Nouvelle écrite pour les élèves du collège de Drulingen, en Alsace, à l’occasion du prix des Incorruptibles (printemps 2002). À l’entrée de ce collège se dresse un dragon de grès rose, énorme, dont les ailes sont les grilles amovibles à l’entrée de la cour.
LE DRAGON DE L’ALSACE BOSSUE
Ann Rocard
Chaque jour, les élèves de Drulingen et des environs franchissaient les grilles du collège - les ailes repliées du dragon de pierre - et ils pénétraient dans la cour d’honneur. Ils ne prêtaient plus guère attention au dragon rose, sculpture en grès des Vosges censée surveiller l’entrée de leur établissement et garder l’arbre de la connaissance, cet immense frêne qui soutenait la charpente du hall d’entrée. Long de quatre mètres, haut de deux mètres, le dragon passait pourtant presque inaperçu.
Ce matin-là, il avait plu à verse. Maisons, rues et buissons perçaient à peine la grisaille. Clément Argond* et Léa Gordan* couraient, essoufflés. En retard comme toujours. Ils habitaient dans la même impasse et étaient tous deux en classe de troisième. Quand ils atteignirent l’entrée du collège, il n’y avait plus un chat. Les élèves étaient déjà en cours. « Dire que le dragon représente toutes les adversités à vaincre comme dirait mon père, se moqua Léa. Il doit sûrement avoir quelque chose à voir avec le réveil qu’on n’entend pas. » Clément se mit à rire : « Leurs symboles à la noix, c’est n’importe quoi ! Bon, on ferait mieux de se dépêcher. »
Ils se dirigèrent rapidement vers la porte du hall. Avec la désagréable impression que le dragon de pierre les suivait des yeux... Il ruisselait. Eux aussi. Bizarre... « Passez chercher un billet de retard ! » ordonna un pion, posté dans le hall d’entrée. Les deux ados jetèrent un dernier coup d’œil vers la sculpture immobile. Ils avaient eu la même sensation au même moment. Comme si un soupçon de vie se cachait au cœur de la roche. Bizarre...
Léa et Clément n’étaient pas des élèves-modèles. Plutôt le style tête dans les nuages et boulettes de papier. “Le collège, à quoi ça sert ?“ semblaient-ils soupirer en observant un vol d’oiseaux, libres comme l’air. “Le collège, on n’en a rien à faire !“ Tout juste s’ils entendaient les remarques acerbes de certains profs : « Arrêtez de vous comporter comme des gamins ! » Mais ce jour-là, une autre voix résonna en écho. Une voix rocailleuse qui les fit frissonner : “Arrêtez de vous comporter comme des gamins...“ Ils étaient trempés. Ils avaient dû prendre froid en courant sous la pluie. Un rhume de cerveau... Un rhume qui mettait leur cerveau sens dessus dessous... De quoi avoir des hallucinations auditives !
Quand ils quittèrent le collège en fin de journée, Léa et Clément s’approchèrent l’un après l’autre de la sculpture de grès rose. Sans s’être donné le mot. Haussant les épaules : le dragon n’était qu’une décoration originale. Ça ou autre chose, quelle importance ! À cet instant, un souffle tiède s’échappa de sa gueule entrouverte. La langue paraissait humide. Un éclair de feu brilla dans ses prunelles creuses... et un parfum de terre monta du sol. Bizarre... Sans doute rêvaient-ils sous l’effet de la fièvre.
***
La semaine suivante, la prof de français donna à la classe un sujet de réflexion : « En chacun de nous, il y a une part d’ombre. Un dragon en quelque sorte qu’il s’agit de maîtriser, de dompter... » Les regards des deux ados se croisèrent. Excédés. « Ras le bol des coïncidences, grimaça Clément. - Et ras le bol des dragons à répétition », ajouta Léa, furieuse. De nouveau, une voix rocailleuse grinça dans leurs pensées, mais ils ne purent comprendre ce qu’elle disait. « J’ai l’impression de devenir folle, avoua Léa avec une moue inquiète. - Qu’est-ce que tu racontes ? demanda la prof de français. Tu me traites de folle ? - Pas du tout, madame, c’est moi... - Nous en reparlerons quand tu m’auras rendu ce devoir. Et pour une fois, essaie de faire un effort. »
***
Peu de temps après eut lieu la nuit des sorcières. C’était une coutume de l’Alsace bossue : tous les ans, le 30 avril, les farceurs s’en donnaient à cœur joie. Parfois les blagues nocturnes dégénéraient : des volets sortaient de leurs gonds, leurs propriétaires aussi ; des scies grinçaient des dents... et certaines farces tournaient au vandalisme.
Le lendemain matin, une nouvelle incroyable se répandit : le dragon du collège de Drulingen avait disparu. Neuf tonnes de grès sans compter les immenses ailes métalliques ! C’était impensable ! Personne ne pouvait déplacer une masse pareille... Mais l’événement le plus grave ne fut rendu officiel que quelques heures plus tard : Léa Gordan et Clément Argond avaient rejoint des copains pour participer à la nuit des sorcières et ils n’étaient pas rentrés chez eux.
Des recherches furent aussitôt organisées. Affiches, annonces à la radio et à la télévision, battues aux alentours... Le seul indice fut fourni par leur groupe d’amis : « Ils avaient tous les deux de drôles de bourdonnements dans les oreilles. C’est pourquoi ils ne voulaient pas se coucher tard. On était près du collège quand ils sont partis. » On inspecta chaque recoin, chaque vallon, chaque colline boisée... Rien. Pas la moindre trace. Comme si les deux ados s’étaient envolés. Volatilisés.
Leurs familles refusaient de perdre espoir et d’admettre l’hypothèse de la gendarmerie. Une fugue ? Impossible ! Un voyage en amoureux, un coup de foudre la nuit des sorcières ? “Ils ne sortaient pas ensemble“, avaient affirmé leurs meilleurs copains. Et cette histoire abracadabrante de dragon, qu’avait-elle à voir avec Léa et Clément ? Y avait-il un rapport avec le vol de la sculpture ? « Le vol ? Le vol ? bougonnait l’un des enquêteurs en hochant la tête. Comment voulez-vous emporter discrètement une masse pareille ? Je dirais plutôt l’envol, s’il n’y avait pas la disparition des deux jeunes et si je pouvais me permettre de faire de l’humour. » Désespérées, les familles de Clément et de Léa s’adressèrent à une voyante malgré les critiques de leur entourage. Après s’être concentrée, la femme ne prononça que deux mots : « Soyez patients. » Patients ? C’était plus facile à dire qu’à faire. Patients ? Alors que les deux adolescents restaient introuvables...
***
(un temps de silence)
***
Léa et Clément ne cherchaient pas à comprendre ce qui leur arrivait. Eux qui avaient nié l’imaginaire, ricané devant l’énumération de symboles et autres explications fantastiques... ils savouraient le moment présent.
La nuit des sorcières, un bourdonnement persistant leur vrillait les tympans. Ils avaient décidé de rentrer chez eux. En passant près du collège, le bourdonnement s’intensifia, se transformant en une voix rocailleuse. Dans la pénombre se découpait la silhouette du dragon de pierre. Un claquement d’ailes métalliques. Un souffle violent qui les souleva de terre. Une chaleur intense... Et ils se retrouvèrent en un lieu inconnu. Ailleurs... Blottis l’un contre l’autre dans une étrange prison de pierre.
Soudain, ils s’élevèrent, flottant au-dessus de leurs corps immobiles. Ils s’élevèrent, aspirés dans un tunnel aux parois lisses et douces, un tunnel au bout duquel brillait une lumière intense. On leur avait dit que les gens frôlant la mort ressentaient ces sensations. Se trouvaient-ils dans la même situation ? Etaient-ils en train de quitter la vie sans une seule larme ? Bien-être. Calme. Luminosité. Aucun regret... S’ils racontaient plus tard cette étrange expérience, qui pourrait les croire ? Ils étaient devenus tour à tour les quatre éléments : l’eau, l’air, le feu et la terre.
***
Quarante jours s’étaient écoulés depuis la nuit des sorcières. Les recherches n’avaient rien donné. « Il n’y a plus aucune chance de les retrouver sains et saufs », avaient conclu les enquêteurs en rangeant leurs dossiers.
À l’aube du 10 juin, les habitants de Drulingen poussèrent un cri de surprise : le dragon - légèrement verdi - avait repris sa place, ailes déployées. Sans le moindre bruit. Dans la matinée, les élèves aperçurent Léa et Clément qui franchissaient les grilles du collège. Ils n’étaient plus vraiment les mêmes. Ils avaient changé... Quelque chose dans leurs regards, leur démarche, était différent. Personne ne voulut croire l’histoire qu’ils racontèrent. Personne... sauf vous peut-être...
***
Le dragon est toujours là, à l’entrée du collège de Drulingen. Clément et Léa parcourent le monde. Inséparables. Ils traversent les océans et les déserts de sable, franchissent les montagnes... un éclair au fond des prunelles, la tête dans les nuages et une chanson sur les lèvres.
* Les noms de famille de Léa et Clément sont des anagrammes. À vous de trouver les autres mots qui peuvent être formés à partir de ces six lettres.
Date de création : 22/03/2004 : 23:30
Dernière modification : 20/12/2012 : 10:20
Catégorie : Nouvelles (ados-préados)
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