LE DRAGON DE LALSACE BOSSUE
Ann Rocard
Chaque jour, les élèves de Drulingen et des environs franchissaient les grilles du collège - les ailes repliées du dragon de pierre - et ils pénétraient dans la cour dhonneur.
Ils ne prêtaient plus guère attention au dragon rose, sculpture en grès des Vosges censée surveiller lentrée de leur établissement et garder larbre de la connaissance, cet immense frêne qui soutenait la charpente du hall dentrée. Long de quatre mètres, haut de deux mètres, le dragon passait pourtant presque inaperçu.
Ce matin-là, il avait plu à verse. Maisons, rues et buissons perçaient à peine la grisaille.
Clément Argond* et Léa Gordan* couraient, essoufflés. En retard comme toujours. Ils habitaient dans la même impasse et étaient tous deux en classe de troisième.
Quand ils atteignirent lentrée du collège, il ny avait plus un chat. Les élèves étaient déjà en cours.
« Dire que le dragon représente toutes les adversités à vaincre comme dirait mon père, se moqua Léa. Il doit sûrement avoir quelque chose à voir avec le réveil quon nentend pas. »
Clément se mit à rire :
« Leurs symboles à la noix, cest nimporte quoi ! Bon, on ferait mieux de se dépêcher. »
Ils se dirigèrent rapidement vers la porte du hall. Avec la désagréable impression que le dragon de pierre les suivait des yeux...
Il ruisselait. Eux aussi.
Bizarre...
« Passez chercher un billet de retard ! » ordonna un pion, posté dans le hall dentrée.
Les deux ados jetèrent un dernier coup dil vers la sculpture immobile. Ils avaient eu la même sensation au même moment. Comme si un soupçon de vie se cachait au cur de la roche.
Bizarre...
Léa et Clément nétaient pas des élèves-modèles. Plutôt le style tête dans les nuages et boulettes de papier. Le collège, à quoi ça sert ? semblaient-ils soupirer en observant un vol doiseaux, libres comme lair. Le collège, on nen a rien à faire !
Tout juste sils entendaient les remarques acerbes de certains profs :
« Arrêtez de vous comporter comme des gamins ! »
Mais ce jour-là, une autre voix résonna en écho. Une voix rocailleuse qui les fit frissonner : Arrêtez de vous comporter comme des gamins...
Ils étaient trempés. Ils avaient dû prendre froid en courant sous la pluie. Un rhume de cerveau... Un rhume qui mettait leur cerveau sens dessus dessous... De quoi avoir des hallucinations auditives !
Quand ils quittèrent le collège en fin de journée, Léa et Clément sapprochèrent lun après lautre de la sculpture de grès rose. Sans sêtre donné le mot.
Haussant les épaules : le dragon nétait quune décoration originale. Ça ou autre chose, quelle importance !
À cet instant, un souffle tiède séchappa de sa gueule entrouverte. La langue paraissait humide. Un éclair de feu brilla dans ses prunelles creuses... et un parfum de terre monta du sol.
Bizarre...
Sans doute rêvaient-ils sous leffet de la fièvre.
***
La semaine suivante, la prof de français donna à la classe un sujet de réflexion :
« En chacun de nous, il y a une part dombre. Un dragon en quelque sorte quil sagit de maîtriser, de dompter... »
Les regards des deux ados se croisèrent. Excédés.
« Ras le bol des coïncidences, grimaça Clément.
- Et ras le bol des dragons à répétition », ajouta Léa, furieuse.
De nouveau, une voix rocailleuse grinça dans leurs pensées, mais ils ne purent comprendre ce quelle disait.
« Jai limpression de devenir folle, avoua Léa avec une moue inquiète.
- Quest-ce que tu racontes ? demanda la prof de français. Tu me traites de folle ?
- Pas du tout, madame, cest moi...
- Nous en reparlerons quand tu mauras rendu ce devoir. Et pour une fois, essaie de faire un effort. »
***
Peu de temps après eut lieu la nuit des sorcières. Cétait une coutume de lAlsace bossue : tous les ans, le 30 avril, les farceurs sen donnaient à cur joie.
Parfois les blagues nocturnes dégénéraient : des volets sortaient de leurs gonds, leurs propriétaires aussi ; des scies grinçaient des dents... et certaines farces tournaient au vandalisme.
Le lendemain matin, une nouvelle incroyable se répandit : le dragon du collège de Drulingen avait disparu. Neuf tonnes de grès sans compter les immenses ailes métalliques ! Cétait impensable ! Personne ne pouvait déplacer une masse pareille...
Mais lévénement le plus grave ne fut rendu officiel que quelques heures plus tard : Léa Gordan et Clément Argond avaient rejoint des copains pour participer à la nuit des sorcières et ils nétaient pas rentrés chez eux.
Des recherches furent aussitôt organisées.
Affiches, annonces à la radio et à la télévision, battues aux alentours... Le seul indice fut fourni par leur groupe damis :
« Ils avaient tous les deux de drôles de bourdonnements dans les oreilles. Cest pourquoi ils ne voulaient pas se coucher tard. On était près du collège quand ils sont partis. »
On inspecta chaque recoin, chaque vallon, chaque colline boisée... Rien. Pas la moindre trace.
Comme si les deux ados sétaient envolés. Volatilisés.
Leurs familles refusaient de perdre espoir et dadmettre lhypothèse de la gendarmerie. Une fugue ? Impossible ! Un voyage en amoureux, un coup de foudre la nuit des sorcières ? Ils ne sortaient pas ensemble, avaient affirmé leurs meilleurs copains.
Et cette histoire abracadabrante de dragon, quavait-elle à voir avec Léa et Clément ? Y avait-il un rapport avec le vol de la sculpture ?
« Le vol ? Le vol ? bougonnait lun des enquêteurs en hochant la tête. Comment voulez-vous emporter discrètement une masse pareille ? Je dirais plutôt lenvol, sil ny avait pas la disparition des deux jeunes et si je pouvais me permettre de faire de lhumour. »
Désespérées, les familles de Clément et de Léa sadressèrent à une voyante malgré les critiques de leur entourage. Après sêtre concentrée, la femme ne prononça que deux mots :
« Soyez patients. »
Patients ? Cétait plus facile à dire quà faire.
Patients ? Alors que les deux adolescents restaient introuvables...
***
(un temps de silence)
***
Léa et Clément ne cherchaient pas à comprendre ce qui leur arrivait. Eux qui avaient nié limaginaire, ricané devant lénumération de symboles et autres explications fantastiques... ils savouraient le moment présent.
La nuit des sorcières, un bourdonnement persistant leur vrillait les tympans. Ils avaient décidé de rentrer chez eux. En passant près du collège, le bourdonnement sintensifia, se transformant en une voix rocailleuse. Dans la pénombre se découpait la silhouette du dragon de pierre.
Un claquement dailes métalliques.
Un souffle violent qui les souleva de terre.
Une chaleur intense...
Et ils se retrouvèrent en un lieu inconnu. Ailleurs... Blottis lun contre lautre dans une étrange prison de pierre.
Soudain, ils sélevèrent, flottant au-dessus de leurs corps immobiles.
Ils sélevèrent, aspirés dans un tunnel aux parois lisses et douces, un tunnel au bout duquel brillait une lumière intense.
On leur avait dit que les gens frôlant la mort ressentaient ces sensations. Se trouvaient-ils dans la même situation ? Etaient-ils en train de quitter la vie sans une seule larme ?
Bien-être. Calme. Luminosité. Aucun regret...
Sils racontaient plus tard cette étrange expérience, qui pourrait les croire ?
Ils étaient devenus tour à tour les quatre éléments : leau, lair, le feu et la terre.
***
Quarante jours sétaient écoulés depuis la nuit des sorcières. Les recherches navaient rien donné.
« Il ny a plus aucune chance de les retrouver sains et saufs », avaient conclu les enquêteurs en rangeant leurs dossiers.
À laube du 10 juin, les habitants de Drulingen poussèrent un cri de surprise : le dragon - légèrement verdi - avait repris sa place, ailes déployées. Sans le moindre bruit.
Dans la matinée, les élèves aperçurent Léa et Clément qui franchissaient les grilles du collège.
Ils nétaient plus vraiment les mêmes. Ils avaient changé... Quelque chose dans leurs regards, leur démarche, était différent.
Personne ne voulut croire lhistoire quils racontèrent.
Personne... sauf vous peut-être...
***
Le dragon est toujours là, à lentrée du collège de Drulingen. Clément et Léa parcourent le monde. Inséparables.
Ils traversent les océans et les déserts de sable, franchissent les montagnes... un éclair au fond des prunelles, la tête dans les nuages et une chanson sur les lèvres.
* Les noms de famille de Léa et Clément sont des anagrammes.
À vous de trouver les autres mots qui peuvent être formés à partir de ces six lettres.