se sont succédé entre mes murs ; jen ai aimé certains et détesté dautres ; quelques-uns mont parlé comme à une amie de longue date, se sont confiés à moi sans que je puisse leur répondre...
Je repense souvent à la prophétie du vieux druide. Viendra-t-il un jour se poser à mes côtés sous la forme dune étincelle semblable à celle que je fus ? Je lespère.
Le temps file et seffile...
Le flux et le reflux me bercent encore... Jai trouvé mon assise grâce à Galéran le bossu, mais quand changerai-je enfin mon destin ?
ROSES À SAVOURER ("fait maison")
photo de l'auteure... et de la cuisinière
25- ROSE
Ann Rocard
Rose cuisinait ses roses, teintées de betteraves et parfumées dherbes quelle récoltait dans les dunes. Elle les offrait aux Miquelots inconnus quelle aurait voulu connaître mais qui ne faisaient que passer.
Elle cultivait ses roses pâles, son jardin secret, recoin miniature à labri des vents qui balayaient le Mont. Ses fleurs lui confiaient leurs symboles cachés et lui contaient leur histoire : léglantier des temps anciens, la reine des fleurs de lAntiquité, les roses du roi Childebert, le Jardin des Roses, jardin de la contemplation de Saadi de Chiraz... Elle aimait les imaginer murmurer sur le mur.
Ses fleurs parlaient damour comme le troubadour qui ignorait tout des langues doc, mais avait choisi ce surnom chantant. Oliver, lhomme aux yeux pers qui se prétendait poète, mais reprenait souvent à son compte les mots de Ronsard : « Il nest plus belle rose qui ne devienne gratte-cul. »
Il était arrivé un soir, sans crier gare. Ne trouvant aucune chambre libre, il avait frappé à sa porte. Il arrivait de Rhodes, lÎle des Roses, et elle crut à un signe du destin.
Elle aurait dû se méfier, cesser de voir la vie en rose et de croire à un monde sans épines. Elle laccueillit à bras ouverts, à cur ouvert. Mais le poète ne tarda pas à sortir ses griffes. Piquantes, bien acérées. Oliver, le troubadour des volées de bois vert, dont les yeux pers se voilèrent. Puis sans le moindre regret, le prédateur envoya Rose sur ses roses, quitta le Mont pour ne plus revenir.
Le cur égratigné, elle se réfugia dans son jardin secret, son recoin miniature, et respira longtemps le parfum de ses fleurs. Ce jour-là, ses roses pâles, si pâles, devinrent rouge sang et le restèrent.
LE SOUFFLE DES DRAGONS - Ann Rocard - 2015
Terre noire très difficile à prendre en photo (photo à refaire)
Chez Justine Hiroz (Suisse)
26- DOUBLE INTÉRIEUR
Ann Rocard
Michou ouvrit les yeux, lair béat et la bouche empâtée.
« Chérie, jai fait un rêve.
Articule... ronchonna sa compagne, réveillée en sursaut.
Jai fait un rêve. Larchange Saint Michel mest apparu en songe et ma dit : Construis une église en mon honneur sur le Mont Tombe. Je suis tombé des nues sans le moindre vêtement. Et jai soudain compris...
Compris quoi ?
Je suis la réincarnation de Saint Aubert, lévêque dAvranches qui vécut au 8ème siècle.
Mon pauvre vieux... Rappelle-toi ce quil lui est arrivé à Aubert lincrédule ! Comme il se méfiait de la signification du même rêve que le tien, et on le comprend ! larchange a dû sy reprendre à trois fois pour le convaincre. Trois nuits de suite ! Et la troisième fois, il lui a perforé le crâne du bout de lindex. »
Michou approuva du chef avec sérieux :
« Voilà pourquoi jai des migraines.
Tu plaisantes ?
Non, Josette. Et tout séclaire. »
Content de découvrir lorigine lointaine de ses maux de tête, il alluma la lampe de chevet.
« Michou, quest-ce que tu fais ? Il est quatre heures du matin.
Saint Michel ma confié une mission.
Arrête ton cirque, soupira sa compagne qui plongea la tête sous son oreiller. Laisse-moi dormir et fais-en autant. »
Michel Gofar, dit Michou, remercia le ciel et surtout larchange de lui avoir envoyé un tel signe. En tout autre lieu, cela ne se serait pas produit. Il avait eu une idée de génie : venir fêter leur 20ème anniversaire de mariage au Mont-Saint-Michel dans cette petite maison qui ne payait pas de mine mais se louait fort cher. Vingt bougies, cétait loccasion de casser la tirelire !
Il claqua des doigts : oui, tout était clair ! Aubert, son double intérieur, lui avait sûrement conseillé cette destination !
Josette et lui nétaient jamais venus en Normandie, région présumée pluvieuse ne les tentait guère. Pourtant, vu le nombre de visiteurs qui sagglutinaient chaque année sur le Mont-Saint-Michel, ça valait sans doute le coup ! En effet, un vrai coup de foudre ! Ils étaient retombés amoureux lun de lautre, après plusieurs années de friction... et tombés conjointement amoureux de ce Mont, moins fréquenté en plein hiver.
Le vent était glacial, pas la moindre goutte de pluie ni lombre dun nuage depuis leur arrivée ; et le soleil teintait dorangé le sable mouillé à marée basse et dansait à la surface de leau quelques heures plus tard.
En fait, Michou naimait pas la mer, lui le montagnard pure souche. Hélas, en tant que réincarnation dAubert, il faudrait bien quil sy fasse. Apprivoiser cette grande masse deau salée, qui passait son temps à monter et descendre, ne serait pas une mince affaire.
Il shabilla chaudement et souleva loreiller de Josette :
« Chérie, je temmène faire un tour.
Au septième ciel ? bredouilla sa compagne qui rêvait de retourner au plus vite dans les bras musclés de Morphée.
Ce que tu peux être terre-à-terre ! Ce nest pas tous les jours quon fête nos vingt ans de mariage. Soyons fous ! Je temmène sur les remparts compter les étoiles.
Compter les étoiles à quatre heures du matin ? Décidément, il est grand temps que tu retournes voir ton docteur Freud.
Oui, acquiesça Michou. Il interprétera mon rêve avec brio et maidera à vivre ma double personnalité aubertienne.
Aubertienne, cest cela. »
Quand son mari divaguait, Josette préférait prendre la tangente, ne pas le contrarier et se contenter dapprouver par un simple Cest cela ! Leffet était immédiat.
« Alors, chérie, on y va ? »
Après vingt ans de vie commune, compter les étoiles par moins dix degrés à quatre heures du matin ? Josette hésita un instant... Pourquoi pas ? Ça lui rappellerait leurs ébats au sommet des montagnes, en plein été quand il gelait à peine.
Elle quitta la couette et le valeureux Morphée, enfila sa tenue de ski, elle avait tout prévu : on ne sait jamais ce quil peut vous arriver en Normandie, à lautre bout de la France ! , puis elle suivit Michou qui soliloquait.
« Aubert, si tu savais combien je suis heureux de nos retrouvailles. Je me sens un peu sanctifié moi aussi. La sainteté, cest contagieux, tu ne peux pas le nier. Saint Michel nous a réunis.
Quest-ce que tu racontes ?
Je me suis toujours demandé pourquoi mes parents mavaient appelé Michel. Cette nuit, la réponse est évidente. Je porte un prénom prédestiné depuis ma naissance. Aaah, lextase !
Cest cela. »
Un prénom prédestiné ! Michou noublierait pas daborder le sujet avec Freud quand il le verrait. Le docteur Freud, son psy, moins connu que son homonyme, mais aussi compétent daprès ses patients qui le confondaient parfois avec Dieu.
Sur les remparts, les Gofar se réchauffèrent mutuellement, comme au bon vieux temps. Il faisait un froid de canard, très humide et pénétrant.
Le ciel valait le détour. Lune absente et des milliards détoiles à vous donner le tournis. Michou pointa soudain lespace du doigt :
« Regarde ! La constellation du dragon. Il entoure la petite Ourse. Là, sa tête qui se dirige vers Véga de la Lyre. Tu la vois ?
Non. Comment tu sais ça, toi ?
Linstinct, Josette ! Linstinct ! Ou bien cest mon double intérieur qui parle à ma place. Il sy connaissait en étoiles, Aubert. Cétait un expert du firmament !
Firmament. Cest cela. »
Michou haussa les épaules. Il sentait confusément que Josette ne le prenait pas au sérieux. Seul le docteur Freud prêtait attention à ses propos, les épluchait, les analysait, les réduisait en purée onéreuse mais facile à digérer. Cependant la présence de sa femme le rassurait, son Cest cela... était un peu le Hum, hum... du bon docteur.
Josette contre son épaule, il fixa la constellation du dragon. Sorte de long serpent ailé, symbolisant le mal pour les Chrétiens. Saint Michel apparut alors, une étoile filante à la main en guise de lance, et il terrassa lanimal mythique. Michou entendit Aubert applaudir et sexclamer : « Félicitations, Michel ! Tu gagnes à tous les coups ! Je peux tappeler Michou ? »
Non ! Michel Gofar eut un sursaut de rébellion. Non ! Il nétait plus daccord. Pour lui, le dragon nétait pas un symbole du mal. Dailleurs où se trouvait la limite entre le bien et le mal, surtout en plein ciel ?
Il se sentait perdu sans les interprétations lumineuses du docteur Freud. Perdu et envahi par un double intérieur dont il refusait tout à coup la présence. La rébellion gagnait du terrain. Plus question de se laisser dicter ses intimes convictions par un intrus quil soit saint, évêque ou pas !
« Ça va ? » sinquiéta Josette.
Non, ça nallait pas du tout. Il était en train de faire fausse route. Quand il était enfant, il était fasciné par les dragons des contes asiatiques, animaux fabuleux, dangereux et puissants, mais rarement destructeurs. La constellation du dragon était à leur image, elle ne concernait ni Saint Michel ni sa lance. Michou sortit un mouchoir de sa poche ; une quinte de toux lui permit dexpectorer Aubert, son crâne troué et toute velléité de double ultérieur.
« Ça va ? insista Josette.
Chérie, je viens de me débarrasser de lévêque.
Ah ? Tu dois te sentir deux fois plus léger. De plus, ça te fera faire des économies de psy quand on rentrera chez nous. On pourra même se repayer un nouveau voyage.
Cest cela », conclut Michou avant que sa compagne ne prononce le mot de la fin.
Là-haut, le dragon cligna de lil et lombre de Saint Michel retourna se percher en haut de son clocher.
LES PIERRES DE CHAUSEY
DÈS L'AUBE - Ann Rocard - 2015
grand format
Acrylique sur étoffe, cousue ensuite sur un fond monté sur châssis.
27- LES PIERRES DE CHAUSEY
Ann Rocard
Le gris domine alentour : gris perle du ciel, gris vert très pâle de la mer ; le gris ne porte en lui aucune tristesse, simplement de la douceur, une caresse imprégnée de nuages lunaires.
Mathieu et son cousin Malo naviguaient vers le Mont. Un puits central, sous la coque de lembarcation, leur permettait de haler les blocs de granit que les carriers extrayaient à Chausey*.
A marée haute, ils utilisaient un treuil et les blocs étaient fixés à laide daussières. La petite barque parcourait alors la trentaine de kilomètres qui séparait le Mont-Saint-Michel des îles Chausey, allers-retours au fil des marées, allers-retours toujours renouvelés.
Les blocs seraient déchargés au pied du Mont, puis déplacés sur des rouleaux. Les scieurs les débiteraient suivant les dimensions données par le maître-appareilleur. La ruche bourdonnait et léglise en construction commençait à se dresser vers le ciel, érigée à 80 mètres de haut ; rien nétait trop beau pour vénérer larchange.
Le gris domine alentour. Mathieu se tient debout sur la petite barque ; il ne quitte pas lhorizon des yeux, le Mont lappelle et là-bas, Aurélie le guette, son enfant sur la hanche droite.
Ce matin, tout est gris mais son cur est soleil. Il passe ses journées à naviguer entre les îles Chausey et le Mont-Saint-Michel, ne rêvant que des bras dAurélie, la petite Jeanne suspendue à son sein. Symbiose parfaite de trois êtres dans leur maison de pierre que la seule présence de la jeune femme enlumine, illumine...
Le Mont était semblable à une ruche où des centaines dabeilles travaillaient jour après jour. Charpentiers, forgerons-taillandiers, couvreurs, maçons... Tant de corps de métier pour mieux se rapprocher du ciel.
Les bâtiments sélevaient peu à peu, les maisons prenaient vie. Et les moines chantaient et priaient. Toutes les prières de Mathieu le bienheureux senvolaient vers Aurélie ; son corps était à louvrage, sa tête planait ailleurs.
Quand il atteint le Mont, Malo et dautres laident à décharger les blocs. Mathieu ne voit plus rien, rien que la silhouette dAurélie, leur bébé sur la hanche, Aurélie dont il dessine le sourire à travers la brume.
Soudain la peur létreint ; le voilà qui court vers leur maison, oubliant le présent, le passé... ne ressentant quun vide immense dans lequel il tournoie pour léternité.
Il pousse la porte de la maison déserte, la vérité lui saute au visage, le griffe sauvagement. Il sassoit devant lâtre, la tête entre les mains. Sans larmes car la mer les lui a volées depuis longtemps. La vérité le brise chaque jour un peu plus. Et il attend, meurtri, le soir où il pourra enfin rejoindre sa femme et son enfant en ce lieu inconnu dont il doute parfois.
Alentour tout est gris, gris noir, gris de nuit, gris où lespoir nest plus quune estampe perdue.
* En 1022, le duc Richard II offrit à l'abbaye du Mont-Saint-Michel les îles Chausey où se trouvent d'importantes réserves de granit. Cet archipel devint une grande carrière à partir de 1050.
...
28- ORA ET LABORA
Ann Rocard
Bernard était un des famuli* au service des moines de labbaye. Certains familiers vivaient dans le monastère ; lui habitait avec sa famille dans une maison du village. Il déplaçait le mobilier et les livres, à la demande des moines, travail qui lui plaisait depuis quil sétait blessé en transportant les pierres ; il aimait par-dessus tout observer Robert et Tristan dans le scriptorium.
Robert, le moine copiste aux doigts décharnés et Tristan lenlumineur. Tous deux respiraient la paix, vivaient pleinement les préceptes de Saint Benoît.
Ora et labora* ! Dans le silence de la pièce, si froide et humide en hiver... Ora et labora ! Debout, des heures durant à la lumière du jour, des chandelles de cire ou des lampes à huile, les moines créaient tout en se rapprochant de Dieu de mot en mot, dillustration en enluminure. Les pinceaux, les plumes doie et les calames grattaient, caressaient, dansaient sur les parchemins...
Bernard suivait leur danse des yeux, simaginant artiste à sa manière ; il aurait tant voulu savoir lire et écrire la langue latine, mélanger les pigments de couleur avec de la colle animale, esquisser et colorier, mais la vie en avait décidé autrement. Et pour rien au monde, il aurait pu imaginer une existence sans Héloïse, sa princesse aux yeux verts, ni leurs nombreux enfants. Ora et labora ! disaient les moines Tristan et Robert. Ora et labora ! Il fallait bien nourrir les siens, même sil navait que peu de temps pour prier, Dieu ne lui en voudrait pas si Dieu était bon comme on le prétendait.
La nuit était tombée depuis longtemps quand Robert murmura, en mal de confidences :
« La bibliothèque de notre abbaye est exceptionnelle. » Bernard acquiesça, il nen avait jamais vu dautres et nen verrait jamais. « Les ouvrages qui me passionnent le plus sont ceux qui concernent la grammaire, la rhétorique, la dialectique et les sciences exactes : lastronomie, la musique, larithmétique, la médecine... Mais gardez ça pour vous, on pourrait me traiter de mécréant. Chut, on nous regarde. Retournez à votre travail. »
Grammaire, rhétorique, dialectique, astronomie, musique, arithmétique, médecine... Bernard se laissa entraîner par la valse des mots, surtout ceux dont il ne comprenait pas la signification. Tous ces livres ne concernaient pas seulement la Bible, la messe et la vie des Saints ! Ce fut une révélation.
De retour chez lui, il embrassa sa femme ; les enfants dormaient déjà, blottis les uns contre les autres. Après avoir soupé, il sassit devant lâtre ; les mots poursuivaient leur valse au cur des flammes. Il prit un couteau, un morceau de bois flotté quil avait trouvé au pied du Mont et se mit à graver.
Une lettre comme il avait vu Tristan le faire tant de fois dans le scriptorium. Le M de Mont, de Michel, de Mer... M, jaime, tu aimes, qui aime ? Une lettrine qui contenait en elle tous les Mots et le Monde. Enluminure aux couleurs imaginaires que lui seul percevait.
Héloïse sappuya contre son dos, lenlaça pleine de douceur, et sourit :
« Tant de bleu et tant dor. Ajoute peut-être une pointe de rouge quand vient laurore... »
Bernard se retourna et plongea dans le regard vert dont il ne se lasserait jamais. Il nétait pas le seul à percevoir linvisible dans ce bout de bois mort. Lamour donnait des ailes, disait le vieil adage. Non, lamour permettait de partager les rêves, de toucher limpalpable, découter lair du temps, de voir le soleil se lever au cur de la nuit, de cueillir les beautés de la vie.
* Famuli : Familiers au service des moines.
* Ora et labora : Prie et travaille.
DUO SUR LES BRANCHES - Ann Rocard - céramique 2015
chez Nathalie Dupont
29- DIRE NON À LA FOLIE
Ann Rocard
Elle avait fui la guerre, la violence et lhorreur, après avoir perdu ses enfants, sa famille. Pourquoi avait-elle survécu ? Pourquoi elle qui ne souhaitait que rejoindre les siens ? Colette en voulait à Dieu, en voulait au diable, en devenait sacrilège, la rage au cur, les poings serrés, prise dans un tourbillon vide et sans fin.
La guerre la poursuivait car le monde était fou. La haine de lautre, de létranger, coulait dans les veines des soldats assoiffés de sang. Elle avait parcouru des sentiers décharnés, traversé des régions où les ruisseaux de larmes se mêlaient aux rivières. La guerre régnait en maître avec quelques tyrans entraînant derrière eux des troupeaux de moutons qui se voilaient la face, croyaient nimporte qui, croyaient nimporte quoi. Les autres, les milliers dautres fuyaient comme elle le long des routes et la vie en déroute.
Sa fuite lavait menée vers une petite maison qui lavait recueillie tel un oiseau blessé. Un havre de paix loin des cris et des pleurs. Une maison pleine dattention, de tendresse... si tant est que des blocs de granit pussent en être capables. Tant dêtres sur la Terre avaient des curs de pierre... Cette maison les surpassait de loin ; elle émanait de paix et de bienveillance.
Colette sappuyait, dos au mur, pour ressentir les vibrations des roches sombres. Cette maison vivait, cette maison portait en elle un espoir, une étincelle venue dailleurs.
Les seigneurs de la guerre avaient pris dautres lieux pour cibles. Les saigneurs détruisaient tout sur leur passage, mais ils sétaient éloignés pour un temps du pays où Colette avait trouvé refuge. Vingt ans déjà... Vingt ans, cétait si peu pour panser ses blessures, si long pour retrouver les siens.
La mort tant réclamée se faisait attendre, ricanait sur le seuil sans jamais entrer, et les années sécoulaient au gré des marées.
Deux oiseaux de passage se posent sur les branches, Colette les aperçoit par la fenêtre ouverte. Le printemps sans mot dire séloigne à lhorizon et lété, feu follet, virevolte un moment.
Elle est assise, un recueil de Baudelaire à la main, elle ne recherche pas les paradis artificiels ; sa vie simple lui suffit, elle senivre dun rien, de rêves, damitié, de questions sur la vie, sur le monde et tous ces inconnus quelle ne connaît pas. Elle senivre dun rien, dun pétale emporté, de ciels toujours changeants, de la mer qui fredonne. Elle essaie doublier.
Deux oiseaux de passage se posent sur les branches, ils ont tant à se dire ; elle écoute, attentive. Deux oiseaux bleus sur un ciel sans nuage. Ils viennent de très loin, par-delà les frontières qui nont rien à défendre. Ils ont vu tant de drames, se sentant dérisoires, incapables daider, même de soulager. Démunis devant tant de souffrance et de mort, ils ont fini par fuir eux aussi et par se réfugier sur ce Mont isolé.
Colette ne sait que faire, si ce nest partager tout ce quils ont vécu, les écouter narrer la vie quils ont menée, leur offrir leau qui chante , les fruits tout en couleurs et lespoir dun futur qui serait différent. Oui, différent pour eux, mais dautres sont restés là-bas dans ces pays où règne la tourmente.
Elle ferme les yeux, écorchée, inutile. Car que pourrait-elle faire en ce monde en furie ?
« Témoigner, dit loiseau, le moins blessé des deux. Parle, écris et raconte ce que nous avons vu, que nous avons vécu, car chacun doit savoir et doit prendre conscience du malheur de tant dêtres, des humains, des oiseaux, de nombreux animaux. Dans le silence que tu écoutes, nas-tu pas distingué leurs voix, leurs appels déchirants ? »
Elle saisit son plumier. Senivrer dun rien nest pas le lot de tous, il est temps dagir à son humble façon. Témoigner, raconter ce quelle a vécu, ce que toutes les victimes subissent, ce que ces deux oiseaux ont vu, même si ses mots ne sont quune goutte deau de plus dans locéan.
Témoigner pour lutter contre quelques tyrans, fous de dieu ou des hommes. Témoigner, refuser le règne de la peur. Arrêtons de fuir, tentons de faire face ! Nous sommes si nombreux à vouloir redresser la tête, supprimer lindicible... La colère est en elle ; la colère ou la volonté de tout change enfin ?
Colette croit alors percevoir un murmure glissant entre les pierres des murs :
« La lumière est en toi, laisse-la rayonner, car la lumière éclaire le monde et lui permet davancer pas à pas vers une humanité, une unité entre les êtres. Si lentement, trop lentement. Mais à léchelle du temps, tout vous paraît si lent. »
La colère aussitôt se calme, la tempête séloigne. Témoigner en douceur, sans se laisser emporter par la violence quelle souhaite combattre, tel est le but quelle veut se fixer.
Les paradis ne sont plus artificiels, il faut ouvrir les yeux sans se laisser porter par des drogues factices. Il est temps de dire non à la folie. Et oui à la vie.
DERRIÈRE LES APPARENCES - Ann Rocard - 2015
30- GRAND-PÈRE-SOLEIL
Ann Rocard
Sarah sétait éteinte après une longue maladie. Sa nièce Yvette était la seule qui eut un peu de temps libre pour venir vider la maison du Mont avant quelle ne fut mise en vente, petite maison où Sarah sétait retirée, loin des montagnes du Jura, après une vie trépidante.
Yvette était arrivée la semaine précédente, pensant accomplir sa mission rapidement, puis profiter de cet endroit où elle nétait jamais venue. Cette vieille maison comprenait une pièce principale dont le coin cuisine faisait face à la cheminée, une minuscule salle de douche et une chambre sous les combles. Rien de compliqué. Peu de meubles, juste une quantité dobjets hétéroclites, collectés au fil des ans et des voyages.
Dans une malle, des albums, une série dalbums de photos quelle avait mis de côté et dans lesquels elle simmergea.
Les souvenirs renaissaient lun après lautre, telles les bulles à la surface de létang. Les racines sentremêlaient sous terre. Visages connus ou inconnus... Villes et paysages...
Sarah avait peu fréquenté son oncle Robert dont seuls trois portraits étaient collés sur les pages de papier noir. Elle navait même pas noté son nom au crayon blanc comme elle lavait fait pour bien dautres.
Le grand-père Robert. Yvette le reconnut aussitôt ; elle pensait souvent à lui et à son visage illuminé. Aujourdhui, elle avait envie de lui parler, de lui dire combien il avait compté pour elle, mais les mots ne franchissaient pas ses lèvres quun léger tremblement agitait. Alors elle sortit un carnet de son sac et un feutre bleu pâle de la couleur des yeux de cet homme quelle avait aimé.
Il aurait pu être un personnage de conte : le bon roi à la couronne invisible, le mage sage et sans barbe. Sur les côtés de la tête, des cheveux blancs de neige Miroir, ô mon miroir, tu étais le plus bel homme du pays ! et le crâne lisse comme un uf. Le visage rond, tout sourire. Les yeux pâles et rieurs cernés de rides, rayons de soleil tracés à la plume.
Jaimais dessiner tous ces oiseaux, sauf le corbeau le voleur qui jouait les tyrans et que tu pourchassais. Tu mavais appris à les reconnaître : le gros-bec, la sitelle se déplaçant la tête en bas le long des troncs, le verdier, la mésange, le merle dont tu savais imiter le cri, le rouge-gorge téméraire qui saventurait toujours plus près...
Jaimais les dessiner et les dessine encore, oiseaux en liberté quaucune grille nenserre. Libres comme lair... Quelle expression étrange, nest-ce pas ? Lair est-il plus libre que leau qui finit par rejoindre la mer, sa mère ? Plus libre que le feu qui finit par mourir... mourir à petit feu ? Plus libre que la terre, le sable, les rochers ?
Oui, je sais, je mégare. Tu es libre de rire, daller et venir dans lunivers qui est le tien. Libre et heureux. Mes mots sont de papier, mais je tiens à te dire que tu fus le soleil de mon enfance et mon adolescence.
Au-dehors la pluie chantait sur les pavés. Dans la maison aux pierres sombres, tout nétait que lumière.
Yvette sourit et ferma les yeux. Comme si cétait hier, son grand-père-soleil dessinait des chapelets descargots sur les amarres dun bateau, prêts à sembarquer pour un long voyage... Et il lui racontait les aventures dUlysse, sa coquille sur le dos.
Un clown-magicien ne peut mourir. Un tour de passe-passe et te revoilà, conteur infatigable, assis devant lâtre.
Emue, Yvette se tourna vers la cheminée, sentant la présence du vieil homme, tel quil était à la fin de sa vie. Cependant son corps était sans âge à présent ; seul son visage était le même quautrefois. Son rire muet égrenait quelques notes à lorée du silence.
Javais 9 ou 10 ans et me mis à écrire. Grâce à toi. Tu me laissas utiliser ta vieille machine et jinventai des saynètes pour nos spectacles que nous présenterions des années durant avec mon frère. Oui, grâce à toi, ma passion pour lécriture et les marionnettes avait vu le jour jentends ton rire tintinnabuler car tu trouves cette formule mal choisie ; à toi de men suggérer une autre, magique de préférence !
Il y eut les saynètes et les aventures dAzertyuiop, reprenant la première ligne du clavier, textes que je nai pas conservés. Comment aurais-je pu deviner quun jour mes doigts narrêteraient pas de sautiller de A à Z, et que jen ferai mon métier ? Que beaucoup plus tard, Azertyuiop serait encore lun de mes personnages préférés ?
Yvette revoyait aussi latelier dans la cave qui fleurait la pomme et la prunelle, cet atelier où elle avait le droit de bricoler, encouragée par son grand-père qui lui avait offert quelques outils, une petite scie, un marteau... et lui enseignait lart dassembler des fils électriques, une pile et une mini-ampoule. Ailleurs, ses minuscules créations nétaient que bêtifiages ; dans latelier secret, elles fleurissaient en toute confiance.
Mais avant datteindre latelier, il fallait échapper à la machine infernale qui fut la cause de nombreux cauchemars, cette chaudière qui se mettait en route sans crier gare dans un bruit de tonnerre et que son frère et elle imaginaient vivante, monstrueuse, prête à les suivre dans lescalier et les avaler sans autre forme de procès.
Ta maison était bien sûr celle dun magicien ; comment aurait-il pu en être autrement ? Jy ai passé un trimestre merveilleux pendant que ma famille emménageait dans un quartier où la construction de lécole nétait pas achevée. Trois mois à explorer le ravin qui sentait la terre mouillée, le poulailler où lon allait ramasser les ufs, la grande volière, la rivière tout en bas... A suivre le dégel de la glace dans le chaudron de sorcière tout au fond du jardin, tisser les fougères en forme de couronnes, rouler dans les jonquilles le long des pentes, reconnaître le vol des buses et la tête triangulaire des vipères...
Tant dévénements lui revenaient en mémoire. Le grand-père Robert savait sémerveiller comme un enfant et il lui avait transmis cette qualité. Un grand enfant qui prenait plaisir à décorer le sapin, cacher les ufs peints dans le jardin, samuser dun rien, siffler comme un merle.
A 83 ans, tu as déposé ton vélo et ta paire de skis, mais conservé jusquà la fin humour et rires tout en caresses. Et puis, un après-midi, tu tes endormi pour ta sieste dans ton fauteuil, près du balcon aux oiseaux. Tu as fermé les yeux et ne les as plus rouverts. Sans souffrir, le sourire aux lèvres et au coin des yeux.
Cependant Robert navait pas que des facettes lumineuses... Sans penser à mal, sans le vouloir, il navait pas toujours été parfait. Qui lest dailleurs ? Mais ce côté sombre, Yvette ne lavait découvert que plus tard, beaucoup plus tard... et lavait évacué pour ne garder quune seule image de son grand-père-soleil. Calme et rieur.
Elle referma lalbum, se tourna vers la cheminée. Le rire carillonnait ; elle le cueillit du bout des doigts, le glissa dans sa poche et quitta la maison. Sa mission était terminée. Elle ne repartait pas seule ; un magicien laccompagnait.
LES CLEFS DU PASSÉ - Ann Rocard - Céramique 2015
Chez Lucile Ankslevitch
31- IL N'EN VOULUT PAS.
Ann Rocard
Le 27 mai 1154, il rendit lâme à Dieu qui nen voulut pas. Une âme noire et sournoise, sentant le souffre et la charogne. Et il fut condamné à vivre éternellement sur le Mont, sauf si... Mais avec des si, on mettrait Paris en bouteille, Lutèce en amphore et le Mont-Saint-Michel dans un bocal de verre quil suffirait dagiter pour que tombe la neige en plein été.
On le surnommait Pa, personne et quelquun à la fois. Pa au teint pâle dont le regard gris vous transperçait telle une flèche empoisonnée.
Il aurait pu avoir une enfance malheureuse, être un enfant trouvé sur le seuil dune église, avoir été battu, malaimé, maltraité. Mais il nen était rien ; cet enfant de lamour qui avait tant reçu ne savait rien donner.
Sa mère, la Jeannette en était morte de chagrin, le jour où Pa était revenu seul de la pêche, son père sétant noyé, et que Pa ricanant avait avoué lavoir poussé et en avoir éprouvé une joie intense. La Jeannette emporta le secret dans la tombe et le fils continua à vivre sans le moindre remords, accumulant délits et crimes impunis au fil des années.
Le 27 mai, la vieillesse le rattrapa enfin ; il avait cru pouvoir lui échapper, mais il se prit le pied dans une pierre et chuta ; sa tête heurta le sol et le sang ruissela, du sang noir comme son âme.
Les passants le crurent mort tandis que sa vie défilait sous ses paupières fermées, son père le suppliait de laider à remonter à bord de la barque, la Jeannette le fixait dun air désespéré ; il voyait dans les yeux de toutes ses victimes son image, son reflet qui leur faisait horreur et dont il était fier.
Il était temps pour Pa de franchir le pas, de plonger en enfer, lui qui avait rêvé dêtre forgeron mais navait jamais su maîtriser le feu. Voleur avait été son lot, détrousseur de grands chemins, lorgnant les pèlerins solitaires avant de sen prendre à eux.
Il navait plus la force de vivre de la sorte, il était temps de glisser de lautre côté ; on prétendait que Dieu pouvait tout pardonner, Pa marmonna trois mots de regret, faisant semblant dy croire. Mais Dieu nétait pas dupe, il lui tourna le dos, laissant le vieil homme condamné à errer sur la Terre pendant des millénaires.
Ce jour-là, les moines de labbaye élirent à lunanimité Robert de Torigny qui serait lun des plus prestigieux abbés du Mont-Saint-Michel. Pa ne sen souciait guère, on lui raconterait les multiples constructions, linfirmerie et lhôtellerie, les deux tours carrées contre la façade de léglise, la chute de lune delles qui sécroula peu après...
Impotent depuis son accident, il vivait reclus, remisé dans un coin près de la cheminée, car il avait dû accueillir Louise pour soccuper de lui et de la maison ; il leur fallait loger les pèlerins de passage, ce qui leur permettait à tous deux de manger à leur faim.
Les pèlerins venaient de loin, toujours plus nombreux, car le Mont avait acquis une immense renommée grâce au nouvel abbé. Les princes et les seigneurs normands sy rendaient régulièrement en pèlerinage ; les souverains sy succédaient, Henri II Plantagenêt, Louis VII le roi de France. Louise avait toujours quelque chose à raconter :
« Les deux rois se sont réconciliés, le jour de la fête de Saint Clément. Cest lArchange qui a tout fait, eux ils ont juste suivi ses conseils, si vous voyez ce que je veux dire... »
Pa se bouchait les oreilles pour ne pas lécouter couiner. Mais la Louise à la voix perchée le harcelait et il ne pouvait lui échapper.
Quand Louise fut trop âgée, Marie la remplaça au pied levé. Une jeunette moqueuse qui le laissait végéter, lui parlant à peine. Puis ce fut Aliénor qui navait pas toute sa tête, sa fille Bérénice, Guillemette, Mathilde et bien dautres... On sétonnait que le vieux soit toujours en vie, un maléfice sans doute ou une punition infligée par lArchange. On sétonnait parfois, mais on oubliait vite le vieil homme grabataire, couché sur sa paillasse.
Les années sécoulaient au ralenti ; la nuit, Pa gémissait :
« Seigneur, tu ne peux pas me faire çà, viens me chercher. Tu vois bien que je commence à prier, à regretter la vie que jai menée. »
Dieu faisait la sourde oreille.
Pa avait invoqué lArchange plus dune fois pour quil intercède auprès du roi du ciel. Pa finissait par croire que Dieu nexistait pas. Alors pourquoi ne mourait-il pas ? Pourquoi à marée haute entendait-il le ressac sans jamais distinguer la mer ? Pourquoi revivre en boucle une vie de tourmente, revoir tous les visages de tant de suppliciés, jour après jour, inlassablement...
Quelques siècles plus tard, un pèlerin vint sasseoir à côté du vieil homme, il se pencha vers lui. Sa voix était légère, sans reproche :
« On te nomme Pa, ma-t-on dit. » Le vieil homme approuva dun signe, il y avait si longtemps quil ne parlait plus car personne ne se souciait de lui. « On raconte que tu vivais déjà du temps du grand abbé, Robert de Torigny. Certains tont cru sorcier, ils ont tenté de tempoisonner, mais tu es toujours là, souffreteux, abandonné. »
Les flammes de lâtre éclairèrent le profil du visiteur, nez droit, joues amaigries et le menton pointé vers lavant, comme...
« Tu ressembles à mon père, articula le vieil homme avec difficulté.
Je ressemble à tous ceux que tu aurais pu aimer, fit le pèlerin. Tous ceux que tu as croisés sur ta route et dont tu revois sans cesse les visages horrifiés. »
Pa aurait pu sentir langoisse lui nouer le ventre ; non, un grand calme le submergeait. Il était sur la barque, son père penché vers ses filets. Aucune crainte, une immense confiance en cet inconnu qui lui parlait enfin. Comment lui dire quil était prêt à tout recommencer ?
« Je sais, souffla simplement le pèlerin. Je lis dans les regards comme dautres déchiffrent les lignes de la main. Tes-tu déjà demandé quelle est la finalité de la vie humaine ? Le bonheur est-il un but ultime ? Et comment peut-on être heureux si lautre ne lest pas ? »
Pa ne comprenait pas les questions du visiteur, mais ses mots, le souffle de sa voix le berçaient, telles les vagues. Dun côté, de lautre...
Il aurait pu être différent. Dun côté, de lautre...
Il pourrait être différent.
Il se tient sur la barque. Son père perd léquilibre... Pa se précipite, le saisit par le bras, le serre contre lui. Il ne veut pas le perdre, il ne veut plus rien perdre, il veut vivre autrement.
Son père a lair surpris ; le fils est si peu tendre dhabitude. Le fils prend mais ne donne pas. Pourtant aujourdhui, le fils nest plus le même... Ah, si la Jeannette pouvait voir ça ! Elle en pleurerait de joie pour la première fois.
Le père se frotte les yeux, croyant à une hallucination. Mais le fils le regarde, un sourire dans les prunelles et sur le bord des lèvres :
« Tout le monde peut changer, moi le premier... »
PASSEMENTERIE EN QUÊTE DE VÉRITÉ - Ann Rocard - 2015
32- LART DU FAUX-SEMBLANT
Ann Rocard
Ils avaient emménagé dans la petite maison, inquiète de larrivée dun tel couple bancal.
Le Mensonge et la Vérité. Mic et Véro. Ils ignoraient tous deux lêtre profond qui leur faisait face, projetant sur lautre ce quil était lui-même.
Véro, pensait Mic, interprétait avec brio plusieurs personnages, influençait son entourage par la magie du langage et des mimiques, en jouant les naïves, et il len admirait dautant plus.
Véro croyait Mic incapable de proférer la moindre parole inexacte. Quand il se gargarisait de mots vides, jonglait avec les clichés et la langue de bois, elle concluait intérieurement quil est humain de se tromper.
Etonnée, elle fixait souvent les fleurs dépérissant devant la porte. Comment imaginer que le mensonge est une mauvaise herbe qui envahit plates-bandes et jardins intérieurs ? Mic avait parfois au bord des lèvres un sourire malsain quelle ne comprenait pas, un rictus passager dont elle préférait nier lexistence. Signe avant-coureur de tant dannées douloureuses, signe quelle avait refusé de voir. Dès le départ.
Elle se voilait la face malgré les messages silencieux que lui envoyait la maison :
« Le mensonge ressemble aux pissenlits, fleurs jaunes pareilles aux soleils, dont les racines pénètrent profondément dans la terre et se lapproprient, éloignant toute autre plante. Le mensonge est un songe destructeur, sournois et vicieux. Il sempare dun être, en devient le maître... Commence alors pour celui-ci une vie de faux-semblants, de manipulation, de détournements permanents. »
Depuis quand les maisons avaient-elles leur mot à dire ? Véro chassait le doute dun mouvement dépaules ; si quelques notes sonnaient faux dans la mélodie du bonheur, elle en était sans doute responsable. Dailleurs, comment Mic aurait-il pu mentir sans jamais se tromper ?
Il était hypermnésique. Tout simplement. Il noubliait jamais rien, se souvenait de tout ce quil avait inventé, faussé, modifié. Ses fabulations étaient telles quil les assimilait et les faisaient siennes. Il transformait ainsi le passé et le présent, et y croyait.
La maison observait tristement le couple en déroute. Ses conseils étaient inutiles :
« Ce quon attend de lautre, cest dêtre vrai. On a besoin davoir confiance en lui, de ne pas remettre en question tout acte, tout échange. Le mensonge contient lintention de tromper, il faut ladmettre, ne pas loublier. Et quand tel est le cas, il faut savoir partir. »
Véro ny prêtait pas attention. Les années passant, lart du faux-semblant lavait privée de ses repères. Où se situait la limite entre le vrai et le faux ? Qui croire et pas croire ? Autant de questions sans réponses. Elle se sentait perdue. Sans identité.
Mentir, cest tromper lautre. Mic nen était même plus conscient, il refusait cette interprétation, il vivait le mensonge, il était le mensonge. Sûr de son bon droit, ne regrettant rien. Un artiste ! Et quel artiste ! Quand il déformait sciemment la vérité, cétait pour protéger lautre, ne pas le faire souffrir prétendait-il alors quil ne faisait que se protéger, lui, et agir pour sa propre satisfaction.
Il en était arrivé peu à peu à inverser toute notion, affirmant que le sel était sucré et le sucre salé, niant la moindre évidence, surtout quand Véro était concernée. Avec un tel pouvoir de persuasion quelle pensait quil avait raison, que son propre cerveau se délitait, quelle était incapable danalyse, de logique, de réflexion.
« Toute vérité nest pas bonne à dire, assenait Mic quand Véro tentait vaguement de réagir. Regarde-toi, tu es vieille et moche ! Ah, tu vois bien, ça ne te fait pas plaisir. Jaurais mieux fait de te mentir et de susurrer : Tu es si jeune et si belle, en pensant le contraire. Pour une fois, jai été sincère, tu constates le résultat ? »
Véro se tourna vers le miroir et ne se reconnut pas. Qui était cette jolie femme en larmes ? Sa propre image nexistait plus.
Il lui sembla entendre une voix intérieure, lointaine, très lointaine :
« Ce nest pas ce que disent ceux qui tapprécient. Ne lécoute pas ! »
Mais elle lécoutait. Elle nécoutait que lui.
Tout dabord, elle avait tenté de protester quand il affirmait dune voix mielleuse :
« Véro, les gens ne taiment pas, tu nintéresses personne.
Mais si, les gens maiment bien, jai beaucoup damis...
Tu te trompes, ils font semblant de testimer. Les gens ne taiment pas, je te le dis en toute gentillesse. »
Au fil des années, la voix de Mic lavait hypnotisée ; elle était devenue inapte à penser par elle-même, persuadée quelle avait tort... Il lavait coupée du monde ; elle sétait retranchée dans un univers où elle avait sans cesse limpression de se noyer. Son cercueil flottait sur la mer et séloignait...
« Arrête, Véro, de faire cette tête denterrement ! Essaie de réfléchir ne serait-ce quun petit peu. Franchement, tu nes pas intelligente, cest pour ton bien que je te le dis. »
Après avoir parlé pendant plus dune heure, Mic tapotait sa montre et ajoutait : « Bon, tu as trois minutes pour texprimer. Vas-y. » Véro baissait la tête, muette. « Tu nas jamais su communiquer. Tu narrives même pas à ouvrir la bouche. A cause de toi, nous allons droit dans le mur. Tu as gâché ma vie. »
Ce soir-là, la porte claqua en guise de conclusion.
Après ce départ fracassant, Véro se recroquevilla sur le sol, petit oiseau blessé. A quoi bon survivre... La mélodie du bonheur avait déraillé il y avait si longtemps. Elle devait voir la vérité en face, elle était la Vérité. Elle avait forcément une part de responsabilité dans cet engrenage grinçant. Pourquoi se mentir ? La vie avait été une sinusoïde, faite de rares vagues ensoleillées et de gouffres qui se répétaient. Elle sétait accrochée à lécume, se persuadant quun jour tout finirait par sarranger. Les vagues ensoleillées avaient fini par disparaître, laissant place à labîme.
Elle se releva lentement, prête à quitter le Mont, traverser la baie et se laisser piéger par la marée.
Dans le miroir, limage de celle quelle avait été lui fit signe. Un regard lumineux où brillaient la bienveillance, la compassion. « Une autre vie tattend », semblait-elle murmurer.
Véro prit un sac, y glissa les quelques objets auxquels elle tenait, caressa le mur de cette maison quelle aimait mais qui lui rappellerait trop de larmes versées. « Cest bien. Il faut partir. Si tu ne le fais pas aujourdhui, tu nen auras plus jamais le courage. Tu as raison, tu ne peux pas te tromper. Tu es la vérité. »
Elle sortit dans la ruelle sans se retourner. Lart du faux-semblant se disloqua tel un miroir fissuré. Les étoiles sallumèrent une à une, poudre décume, regain despoir. Une page se tournait.
LUNES DE CIEL - 25 x 25 - Ann Rocard - 2015
photo à refaire
33- LUNE DE MIEL EN PLEINE CANICULE
Ann Rocard
Malgré le thermomètre qui battait tous les records, des centaines de touristes envahissaient les ruelles du Mont-Saint-Michel, sans se préoccuper de la chaleur accablante... ou presque.
ELLE : Je me demande si cétait vraiment une bonne idée de louer cette petite maison au Mont-Saint-Michel...
LUI : Pour notre lune de miel, quel lieu extraordinaire.
ELLE : Oui, mais on aurait dû choisir une autre date.
LUI : On ne pouvait pas prévoir larrivée de la canicule. Au fait, Canicule est lautre nom de létoile Sirius.
ELLE : Ça ne fait pas baisser le thermomètre.
LUI : Chérie, fais un petit effort. Je ne te demande pas la lune.
ELLE : Tu magaces avec tes expressions toutes faites.
LUI : Pas toutes faites ! Elles ont une origine, une vie passionnante. Par exemple, au XVIème siècle, Rabelais écrivait déjà...
ELLE : Le pot de culture-confiture est de retour !
LUI : Qui ? La confiture ou Rabelais ?
ELLE : Tes expressions ! Alors, Rabelais, du balai !
LUI : Cest ma passion, tu le sais bien. Mon dico des expressions, je mendors avec lui tous les soirs.
ELLE : Tu ferais mieux de tendormir avec moi.
LUI : Je plaisante ! Cest mon livre de chevet.
ELLE : Un vrai somnifère, vu la vitesse à laquelle tu sombres dans le sommeil. Ffff... Quelle chaleur !
LUI : Hum...
ELLE : Tu es dans la lune, chéri.
LUI : Tu crois ?
ELLE : Tu es ailleurs.
LUI : Je pensais à toi, à nous.
ELLE : Cest moi cette face réjouie sur laquelle Armstrong a posé le pied ? Au fait, ton cousin a téléphoné.
LUI : Lequel ?
ELLE : Ton préféré. Armstrong. Pas le spationaute ni le jazzman.
LUI : Luc joue aussi du jazz.
ELLE : Question niveau, on fait mieux.
LUI : Sil te plaît, je naime pas quand tu te moques de Luc. Je te rappelle, chérie, que nous vivons notre lune de miel.
ELLE : Parce quon a signé un papier devant un maire amer, pas ravi de voir des convoleurs...
LUI : Convoleurs ?
ELLE : Un couple pas tout jeune qui convole pour simplifier les paperasses.
LUI : Oui, mais quand même...
ELLE : Je sais que tu en rêvais depuis longtemps. Alors, heureux ?
LUI : Oui.
ELLE : Ta demande en mariage avec la bague et toultouti, cétait un peu ringard, admets-le. Mais tu as tenté limpossible, tu as pris la lune avec les dents, comme dirait ton grand copain.
LUI : Rabelais ! Ah, tu vois que tu laimes bien. Il nempêche que le coup de la bague a porté ses fruits.
ELLE : Pas faux. De plus, lune de miel au Mont-Saint-Michel dont tu me parlais depuis...
LUI : Des lustres.
ELLE : Lustres, lampadaires ou autres. Et on se retrouve ici, bagués comme des oiseaux quon suit à la trace. Tu comptes faire la même chose avec moi ?
LUI : Mais, non.
ELLE : Arrête de faire cette tête dahuri ; on dirait que tu tombes de la lune.
LUI : Toi aussi, tu les utilises mes expressions toutes faites.
ELLE : Quand ça marrange...
LUI : Exact.
ELLE : ... Et que jen tire profit.
LUI : Faire son miel dune lune de miel, ce nest pas banal.
ELLE : Hein ?
LUI : Rien.
ELLE : Le mariage est un drôle de piège...
LUI : Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
ELLE : On se promet monts et merveilles, Mont-Saint-Michel et toultouti. On prend un engagement sans savoir ce que seront les lendemains...
LUI : Qui chantent.
ELLE : ... Qui déchantent souvent.
LUI : Ce que tu peux être pessimiste, chérie.
ELLE : On se complète. Tu vois le verre à moitié plein et moi à moitié vide.
LUI : Si on allait prendre un verre ? Cet endroit a lair sympa.
ELLE : Je croyais que tu voulais acheter des souvenirs pour la famille et les amis. On commence par prendre le verre ou on farfouille dans les boutiques ?
LUI : Comme tu préfères.
ELLE : On se débarrasse des souvenirs en premier, malgré la chaleur et la cohue. En tout cas...
LUI : Oui ?
ELLE : En ce concerne le mariage...
LUI : ... Tu ne me promets pas la lune ? Jai bien compris, mais je reste confiant. On a de nombreuses années dexpérience derrière nous. Ça ne sest pas trop mal passé.
ELLE : La bague au doigt, cest stressant.
LUI : Sil ny a que ça, tu nes pas obligée de la porter. Oh, regarde ce cadre ! Luc adorerait.
ELLE : Armstrong ? Il ne reste plus le moindre centimètre carré inoccupé sur ses murs.
LUI : Alors cette statuette de Saint Michel ?
ELLE : Prends plutôt cet objet hautement symbolique.
LUI : Symbolique, le mot est bien choisi. Un Mont-Saint-Michel miniature.
ELLE : De quoi rêver en période de canicule ! Tu le secoues et les flocons tourbillonnent. Ah, jai déjà moins chaud.
LUI : Le Mont-Saint-Michel sous la neige ? Ça ne doit pas être fréquent.
ELLE : Justement, cest un cadeau original ! Il y a même un croissant de lune au-dessus de labbaye, comme sil nous faisait un clin dil. La lune de miel dans la tempête ! Même pas besoin de la décrocher ! Cest charmant, non ?
LUI : Charmant et symbolique. Si tu le dis, chérie. Quest-ce quon choisit pour les autres ?
ELLE : Idem. Ne tinquiète pas pour notre porte-monnaie, je vais négocier. On va nous faire un prix de gros.
Elle fit tourbillonner les flocons et ajouta avec un clin dil :
ELLE : Alors, heureux ?
Photo de l'auteure
34- TÊTE DANS LES NUAGES
Ann Rocard
La fin du siècle approchait. La flèche réalisée par Victor Petigrand sélevait à présent au sommet du Mont-Saint-Michel. Pointée vers le ciel, rapprochant les hommes de lindicible.
Les Montois sétaient réunis, nez levés, car aujourdhui, 6 août 1897, on fixait lArchange de Frémiet. Certains ronchonnaient : « A quoi ça sert ? », et dautres rétorquaient : « Il paraît quil y avait une flèche au Moyen Age, et une autre plus tard avec une statue dorée de Saint-Michel tout en haut... »
Léna ne les écoutait pas, le regard tourné vers les nuages qui avaient tant à dire. Elle interprétait leurs découpes, grisée par les rayons qui fusaient vers le sable humide, et elle senivrait dabsolu...
Jai brodé les nuages de fleurs imperceptibles. Elles ont perlé le ciel par-delà linfini.
Cétait comme un appel, et tu las entendu. Tu es venu de loin et je te sens présent.
Dans léclat de lumière qui perce les nuées, tu es là, tu fredonnes un refrain suranné, et ton cur sans détour sait battre la mesure.
Jai brodé les nuages sans comprendre pourquoi la rosée sinterroge lorsque revient lété. Les saisons sans surprises, la vie recommencée.
Puis un matin nouveau, un souffle différent qui séveille soudain.
Et jai levé les yeux, tu étais enfin là, venu dun autre monde où la vie prend son sens, où la mort na pour nom quun des nombreux passages.
Un au-delà si proche sans ligne dhorizon.
Tête dans les nuages, jai ressenti une onde qui memportait là-haut, je me suis crue oiseau.
Le vent sest fait sourires. Jai retrouvé celui que tu étais vraiment, un frère, parfois un père, ami inséparable ou peut-être un amant.
Nos rêves sont liés depuis la nuit des temps.
Nous sommes les deux pôles dun même être de lune.
Doubles, complémentaires ; deux destins parallèles qui se croisent parfois mais ne se quittent pas.
Et nous portons en nous le passé, lavenir, le présent séparé par les nuages épars.
Ta voix est de silence, et tes mots de cristal sont la danse sylphide dun rayon de soleil. Tu es pareil au chant des ombres sur le ciel.
Jai brodé les nuages, et les sentiers abrupts navaient plus dimportance.
Nos chemins de nouveau suivaient la même voie.
Au sommet de la flèche, lArchange satisfait surplombait la baie. Les nuages lenveloppèrent, mais il ne put percevoir la présence qui sy trouvait.
Léna, sereine, rassembla ses enfants, qui couraient en riant dans les ruelles, et se dirigea vers la maison quelle aimait tant. Une dernière fois, elle tourna les yeux vers le ciel ; les nuages brodés séloignaient déjà.
pour Rodolphe
INTERROGATION - Ann Rocard - 2015
35- LE MONT A TOUJOURS RÉSISTÉ AUX ANGLAIS
Ann Rocard
Allongée sur le canapé, Jeanne dévorait un livre en poussant de petits gloussements.
« Tout va bien, darling ? » sinquiéta Peter Pig qui navait aucun lien de parenté avec le célèbre évêque de Rouen.
« Bien sûr, chéri. Simplement, je mamuse...
Why ?
Pourquoi, là est la question ! Sais-tu pourquoi le Mont a toujours résisté aux Anglais ?
Je vis ici avec toi, dans cette vieille maison, darling. Je ne résiste pas. Et je suis anglais. »
Jeanne acquiesça, dubitative.
« Caricaturement anglais. Tee time et compagnie.
Im not a caricature !
Arrête de monter sur tes grands chevaux ! Tu es lexception qui confirme la règle, chéri. »
Le mot exception étant nettement plus approprié que celui de caricature aux yeux de Peter Pig, il redescendit de cheval et plaqua sur son crâne une mèche rebelle qui sétait dressée sous le coup de lémotion.
Mais il voulait en savoir plus au sujet de cette histoire de Mont et de résistance à la crème anglaise. Jeanne, ravie de piquer la curiosité de son english époux, lui narra, mimes à lappui, quelques épisodes historiques.
« Tu as vraiment besoin de sauter à pieds joints sur le canapé, darling ?
En tant que Montoise dadoption, ma réponse est oui ! »
Pendant la guerre de Cent Ans, les Anglais avaient occupé le rocher de Tombelaine, situé à 3 kilomètres du Mont. Ils délivraient des sauf-conduits aux pèlerins qui se rendaient au Mont-Saint-Michel...
« Cétait généreux de leur part, remarqua Peter Pig.
... En échange dargent, chéri !
Tu es sûr quils étaient anglais ?
Oui.
Im sorry.
Tu ny es pour rien.
Un peu quand même... »
Grâce à la mer nourricière et aux tours de défense construites à la fin du XIVe et des fortifications entreprises au début du siècle suivant... mais aussi grâce aux 119 chevaliers présents, les Anglais ne purent semparer du Mont malgré plusieurs tentatives. En 1434, une terrible bataille eut lieu ; les Anglais avaient réussi à faire une brèche dans le rempart et à pénétrer dans la petite ville...
« No ?
Si ! Heureusement, le capitaine du Mont et ses troupes contrattaquèrent et lenvahisseur prit la fuite ! » fit Jeanne en sautant de plus belle sur le canapé qui commençait à battre de laile.
« Me voilà rassuré, soupira Peter Pig.
Ecoute plutôt ça ! En 1421, le chur de léglise seffondra.
Les Anglais ny étaient pour rien, darling.
Ils assiégeaient le Mont. Il fallut attendre la fin de la guerre pour commencer la reconstruction.
Mes compatriotes ont bon dos. »
Cen était trop ! Peter Pig préféra faire chauffer de leau et se préparer une tasse de thé réconfortante.
« Tu en veux aussi, darling ?
Il nest pas encore 5 heures...
Une fois nest pas coutume, comme dirait ma tante Vicky.
Tu nas pas de tante.
Jaurais pu en avoir une », conclut Peter sur la défensive.
Lallusion aux fortifications lavait mis en état dalerte ; Jeanne cherchait la petite bête. Elle nallait pas tarder à dire « Revenons à nos moutons ! » et à le taquiner sur son nom. Sil avait su autrefois quil existait un Pierre Cauchon, évêque et pyromane de surcroît, il aurait pris un pseudonyme.
Il tenta donc une diversion :
« Et les Allemands ?
Eh bien ?
Que sest-il passé pendant la deuxième guerre mondiale ? »
Jeanne replongea dans son livre avant de répondre. De 1940 à 1944, les Allemands avaient occupé le Mont qui navait quun faible intérêt stratégique. Il devint vite un site touristique pour larmée allemande.
« Parmi les visiteurs : 325000 militaires allemands ! Incroyable, non ?
Yes, yes ! » sempressa dapprouver Peter Pig, dissimulant un sourire satisfait derrière sa tasse de thé.
Diversion réussie. Mais la discussion pouvait encore déraper...
« And now ? ajouta-t-il du bout des lèvres.
Lafflux continu ! Konnichiwa ! Un vrai déferlement, surtout des Japonais qui adorent ce lieu mythique ! Le Mont ne résiste à personne...
Really ?
Même plus aux Anglais. »
MISE EN ABYME - RIEN N'EST FIGÉ... - Ann Rocard - 50 x 50 - 2015
36- MISE EN ABYME
Ann Rocard
Lucie et Gautier venaient demménager dans la petite maison. Gautier, qui parlait plusieurs langues, avait obtenu une place de guide pour faire visiter labbaye aux nombreux touristes étrangers.
Lucie sétait tout de suite sentie heureuse dans cette maison. Une véritable opportunité : les locataires précédents avaient préféré partir avant les travaux nécessaires, dûs à une grosse fuite deau. Le jeune couple, cherchant désespérément un logement, avait alors proposé au propriétaire de refaire nettoyage et peintures, sil pouvait investir les lieux au plus vite.
Leur fils Colas, âgé dun peu plus de deux ans, découvrait son nouvel univers, montant et descendant le petit escalier qui permettait daccéder à la chambre sous le toit. Sa mère le surveillait tout en briquant la maison de fond en comble. Oui, elle était profondément heureuse entre ces murs, protégée comme le deuxième enfant qui dansait dans son ventre. Elle aimait Gautier et se sentait aimée, bercée de tendresse. Elle aimait son petit Colas qui sémerveillait sans cesse...
Les prédécesseurs avaient laissé quelques meubles dont une armoire normande en merisier. La corniche avait disparu, sans doute supprimée à cause de la hauteur sous plafond.
Lucie sourit, imaginant la jeune fille qui lavait apportée lors de son mariage, une armoire sans fioritures, sa dot contenant son trousseau, comme si elle-même était arrivée devant monsieur le maire avec une rangée de placards préfabriqués, remplis de housses de couette et de torchons à ne pas mélanger avec les serviettes.
Elle aéra la pièce et sattaqua aux dernières toiles daraignée cachées au sommet du meuble qui était peut-être dans cette pièce depuis longtemps si les habitants successifs lavaient abandonné là où ils lavaient trouvé en arrivant.
« Maman, maman... »
Apportée par un courant dair, une feuille tourbillonna devant la cheminée ; Colas la montra du doigt :
« La feuille... la feuille... »
Il la ramassa en gloussant, cerf-volant miniature au parfum doctobre, tandis que sa mère, juchée sur un escabeau, finissait dépousseter le dessus de larmoire.
« La feuille vole, vole, vole !
Comme un oiseau, mon petit homme, renchérit Lucie. Souffle fort ! Plus fort ! »
La poussière sétait accumulée sur le meuble ; les habitants précédents navaient pas eu le courage daller len déloger. Lucie était pleine dénergie. Le grand nettoyage dautomne en attendant celui du printemps prochain !
Le tube de laspirateur serpenta avec difficulté entre les poutres du plafond et attira quelque chose... Lucie glissa la main pour la dégager ; elle perçut une texture différente sous ses doigts, ce nétait pas du bois... et elle réussit à extraire un petit cahier comme les écoliers en avaient au début du 20e siècle.
Etonnée, elle quitta son perchoir et feuilleta le cahier.
Une écriture fine et penchée vers la droite, un peu difficile à déchiffrer, courait de page en page. Lencre violette avait pâli. Certains mots ne tarderaient pas à disparaître.
Elle ouvrit une page au hasard...
Une feuille senvole, le fil est à ma porte, je le saisis du bout des doigts, dun regard embué.
Une feuille senvole, une feuille où sécrit le cycle de la vie de nervure en nervure.
Une feuille senvole, un sentier apparaît. Qui longe ce chemin, jamais ne se retourne ? Le temps... Le temps qui sait que demain est un rêve, une avancée vers soi et vers lhumanité.
Une feuille senvole, un sentier apparaît, le fil est à ma porte... ma portée de musique comme un refrain majeur ; la clef de sol se trouve là, sur le sol encore gelé par la dernière nuit.
Le fil est à ma porte. Je parle par énigmes, sans chercher à comprendre, je me laisse porter par ce fil invisible pour tenter de saisir ma nature profonde, laisser couler en moi toute cette énergie tel un fleuve qui memporte vers une vie intense.
Je nécris pour personne, Thésée nexiste plus. Mon prénom est Ariane, loin de tout minotaure. Jaime la solitude qui men a éloignée. Au cur du labyrinthe, le monstre est prisonnier, ne pourra jamais plus matteindre et me blesser.
Colas grimpa sur les genoux de sa mère, se blottit contre elle, la feuille entre ses doigts.
« Tu es fatigué, mon petit homme, dit Lucie en lembrassant. Il est lheure de la sieste. Il est où, ton doudou ?
Le doudou là-haut.
Je parie que ton doudou dort déjà. Allez hop, au lit, petit homme ! »
Elle le porta dans la chambre et le coucha dans son lit-parapluie.
« Encore un bisou...
Trois bisous et dodo ! »
Elle était consciente de la chance quelle avait. Gautier, Colas et la crevette qui bougeait en elle. Elle les aimait tant...
Elle regagna la pièce principale et reprit le cahier. Tant pis pour le ménage qui attendrait ! Les mots dAriane lavaient troublée.
Qui était cette Ariane qui avait vécu dans cette maison ? De quel minotaure sétait-elle libérée ? Elle y faisait parfois allusion sans donner de détails. Elle laissait surtout les mots sévader. Sa vie avait été douloureuse jusquà ce que la solitude lui permette de renaître.
Ariane ne parlait pas de son quotidien. Avait-elle une famille, des enfants ? Des amies... Oui, elle disait que lamitié était aussi douce que le miel et que sans ses amies, elle aurait sombré dans la mer au pied du Mont lors des grandes marées.
Lucie aurait aimé en savoir plus, mais en effet, Ariane parlait par énigmes jusquaux dernières pages... ou presque. Là, lécriture restait la même mais le style changea du tout au tout.
Ma voisine ma raconté une histoire étonnante. Une histoire peut-être une légende ? que lui avait confiée son aïeule. Je la note telle quelle me la narrée. Ce récit ma bouleversée.
Dans la maison où je vis sétait installé un couple qui venait de se marier. Larmoire que je cire régulièrement avait été fabriquée à Caen ; elle contenait la dot de la jeune épousée, une certaine Marie-Jeanne. On plaignit rapidement le mari davoir une femme aussi triste dont les larmes creusèrent vite des rides sur le visage. Un homme extraordinaire aux dires de tous ! Si charmant, si aimable ! Elle en avait de la chance, la Marie-Jeanne, mais elle navait pas lair de sen rendre compte ! Elle ne parlait à personne, elle vivait cloîtrée entre les quatre murs. Cest le pauvre homme qui était obligé de rapporter de quoi faire à manger.
Et puis un jour, laïeule de la voisine entendit des bruits bizarres. Le mari avait claqué la porte avant de partir pêcher. Elle sapprocha discrètement ; la petite fenêtre était à peine entrouverte. La Marie-Jeanne sanglotait, le crâne en sang.
« Quest-ce quil vous est donc arrivé ? sinquiéta laïeule. Vous êtes tombée ? »
La jeune femme approuva. Cependant un détail troubla laïeule : ces griffures sur les joues, la Marie-Jeanne ne se les était pas faites en tombant sur la tête... Elle tenta de faire avouer la jeune blessée qui sentêtait, le regard craintif.
Elle nétait pas bête, laïeule, et elle comprit le calvaire quendurait la Marie-Jeanne et dont personne ne se doutait.
« Il faut partir, ma petite. Il faut quitter ce bonhomme ! »
« Mais non, ça ira mieux le mois prochain avec le retour du printemps », fit la jeune femme, la gorge nouée.
« Ça ne sarrange jamais ! se fâcha laïeule. Les violents restent violents ! Je parie que cest lui qui tempêche de sortir dici. Lui quon admire tant : pauvre héros et victime à la fois ! »
Laïeule était furieuse. Hélas, rien ny fit, elle nobtint pas gain de cause.
Le lendemain, on retrouva la Marie-Jeanne sans vie et son époux versa des larmes de crocodile. Laïeule voulut faire connaître la vérité, lhomme la menaça et elle préféra se taire. Elle se contenta plus tard, beaucoup plus tard, de confier ce secret à sa petite-fille.
Oui, ce récit ma bouleversée. Le minotaure était dans la place. Le minotaure avait gagné. Les événements se reproduisent même sils diffèrent. Les blessures que jai reçues ne portaient pas sur mon corps ou rarement, mais mon âme a tant subi que jai failli en mourir. Heureusement, Thésée mon minotaure s'est enfui et jai survécu grâce à la solitude et à mes amies.
Lucie referma le cahier. Ses mains tremblaient et elle frissonna. Elle eut limpression que pour atteindre le bonheur, il fallait vivre plusieurs fois, progresser de vie en vie, apprendre à dire non et refuser dêtre enfermée au cur dun labyrinthe. Elle remercia intérieurement celles qui lavaient précédée et lui permettaient daimer et dêtre aimée.
JAZZ AND GREEN - Ann Rocard - 2015
Chez Michèle et Pierre Lionet
photo à refaire
37- LE PÊCHEUR À PIED
Ann Rocard
Colin était pêcheur à pied. Chaque jour, en fonction des heures de marées, il quittait la petite maison pour aller installer ses nasses dans la baie du Mont-Saint-Michel. Il se méfiait des rivières qui changent de lit et du brouillard qui vous piège sans crier gare. Mais pour rien au monde, il naurait abandonné ce métier, la danse des lumières qui coloraient le sable, le ciel et les pierres du Mont, les oiseaux libres comme lair, libres comme lui.
Dans la famille, on était pêcheurs de père en fils et lon portait des prénoms de poissons pour perpétrer la tradition. Une lubie lancée par un des aïeux qui avait perdu la tête pendant la Révolution et avait fini sa vie à lasile.
Colin ronronnait parfois tel un poisson-chat, cétait un rêveur aux yeux de merlan frit ; son père, Loup, un taiseux, muet comme une carpe la plupart du temps. « Pas mhareng, le vieux Loup de mer ! » se moquaient les copains qui ne dédaignaient pas son calva. « Loup Lassole : tout sauf un musicien ! »
Sa mère dormait au cimetière et Julienne, sa sur jumelle, était partie à la ville cinq ans plus tôt. Les copains médisants soufflaient parfois le quolibet de morue en prenant soin de ne pas être entendus pour ne pas dire un adieu définitif au calva du père Lassole. Colin nappréciait guère ces parasites, mais il ne pouvait les mettre à la porte quand ils sinstallaient devant la cheminée, car malgré ses 70 ans et son fauteuil roulant, le vieux Loup régnait en maître. Un vrai tyran qui avait épousé tardivement une jeune fille dAvranches et lui avait rendu la vie impossible. Elle navait dailleurs pas résisté très longtemps. Dieu ait son âme ! Colin nen avait que très peu de souvenirs ; elle était pour lui un ange, un oiseau de mer ou une étoile lointaine qui scintillait près de la Grande Ourse.
Quand le pêcheur regagnait la maison, Loup Lassole pointait le menton dans sa direction et grommelait :
« Alors ?
Pas beaucoup de crevettes, mais deux bars et six mulets, répondait le fils, sourire aux lèvres.
Ni saumon ni carrelet ? En plus ça te fait rire ? se fâchait le père. Y a pas de quoi ! »
Colin ne prêtait plus attention aux réactions du vieux Loup, même quand il lengueulait comme du poisson pourri. Pas mhareng, approuvait-il en souriant de plus belle.
« Tu aurais dû être un merlan ! Comme coiffeur, tu aurais été plus utile », poursuivait le père.
Colin haussait les épaules. Les yeux de merlan frit, cela lui suffisait ! Et puis, autant noyer le poisson et parler dautre chose ! Alors il racontait sa journée, heureux de mettre en mots le vol des oiseaux, les couleurs du sable, le frétillement des poissons et sa chère liberté. Tant pis pour le vieux Loup qui nen avait que faire !
***
La semaine précédente, Colin avait trouvé son père pétrifié, le regard fixe. Il ny aurait plus de « Alors ? Ça te fait rire ? Y a pas de quoi ! » Pour la première fois, Loup Lassole était presque mhareng et Colin ne souriait pas.
Colin avait ressenti à la fois un grand vide et un soulagement. Comme si les remarques blessantes quotidiennes lui avaient permis de se construire, de chercher ailleurs ce qui était beau, dexister autrement... Ce père ne laimait pas, mais il avait été omniprésent. Colin avait guetté en vain un geste damour caché, un mot silencieux, un signe dattachement ou de reconnaissance. Rien. Bizarrement, Colin ne lui en voulait pas ; il avait accepté ce père tel quil était.
Hier avait eu lieu lenterrement ; Colin navait pas réussi à joindre sa sur Julienne dont il ignorait ladresse. Elle lui manquait depuis quelle avait fui le tyran paternel. Il se sentait désemparé malgré la présence de ses amis denfance. Vacillant, sans point de repère.
Ce matin, il marchait sur le sable, transportant ses nasses. Le vol des oiseaux navait plus de sens, le sable avait perdu ses couleurs, les poissons étaient absents et le mot liberté lui paraissait insignifiant. Libre de continuer à vivre au gré des marées ? Libre comme lair qui glisse entre les doigts ? La vie ne serait plus comme avant ; le pêcheur ne serait plus sous tutelle, et cela linquiétait. En serait-il capable ?
Le front plissé, il installait ses nasses entre les piquets de bois quand une voix le fit sursauter :
« Je peux vous aider ? » Colin se retourna, surpris. « Oh, excusez-moi, je vous ai fait peur.
Non, tout va bien.
Jaimerais vraiment vous aider », insista la jeune femme aux yeux nuit et aux cheveux de jais.
Perplexe, Colin en resta bouche bée ; cétait la première fois quon lui faisait pareille proposition. Mal à laise, il se tortilla comme une anguille, ce qui fit rire la visiteuse :
« Ne craignez rien ! Il ny a pas anguille sous roche ! » Elle avait un accent de soleil, on aurait cru quelle chantait. « Je ne me suis pas présentée, je mappelle Charlotte comme le gâteau, mais on me surnomme Lotte...
Comme le poisson », compléta Colin en tendant une nasse à la jeune femme et lui montrant comment procéder.
Elle parlait, parlait, ruisseau qui ne se tarit jamais. Et il lécoutait, envoûté.
« Et vous ? Je ne sais rien de vous. Votre famille ? Vos amis ? Sil vous plaît, dites-moi tout ! »
Le pêcheur hésita. Sa mère scintilla, invisible, près de la Grande Ourse ; son père se tut, fidèle à lui-même ; Julienne ne réapparut pas ; laïeul avait retrouvé sa tête... Colin nen parla pas. Plus tard peut-être... Mais il raconta ses journées, heureux de mettre en mots le vol des oiseaux, les couleurs du sable, le frétillement des poissons et sa chère liberté.
« Liberté ? sexclama Lotte. Choix voulu ou imposé ? »
Colin ne sétait jamais posé cette question. Voulu ou imposé ? En lien avec sa vie davant, son père omniprésent...
Lotte eut un demi-sourire, le même que lui quand il rêvait en relevant ses nasses, et elle murmura :
« Pourquoi la garder pour vous seul ? La liberté peut se partager... »
Et elle se mit à chanter : la si la sol, là si Lassole, sur le sable do ré !
LES COULEURS DU RIRE - Ann Rocard - 2015
38- HOMMAGE À LA TEURGOULE !
Ann Rocard
Cécile nettoyait le foyer ; Samson, son époux, et leurs trois fils étaient en mer et ne rentreraient que le lendemain. Un parfum de cannelle embaumait la pièce, la teurgoule cuirait toute la nuit à petit feu dans le four à bois.
On frappa à la porte ; Cécile se redressa, surprise ; elle nattendait personne. De nouveau, trois coups se firent entendre.
CÉCILE : Qui va là, à une heure pareille ?
PIERRE : Trois pèlerins qui cherchent un abri pour la nuit.
MICHEL : Et qui ont grand faim.
LAUTRE : Trois pèlerins fatigués.
CÉCILE : Il y a de la place ailleurs. La maison est déjà pleine. Passez votre chemin.
MICHEL : Pour une nuit seulement...
Le troisième pèlerin avait un accent bizarre ; ses s sifflaient tels des serpents dans le silence.
LAUTRE : Le mensonge est un vilain défaut, Cécile. Nous savons que vous êtes seule ce soir. Sans Samson ni ses fils.
PIERRE : Et une irrésistible odeur de teurgoule à la cannelle nous chatouille les narines.
Cécile sursauta, inquiète .
CÉCILE : Comment connaissez-vous mon nom et qui vous a parlé de Samson ?
LAUTRE : Mon petit doigt osseux, Cécile !
CÉCILE : Garnements ! Ne vous moquez pas dune pauvre vieille femme !
MICHEL : Vous nêtes ni pauvre ni vieille.
PIERRE : Et vous cuisinez à merveille. Votre teurgoule paradisiaque je nai pas dit aphrodisiaque est connue aux quatre coins des mondes. Et plus loin encore...
LAUTRE : Nous ne vous ferons aucun mal. Vous avez ma parole. Que Saint Michel et Saint Pierre me foudroient sur place, si je ne dis pas la vérité !
Un coup de tonnerre ébranla le Mont ; Cécile recula dun pas.
CÉCILE : Quest-ce que cétait ?
PIERRE : La foudre vient de frapper labbaye. Tonnerre de Brest ! sécrirait lun de mes amis.
LAUTRE : Et comme je ne mens jamais, Cécile, je nai pas servi de cible.
MICHEL : Ouvrez vite ! Il pleut des hallebardes, nous allons être trempés.
Cécile hésita : et sil sagissait de malfrats, de bandits de grand chemin qui ne songeaient quà dévaliser la maison et engloutir sa teurgoule...
Le troisième pèlerin éternua alors bruyamment et Cécile entrouvrit la porte.
CÉCILE : Juste une nuit. Cest bien sûr ?
PIERRE : Promis. Et ma promesse est parole dEvangile, vous pouvez me croire.
MICHEL : Je me présente : Michel. Et voici Pierre.
PIERRE : Pierrot pour les intimes.
Pierre portait une robe de bure ; on aurait dit un moine non tonsuré, un moine à la barbe et aux cheveux blancs. Il avait dans le regard quelque chose de pétillant et sur les lèvres un sourire gourmand.
Michel était un bel homme, élégant, bien vêtu ; il renvoyait sans cesse une mèche rebelle vers larrière de son crâne. Il ressemblait vaguement aux images de Saint Michel que Cécile avait vues. Un gentilhomme sans doute dont la bourse était bien remplie et qui laisserait une obole sur la table en sen allant.
Quant au troisième pèlerin, il était vêtu dune longue cape sombre, la tête dissimulée sous un large capuchon. Un homme filiforme qui dut se baisser pour franchir le seuil.
CÉCILE : Et comment sappelle votre ami ?
PIERRE : Il na pas de nom.
MICHEL : On ne peut pas tout avoir.
LAUTRE : Vous pouvez mappeler LAutre, mais est-ce bien utile, Cécile ?
CÉCILE : Un prénom peut toujours servir. Imaginez un peu ! Je sors dans la rue et je crie « Eho, LAutre ! »... Tout le monde se retourne.
PIERRE : Pas moi.
MICHEL : Ni moi.
LAUTRE : ATCHOUM ! Ça y est, jai attrapé la mort.
LAutre éternua plusieurs fois et ses deux compagnons éclatèrent de rire. Cécile les fixa, choquée par un tel manque de compassion.
CÉCILE : Il attrape la mort, et ça vous fait rire ?
PIERRE et MICHEL : Oh, oui... Ah, ah, ah...
PIERRE : Ça lui va comme un gant...
MICHEL : Cest à mourir de rire.
Pierre et Michel gloussèrent de plus belle tandis que LAutre sortit un mouchoir noir dune poche invisible.
LAUTRE : Tous les chemins mènent au rhume. Le Mont-Saint-Michel, cest pire que Compostelle.
CÉCILE : Je vais vous concocter une tisane de thym, ça vous requinquera.
LAUTRE : Cest bien la première fois quon se préoccupe de ma santé, Cécile. Je vous en suis reconnaissant... mais je préférerais un coup de calva du père Samson, meilleur que celui du père François.
MICHEL : Le meilleur calva du Mont, daprès les connaisseurs.
LAUTRE : Sans parler des censeurs et des frères sans sur.
PIERRE : Hum... Je déteste mentir avant le chant du coq après laube, cela me culpabilise beaucoup moins... Hum... Je ne suis pas malade, mais...
CÉCILE : Conclusion, Pierrot ?
PIERRE : Le calva, quand il y en a pour deux, il y en a pour trois ?
Cécile acquiesça, un sourcil arqué, ce qui était chez elle signe de perplexité. De plus, ces trois pèlerins en savaient un peu trop sur sa vie privée. Prudence !
LAUTRE : Prudence est mère de vertu.
Cécile en resta bouche bée. Le grand homme filiforme lisait dans les pensées...
LAUTRE : A moins quil ne sagisse dune coïncidence... Rassurez-vous, Cécile, je ne suis quomniscient.
CÉCILE : Homme quoi ?
LAUTRE : Homme quoi ? Moi, un homme, elle est bien bonne !
LAutre eut un rire doutre-tombe à vous glacer le sang. Abasourdie, Cécile se tourna vers Michel et Pierre qui sirotaient déjà leurs verres de calva.
CÉCILE : Que raconte-t-il donc ? Je ny comprends goutte. Homme qui quoi ?
MICHEL : Laissez-le philosopher à sa guise. Parlons plutôt gastronomie.
PIERRE : Alors, cette teurgoule, Cécile ?
CÉCILE : Elle cuit.
PIERRE : On pourrait peut-être accélérer la cuisson... Quen penses-tu, Michou ?
MICHEL : Javoue que cest tentant.
CÉCILE : Sacrilèges ! Accélérer la cuisson de ma teurgoule ? Vous plaisantez ?
PIERRE : Pas du tout, mais alors, pas du tout ! Nest-ce pas, Michou ?
Le beau Michel prit lair inspiré et déclama, le bras droit levé.
MICHEL : Ecoutez tous la pluie qui frappe les maisons...
Il fait un temps de chien, de cochon, de dragon !
Mais nous ne craignons rien, tel est mon fer de lance !
Les secondes, les heures nont pas d'importance.
CÉCILE : Quel est ce charabia ?
LAUTRE : Oui, le temps qui sécoule na pour nous aucune importance, Cécile, car nous savons jongler avec le temps.
PIERRE : Il nous suffit de claquer des doigts... et le plat de terre se transforme cocotte-minute !
CÉCILE : Une poule à présent ? Quelle poule ?
Les pèlerins se concentrèrent, nez pointés vers le four à bois, et se mirent à onduler, accompagnant leur danse de claquements de doigts.
Puis ils poussèrent un long soupir, écarquillèrent yeux et narines.
MICHEL : Cot cot cot codac... A table !
PIERRE : Le repas est prêt. Vous pouvez vérifier.
LAUTRE : Et par pitié, chère hôtesse, ne criez pas au miracle !
Cécile plongea une cuillère dans la teurgoule dont la surface avait bruni, juste ce quil faut... Une heure à peine avait suffi pour que sa spécialité soit cuite à point. La cuisinière avait le mot miracle sur le bout de la langue, mais elle se retint. Il y avait quelque chose de louche dans ces claquements de doigts, ces déhanchements païens qui sentaient le souffre... Elle évacua sa réflexion dun mouvement de sourcil et sortit le plat du four en se focalisant sur le parfum de cannelle.
Les pèlerins étaient déjà attablés, prêts à savourer.
CÉCILE : Nempêche que je ne comprends pas... Une teurgoule, normalement ça mijote pendant des heures...
MICHEL : On nallait quand même pas y passer la nuit !
PIERRE : Ça mijote, ça mijote... Cest plus rapide avec notre cocotte.
Cécile servit un grand bol à chacun des visiteurs, guettant leurs réactions. Ils ne disaient plus un mot, savourant chaque bouchée, le granulé et le moelleux du riz, la croûte plus résistante, le lait qui sétait mué en crème...
LAutre tenait sa cuillère en bois entre ses doigts maigres, le pauvre pèlerin navait que la peau sur les os. La cuillère disparaissait toutes les trois secondes sous la capuche. Cécile aurait aimé apercevoir le visage caché tout en le redoutant... Autant ne pas trop insister ! La vie réserve parfois de mauvaises surprises, et la mort aussi.
MICHEL : Cest divin.
PIERRE : Le petit Jésus en culotte de velours, dirait lun de mes amis. Celui qui connaît beaucoup dexpressions.
LAUTRE : Jen reprendrais volontiers, sil vous plaît, Cécile.
PIERRE et MICHEL : Moi, aussi.
CÉCILE : Et Samson ? Et mes fils ? Ils seront furieux en découvrant le plat presque vide !
PIERRE : On nest plus à un claquement de doigts près, quen penses-tu, Michou ?
MICHEL : Evidemment.
LAutre remplit à nouveau son verre.
LAUTRE : Sirotez, sirotons tous une dernière lampée pour la route.
CÉCILE : Vous allez même finir le calva ?
LAUTRE : Pas de souci, Cécile !
MICHEL : Les claquements de doigts serviront aussi pour le flacon de Samson.
LAUTRE : Les Noces de Cana - bis !
CÉCILE : Cannabis, quest-ce donc ?
LAUTRE : Les Noces - bis ! Les Noces, le retour ! Vous comprenez, Cécile ?
CÉCILE : Non.
PIERRE : Relisez vos classiques !
Pierre se mordit la langue, comprenant sa méprise ; leur charmante hôtesse ne parlait pas latin et déchiffrait à peine quelques mots en français. Mais le calva aidant, il fit vite son mea culpa.
Les pèlerins vidèrent plat et flacon avant de se lever, pleinement satisfaits.
MICHEL : Merci pour votre accueil.
PIERRE : Merci. Dieu vous le rendra au centuple.
LAUTRE : Ah, si toutes les hôtesses vous ressemblaient, Cécile !
CÉCILE : Vous ne dormez pas ici ?
MICHEL : On nous attend. Une réunion au sommet.
PIERRE : Dommage pour la teurgoule que nous nemporterons pas au paradis... Quoique... La multiplication des plats, quen penserais-tu, Michou ?
MICHEL : Pourquoi pas, Pierrot, pourquoi pas !
LAutre approuva du capuchon. Le trio se contorsionna trois minutes en claquant des doigts.
Michel souleva le plat de teurgoule, de nouveau rempli à ras bord, lAutre ouvrit la porte, Pierre pointa de l'index le four à bois, puis agita la main en se léchant les babines... et les pèlerins disparurent dans la nuit.
Cécile voulut les rattraper, crier au voleur... mais une intuition len empêcha. Elle se retourna au ralenti, se dirigea vers le four quelle entrouvrit : deux plats sy trouvaient, une délicieuse odeur de cannelle sen échappait.
Avait-elle rêvé ? Sur la table, verres, cuillères et bols attestaient du contraire.
Elle se versa une goutte de calva et leva son verre en lhonneur des trois visiteurs.
CÉCILE : A la prochaine fois !
RONRONNEMENT IMPERCEPTIBLE - Ann Rocard - 2015
Chez Jennifer et Eckhart Thomä
39-
LE MESSAGE DU CHAT
Ann Rocard
La vieille femme navait jamais compté les saisons. Elle les avait égrenées comme les grains dun chapelet de buis ; elle avait savouré leurs lumières changeantes, leurs parfums de fleurs et leurs saveurs de fruits. Tant de saisons depuis quelle était née dans cette petite maison du Mont.
Peu à peu, sa famille était partie vers dautres régions, dautres cieux ; elle était restée seule, attendant linstant où elle aussi prendrait son envol et suivrait la valse des saisons depuis les nuages.
On la disait voyante, parfois un peu sorcière à cause du chat noir qui ne la quittait pas. Quand celui-ci mourait, un autre lui succédait. Noir de jais, noir de nuit. Daprès une légende, Diane, la déesse lunaire vivait avant la naissance du monde ; elle aimait Lucifer, le prince des enfers ; pour le séduire, elle se transforma en chat noir et donna naissance à une fille, Aradia. Elle lenvoya sur Terre pour enseigner aux hommes la sorcellerie.
On avait parfois surnommé la vieille femme Aradia, mais elle navait rien dune sorcière. Elle respirait la joie, la bonté ; son visage, tout sourire, redonnait la confiance à ceux qui lavaient perdue. Elle avait le cur sur la main et la main sur le cur.
Les gens venaient la voir espérant quelle saurait répondre à leur attente. Souvent, une image simposait à elle, une scène passée, un événement à venir... Elle la partageait avec les visiteurs en murmurant toujours un Je peux me tromper..., cependant elle ne se trompait jamais.
Elle sen étonnait, ignorant doù venait ce don étrange. Autrefois, elle navait pas osé en parler ; ses parents lauraient traitée de folle, son mari et ses enfants aussi. Elle avait révélé ce don quand elle sétait retrouvée seule, sans crainte dêtre jugée par ceux quelle aimait.
Le soir, assise devant lâtre dans le fauteuil que son grand-oncle avait rapporté des Amériques, elle se balançait jusquà ce que les flammes samenuisent et se glissent au cur des braises. Et elle laissait les mots se transformer en perles pour devenir colliers.
Le chat ronronne, lové en boule sur mes genoux. Un ronronnement doux et lointain.
Le chat ronronne. Un message de paix venu dun lieu où il vécut il y a si longtemps. Bien avant lUnivers, le chant des galaxies.
Son ronronnement menveloppe, léger et vaporeux comme un voile de soie. De soi, de lui, de moi. Le voile des étoiles qui séteignent une à une à laube des temps nouveaux.
Son ronronnement sinfiltre peu à peu dans mon corps et se transforme en souffle. Je réalise enfin quil sert dintermédiaire, quun autre veut sexprimer pour que je puisse lentendre et rester à lécoute :
« Jai parcouru ce monde, marchant à tes côtés, tu ne ten souviens plus. Car je suis ta mémoire, limmensité de lêtre, lespoir de renaissance, lespoir et la naissance. On me nomme Fala, regarde vers Orion... »
Je ne peux pas comprendre ce que me dit Fala. Ses mots sont trop complexes ; il me faudra du temps pour en saisir le sens. Mais je ressens soudain détranges vibrations et les couleurs se muent en bouquets de lumière.
« La fragilité devient force sur le chemin de la sagesse... Quand tu lauras compris, je viendrai te chercher. »
En caressant le chat qui ronronna de plus belle, la vieille femme ferma les yeux et visualisa Orion dans la nuit de décembre. Alnitak, Alnilham et Mintaka scintillèrent de concert. Bételgeuse éclata dun rire plus rouge que le sang et Rigel bleuit, tandis que la nébuleuse à la tête de cheval galopait en silence.
Elle avait suivi le chemin de la sagesse et tentait à sa façon de loffrir en partage. Combien dannées encore ? Elle lignorait, tout venait en son temps.
Elle avait été si fragile, un brin dherbe malmené par le vent, mais elle avait toujours relevé la tête, gravi de nouveau les collines. Au crépuscule de la vieillesse, elle avait trouvé un équilibre entre force et fragilité.
Le rire de Bételgeuse sinterrompit. Le chat se redressa, attentif.
La vieille femme ouvrit les yeux ; lobscurité avait succédé à la lueur des braises. Et tout se fit lumière, un éclat intérieur. Fala lui prit le bras, laida à se lever. Il était temps pour elle de rejoindre les siens. Elle emporta son chat et franchit, soulagée, la porte qui la menait au pays des étoiles, où elle pourrait sans bruit égrener les saisons comme les grains dun chapelet.
NOTE D'ESPOIR
Photo de l'auteure
40- CANARD DE BARBARIE
Ann Rocard
Les murs de la maison tremblaient encore, la violence avait de nouveau frappé.
Un canard noir panaché de blanc se dandinait devant la porte, semblant ne pas comprendre... On le nommait canard de Barbarie, lui qui navait rien dun barbare, lui qui souriait du regard et jouait avec les enfants.
Couchés dans une mare de sang, son maître et sa famille avaient été la cible dun homme aux yeux hallucinés qui criait sans relâche les mots vengeance et haine. Il les avait choisis au hasard dans la foule qui cheminait dans la ruelle. Tuer pour tuer, détruire pour détruire, avant de se donner la mort comme on soffre un présent, persuadé quil obtiendrait ainsi les délices du paradis.
Le canard muet se pencha vers son maître, musicien ambulant qui tournait la manivelle de son orgue de Barbarie. Le son de lorgue sétait tu, la voix rauque du musicien et les rires des enfants ne résonneraient plus.
Miquelots et Montois sattroupaient, sidérés, bouleversés. Comment ne pas perdre espoir ? Comment réagir sans sombrer dans la terreur ? Serrés les uns contre les autres, ils savaient que de tels actes se perpétreraient, mais ils reprirent confiance. De tous temps, en tous lieux, la violence avait sévi ; mais le monde avançait vers la paix, lentement... les Sages le disaient.
Les passants se recueillirent en silence, croyant au vivre ensemble, à lavènement de la lumière. Le canard, lui, détourna la tête, submergé par le chagrin. Sur le sable orangé, un arc embrasa le ciel.
DERRIÈRE SE TROUVE LA LUMIÈRE - Ann Rocard - 2015
Acrylique sur étoffe, cousue sur le sur le tissu vert.
41- LIBERTÉ
Ann Rocard
Lenfant rêvait de franchir les montagnes, de secourir les malheureux, de protéger la plus petite abeille... Mais comment ? Elle navait que huit ans. Plutôt frêle, agile et de lespoir dans les prunelles.
Bérangère courait souvent sur les remparts du Mont et observait les murailles. Là-haut se trouvaient des prisonniers ; les Montois en parlaient sous le manteau : le roi les avait fait emprisonner pour des raisons obscures... Que signifiaient ces mots pamphlet, protestation et lettres de cachet ? Lenfant avait cherché à les comprendre sans obtenir dexplication.
Derrière se trouve la lumière...
Derrière les barreaux, quels quils soient.
Un homme, debout dans un cachot, prisonnier innocent. Privé de liberté pour avoir osé élever la voix au nom de tant dautres voix.
Durant des mois, il avait essayé décarter les barreaux sans y parvenir. Par endroits, les pierres semblaient brisées par le gel du dernier hiver... Il ne put les déplacer ni les émietter...
Il cherchait mille solutions pour séchapper. Il navait pas peur, la peur était inutile. Il ne voulait pas perdre espoir.
Il faisait même appel à son imagination débordante. Se rêvant minuscule pour quitter sa prison ou transformé en oiseau qui senfuirait à tire-daile... Acrobate, contorsionniste pour se faufiler entre les barreaux, échapper à lenfermement, recouvrer le sourire.
Impossible.
Il levait alors les yeux, sachant quil était peut-être le seul à vivre dans un cachot où ne régnait pas lobscurité. Cette fenêtre était comme un tableau animé par le ressac et le cri des goélands.
Au-dehors un pan de ciel, un peu de miel dans les nuages et la lumière qui ruisselle telle une source. Douce si douce... Il savait quun jour, il sy abreuverait. Mais quand ?
Derrière les barreaux se trouve la lumière. Limites verticales qui zèbrent lhorizon. Limites infranchissables, limites périssables.
Barreaux de haut en bas, barreaux de bas en haut. Mouvement perpétuel quon voudrait tant briser.
Un poète écrira ton nom, liberté. Avant lui, tant dautres lont déjà fait sur les murs des cachots, les grilles, les barres de fer ou sur leur propre peau.
Et lui, ce prisonnier écrivit liberté sur le nuage le plus proche, un nuage égaré que le vent avait oublié non loin de la fenêtre.
Le prisonnier neut que le temps de tracer quelques lettres avant que le nuage ne séloigne. Mais le mot sy était imprégné, indélébile ; ni lorage ni la grêle ne pourraient leffacer.
Un mot sur un nuage...
Au pied du Mont, Bérangère laperçut. Surprise, elle interrogea un écrivain public ; elle ne savait pas lire et ne saurait jamais. Lhomme aux lunettes rondes ne sétonnait de rien, il avait tant vécu que pour lui lincroyable nexistait pas.
« Liberté, dit-il.
Liberté, quest-ce que cest ? » insista lenfant.
Patient, lhomme lui expliqua avec des mots simples, des mots à sa portée.
« Les nuages savent écrire ? fit lenfant. Ils en ont de la chance... »
Lhomme, amusé, se prit au jeu ; tous deux imaginèrent des nuages instruits transmettant des messages et glissant sur le ciel. Et cela les fit rire...
Bérangère sinterrompit soudain, songeant aux prisonniers, enfermés là-haut. Et si cétait lun deux qui criait au secours ?
La nuit, à la lueur de la lune, elle quitta la maison où dormaient ses parents, ses frères et la vieille grand-mère sans dents.
Quelques outils en poche, une corde enroulée autour de la taille. Elle fila dans les ruelles, escalada la muraille, agile comme un singe.
Elle aperçut un homme, agrippé aux barreaux dune fenêtre étroite, un homme au visage pâle qui happait deux trois rayons de lune.
« Jai vu les lettres sur le nuage, murmura-t-elle, et je suis venue. »
Le prisonnier ne put répondre, privé de langue depuis longtemps. Mais ses yeux savaient parler le langage des enfants, lespoir se posa sur ses lèvres, il sourit et tout alla très vite... Trop vite peut-être pour y croire vraiment.
Bérangère lui tendit une lame, il descella les barreaux, se glissa dans louverture, amaigri par des mois de cachot. La corde lui permit de descendre en douceur. Lenfant nen avait pas besoin, habituée à grimper de pierre en pierre, de rocher en rocher.
Oui, tout alla trop vite...
Lespace dun instant, le prisonnier crut quil rêvait et que le réveil serait brutal. Un instant fugace, un pincement au cur et lespoir en suspens... Bérangère le regardait, tout heureuse. Elle lui donna le morceau de pain quelle avait conservé à la fin du souper :
« Aujourdhui, un homme ma expliqué : derrière les barreaux se trouve la lumière, on peut toujours les écarter. Un homme avec des petites lunettes rondes, cest lui qui a lu le mot liberté. » Lenfant hocha la tête : « Toujours les écarter ? Je ne sais pas. Je nen suis pas sûre... »
Lautre la remercia dun geste, puis se fondit dans la nuit.
Bérangère retourna chez elle, personne ne sétait aperçu de son absence. Sombrant dans le sommeil, elle vit danser sous ses paupières les mots liberté, liberté, liberté...
***
Deux siècles et demi plus tard, dans cette même maison, une jeune femme fixe le ciel, accoudée à la fenêtre ouverte. Le mot liberté a si souvent été galvaudé. Cependant...
Cependant elle voudrait tant lécrire sur les nuages et prononcer le poème dEluard :
Et par le pouvoir dun mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Et ses pensées sentrechoquent...
« Que faisons-nous ? Qu'attendons-nous ? Pourquoi nous voilons-nous la face ?
Ce que tu fais ne sert à rien, il faudrait des millions et des millions de gouttes d'eau comme la tienne pour avoir une action quelconque.
Eh bien, que nous soyons des millions et des millions à apporter notre part infime, à murmurer un non n-o-n , un non qui d'écho en écho gonflera et aura la force du tonnerre.
On se sent démuni, on ne sait pas quoi faire Mais le monde a changé. La Toile nous en donne la possibilité. Nous navons pas le droit de nous taire.
Surtout ne nous disons pas : De toute façon ça ne servirait à rien, une voix de plus dans le brouhaha ? Un rien dans l'immensité." Mais ce rien s'ajoute à d'autres riens pour devenir un tout, trouver la force d'exister et d'agir.
Donnons-nous la main, une main virtuelle sans doute au départ, une main qui surfe sur les ondes, ces ondes relient tous les pays du monde.
Donnons-nous la main, sans oublier ceux qui nous ont précédés, ceux qui ont eu le courage de parler et décrire :
Et par le pouvoir dun mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté... »
***
Au XVIIIe siècle, le Mont-Saint-Michel est surnommé la « Bastille des mers », car le roi de France y exile des prisonniers par lettres de cachet.
PAR-DELÀ LES FRONTIÈRES - Ann Rocard - 2015
Chez Xenia et Antonin Hiroz (Suisse et Russie)
photo à refaire
42- LES SENTIERS DE LA VIE
Ann Rocard
Les sentiers de la vie glissent au fil du temps.
Ils se croisent un soir, se défont au matin...
La brise au rendez-vous les entraîne plus loin.
Par-delà les frontières, par-delà les rivières
et les sources deau vive
qui ne sont plus ruisseaux.
Ils sarrêtent parfois au cur dune maison
qui sait les accueillir, leur offrir un refuge.
Une maison de pierre, une cabane en bois
qui ne demande rien quun sourire en retour.
Les sentiers de la vie ont franchi les montagnes,
ils ont longé la mer perlée de coquillages.
Par-delà les frontières, par-delà les saisons,
cycle ininterrompu de rêves épurés.
Certains suivent la voie libre de lhorizon,
sans détours ni regards vers un monde passé.
Dautres vont lentement de méandre en méandre
jusquau point de rencontre,
surprise inéluctable.
Les sentiers de la vie ne regrettent jamais
les chemins détournés le long des précipices
car ils ont tant appris, découvrant étonnés
quils pouvaient surmonter épreuves et détresse.
Par-delà les frontières, par-delà les sanglots,
chrysalides dun jour qui prendront leur envol.
Et quand le dernier soir les attend sur le seuil,
les sentiers de la vie papillonnent des cils
referment leurs paupières...
Par-delà les frontières.
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Je n'ai pas atteint les 52 nouvelles prévues... mais certains textes du challenge 2016 prendront peut-être leur source dans ce lieu mythique qu'est le Mont-Saint-Michel.
Bonne lecture !
Challenge 2016
et Menteurs en scène