LE MÉTRO - Ann Rocard
Arthur Lion regarde sa montre : il ne sera jamais à lheure à son rendez-vous. Tout Paris à traverser en métro.
« Je ferais mieux de prendre un taxi... mais avec les embouteillages, ce sera peut-être pire. »
Il attrape son imperméable et court jusquà la première bouche de métro.
Sur le quai, une rame séloigne, et il simpatiente :
« Si au moins jétais sûr dobtenir cette place... Que vais-je leur dire ? Que je suis le meilleur, que mes références sont excellentes. Pourvu que je ne sois pas en retard... »
La rame suivante sarrête. Une porte souvre et une vieille dame aux yeux de chat descend péniblement sur le quai. Perdu dans ses pensées, Arthur ne sen préoccupe pas :
« Bon, trois changements. Deux minutes par station... Il vaut mieux compter large : disons deux minutes trente... je multiplie par... »
Il sassied sur un strapontin et desserre légèrement sa cravate orangée.
« Vous nauriez pas une cigarette ? demande son voisin.
- Non, répond Arthur, agacé dêtre interrompu dans ses calculs. Et cest interdit de fumer.
- Dommage, dit lautre, je navais que le briquet. »
Arthur sourit, amusé ; ce nest pas souvent que les gens ont de lhumour. Dhabitude, ils ont lair complètement coincés... comme lui, dailleurs. Mais son sourire se fige ; le voisin au briquet fait sournoisement claquer ses mâchoires. Des mâchoires très longues... trop longues !
« Un briquet tout neuf, soupire le type étrange. Vous avez lheure ?
- Neuf heures trente-trois, souffle Arthur.
- Je vais être en retard... et avec un briquet tout neuf. Cest embêtant, très embêtant.
- Vous avez rendez-vous ? demande Arthur poliment. Moi, aussi.
- Quelle coïncidence, dit lhomme en grinçant des dents. Vous mêtes très sympathique, malgré votre coiffure... hum, à la mode, jimagine. Tenez ma carte : Georges Croco, je suis dans les assurances. On ne sait jamais, ça peut toujours vous être utile. Avec votre coiffure... hum...
- Oui, on ne sait jamais. »
Le métro sarrête. Arthur saute sur le quai, soulagé. Sa coiffure ? Qua-t-elle donc de particulier ? Il sest fait couper les cheveux la semaine dernière.
« Il faut que je me calme, que je que malme... répète-t-il en tremblant. Si jarrive dans cet état devant mon futur employeur, cest chifu... fichu. »
Tel un automate, il suit le flot de voyageurs dans les couloirs interminables.
Correspondance, changement, direction...
« Que je me calme, calme, calme...
- Ça ne va pas, monsieur ? sinquiète une dame, entourée de ses trois enfants.
- Si, si, très bien. Je me calme.
- Vous devriez vous asseoir un moment, insiste la dame. Vous êtes jaune pâle. Plus pâle que jaune. Vous nêtes pas contagieux, au moins ? »
Arthur sadosse à un mur. La dame et ses enfants senfuient au galop, et leurs sabots de chevaux résonnent dans le couloir du métro.
Terrifié, Arthur Lion écarquille les yeux. Il ne sait plus qui il est, où il se trouve : devant ou derrière, en haut ou en bas ? Un rendez-vous : il est sûr davoir un rendez-vous très important, un rendez-vous qui changera sa vie.. Mais avec qui ? À quel endroit ?
Les passant étonnés le dévisagent. Les uns pointent leurs oreilles de lapin dans sa direction, les autres plissent leur truffe de porc...
« Pâle, je suis pâle, sécrie Arthur. Pâle comme la mort. Je comprends tout : je suis déjà mort, et je crois voir des choses qui nexistent pas. Pâle, pâle... »
Il passe alors devant une glace et éclate dun rire grinçant, à la limite du rugissement :
« Une tête de lion, il ne me manquait plus que ça ! Avec un nom pareil, il fallait sy attendre... »
Riant toujours, il poursuit sa route. Un courant dair frais... Il monte les escaliers et se retrouve dans la rue. Un coup dil à sa montre : non, il nest pas en retard. Son futur employeur na quà bien se tenir ! Avec la tête quil a, il nen fera quune bouchée !
Et il soupire enfin, réalisant quil a fait un cauchemar ou quil a eu des hallucinations :
« Après mon entretien, jirai consulter un médecin. Je dois être surmené pour rêver en plein métro... »
Arthur Lion se hâte jusquà son lieu de rendez-vous. Le visage plus détendu. De longs poils sont accrochés au col de son imperméable. Derniers vestiges dune crinière disparue.