CRABE PINCE-SANS-RIRE
Ann Rocard
extrait du livre, "LE PASSEUR D'ÎLES", éd. Corlet
Avec l'aimable autorisation des éditions Corlet (diffusion Vander en Belgique, Servidis en Suisse), l'une des 18 nouvelles du recueil Le passeur d'îles, paru en 2016.
Après 2 mois de procréation, puis 7 ans 1/2 de gestation chez mon éditeur normand, LE PASSEUR D'ÎLES, 3e recueil de nouvelles, vient de voir le jour au mois de mai 2016.
Ce 6e titre est disponible chez votre libraire et sur le site des éditions Corlet. clic !
Une nouvelle mise en voix et en images par le Théâtre de l'Adret
Du Cotentin au golfe du Morbihan, 18 nouvelles peuplées de personnages insolites.
18 histoires aux registres très différents pour passer dîle en île : dramatiques ou drôles, émouvants ou grinçants, sensibles, fantastiques ou à la limite du fantasme...
Saint-Marcouf, Tatihou, Les Écréhou, les Minquiers, Chausey, Le Mont-Saint-Michel, Bréhat, Batz, Ouessant, Molène, Sein, Les Glenan, Groix, Belle-Île, Houat, Hoëdic... mais aussi une petite île sans nom du golfe du Morbihan et une île fantôme, épave à la dérive.
CRABE PINCE-SANS-RIRE
Belle-Ile
Ann Rocard
Il avait brûlé les planches dès ladolescence. Acteur de théâtre qui ne décrochait que des rôles secondaires dûs à un physique très particulier. Le contraire du jeune premier. Il aurait fait un parfait gangster de série B, mais prétendait être allergique à la caméra. Las de jouer les faire-valoir, il avait fini par mettre le feu aux poudres en franchissant le cap de la quarantaine ; il sétait mis à haïr les théâtreux pour se donner une bonne raison de fuir et de se réfugier sur son bateau. Une haine viscérale lavait aidé à faire le deuil de ses rêves denfant et lavait coupé du monde. Haïr, exécrer, abhorrer... Aucun mot ne pouvait décrire ce quil ressentait. Le poison ne cesserait plus de le ronger.
Pendant plus de trente ans, il avait ensuite brûlé la vie par les deux bouts, alignant les petits boulots et les lignes de coke ; elle se vengeait à sa façon. Lui, lamateur de tourteaux, se faisait grignoter par un crabe pince-sans-rire. Refusant traitements et hospitalisation, il tourna le dos au monde pour passer ses derniers mois ou dernières semaines sur son bateau. Lucas le solitaire irait se perdre en mer.
Mais avant de quitter le continent, il retourna à Belle-Île. Il y avait passé une enfance heureuse ; cela lui semblait si lointain.
Il jeta lancre dans le port de Sauzon. En cette fin septembre, les touristes avaient déserté lîle. Lucas se retrouvait des années en arrière. Il se rendit à quai pour se ravitailler et déguster une douzaine dhuîtres.
Lenvie lui prit de longer la côte jusquà la pointe des Poulains. Il confia son sac de courses au patron du bar-resto et séloigna vers le nord-ouest. Lentement. Par moments, son corps ne lui obéissait plus ; le souffle lui manquait.
Le chemin côtier de son enfance lui paraissait à présent si long, montant, descendant sans cesse. Autrefois, il courait, poussait des cris dapache ou serrait les mâchoires pour mieux accélérer. À présent, chaque pas lui demandait un effort... Il sarrêta sur la plage de Bordery, égrena de minuscules galets blancs de lune. Puis il vida une cannette et mâchonna un sandwich avant de reprendre sa marche sur le sentier désert. Une deuxième pause au pied des massifs dhortensias fut nécessaire. Les fleurs bleues étaient fanées, mais il préféra les imaginer reflets de ciel dans la lumière dautomne.
Près de trois heures sétaient écoulées quand il atteignit la pointe des Poulains. Le phare et le fortin étaient tels quil les avait gravés dans un coin de son cur. Des nuages voilèrent le soleil et grisèrent la surface de leau.
Avant de regagner Sauzon, Lucas voulut revoir lendroit où il allait sasseoir : le siège que Sarah Bernhardt avait fait creuser dans le granit, face à la mer. Là, il avait su rester immobile, répétant toujours la même promesse faite aux cormorans : « Quand je serai grand, je serai acteur. »
Il descendit au ralenti, sagrippant aux rochers et se tourna vers la gauche. La place était déjà prise. Une femme âgée, vêtue de façon démodée, regardait lhorizon.
Agacé, Lucas se rebella. Dici peu, il serait sur lautre rive si tant est quelle existât , cet instant de solitude lui revenait de plein droit. Il voulait sasseoir à nouveau, faire le bilan de sa vie et crier aux oiseaux de passage : « Vos gueules, les mouettes ! » pour chasser un trop-plein de rancur et le sentiment davoir échoué.
La vieille femme ne bougeait pas. Furieux, il décida de revenir sur ses pas, mais quelque chose lintrigua. Ce profil ne lui était pas inconnu. Où avait-il rencontré cette femme ? Ici sans doute quand il était adolescent. Elle devait avoir à peu près le même âge que lui... environ soixante-douze ou soixante-treize ans.
Elle tourna vers lui son visage, fixant un point au-dessus de son épaule sans tenir compte de sa présence. Et il décela une ressemblance frappante avec lactrice célèbre, surtout dans le regard : il sagissait sans doute une descendante de Sarah Bernhardt. La vieille femme se releva en sappuyant sur une canne, et Lucas tressaillit : était-elle amputée dune jambe comme lactrice ?
Il eut alors limpression de revivre un roman qui lavait marqué : LInvention de Morel de Bioy Casares. Cette femme nétait quune projection en trois dimensions. Le système cinématographique de Morel, lié aux marées, avait été remis en fonction... et Sarah Bernhardt revivait éternellement les mêmes scènes. Son dernier passage à Belle-Île.
Lucas se sentit soudain démuni, victime dhallucinations ; le crabe gagnait du terrain, sattaquant à ses neurones et à sa capacité de réflexion. Il valait mieux battre en retraite. Il esquissa un geste, mais la voix dor qui avait fait le tour du monde articula :
« Monsieur, pourriez-vous maider à remonter sur le chemin ? »
Il jeta un coup dil discret derrière lui. Personne. Aucune autre silhouette en trois dimensions ; Morel nétait pas au rendez-vous. Ce nétait quun sosie de lactrice.
« Oui, vous, monsieur », insista-t-elle.
En déséquilibre, elle saccrocha à son épaule et lui confia :
« Jaime venir chaque année dans cette île pittoresque, goûter tout le charme de sa beauté sauvage et grandiose. Jy puise sous son ciel vivifiant et reposant de nouvelles forces artistiques... »
Lucas connaissait cette citation les propres mots de Sarah Bernhardt ; le sosie avait dû lapprendre par cur pour la lui servir sur un plateau et mieux le berner. Elle le prenait pour un pigeon et jubilait en lui jouant son numéro. Il nosa protester et aida la vieille femme à regagner le terrain plat, nétant lui-même guère vaillant.
« Merci, monsieur. Nous nous sommes rencontrés ici ; nous aurions pu nous croiser sur les planches, si vous naviez abandonné le métier. »
Il eut un mouvement de recul : comment était-elle au courant de ses années dacteur raté ? Elle avait dû se renseigner... Mais où ? Auprès de qui ?
« Monsieur, pourquoi haïr ce milieu que vous avez fui car il na pas su vous apprécier à votre juste valeur ? Il faut haïr très peu, car cest très fatigant. Il faut mépriser beaucoup, pardonner souvent, mais ne jamais oublier. »
De nouveau, elle citait lactrice, cependant elle en savait trop sur lui. Lucas grinça des dents ; elle était bien renseignée, la vieille pie. Oui, il avait haï ce milieu du théâtre, ce monde des apparences où il navait pu réaliser ses rêves. Dans cet amalgame sétaient dissous ses amis, sa femme et ses enfants de la balle. Le bilan sétait soldé par un échec et un rejet définitif. Trente-deux plus tard, il ne parvenait pas à regretter le choix quil avait fait, ni à évacuer la haine dont il sétait nourri.
Elle lui tendit le bras :
« Marchons jusquau fortin, monsieur. Quand jen ai fait lacquisition, il était désaffecté. Jai dépensé beaucoup dargent pour laménager et faire creuser un puits. »
Auparavant, Lucas aurait claqué une porte virtuelle et serait allé se retrancher à fond de cale. Aujourdhui, plus rien navait dimportance. Il acceptait tout événement nouveau sans rébellion. Ce sosie le menait en bateau ? Et alors ? Ce serait lune des dernières anecdotes dont il se souviendrait quand sa vie défilerait devant ses yeux. À linstant suprême. Une seconde avant de découvrir un ailleurs existant ou de plonger dans le néant.
« Monsieur, ne vous torturez pas lesprit, reprit la vieille femme à la voix dor. Cette seconde dure plus longtemps quon ne le croit. Une seconde déternité. Pour être débarrassé dun crabe et de ses pinces, cela en vaut la peine. »
Lucas eut la sensation que le bras de la femme devenait immatériel, sans poids ni pression aucune. Il ne sétonna pas de se retrouver seul au pied du phare. Lillusion doptique avait été parfaite. Un rayon de soleil effleura un rocher dont la découpe de tourteau semblait vaciller.
Il retourna sasseoir sur le siège, creusé dans le granit. Il était temps de reprendre la conversation entamée des années auparavant. « Vos gueules, les mouettes ! »
photo de l'auteure
SOMMAIRE
NISSOLOGIE (Chausey)
CRABE PINCE-SANS-RIRE (Belle-Île)
BELLE MER (Bréhat)
CONVERSATIONS (Houat)
LHOMME QUI OUBLIE (Les Écréhou)
TOUTES VOILES DEHORS (Les Glenan)
CHIENNE DE VIE ! (Ouessant)
LAND ART (île perdue du golfe du Morbihan)
DIMORPHISME (Molène)
JAI DANS LA TÊTE UN OCÉAN (Tatihou)
CONTRE VENTS ET MARÉES (Sein)
CONTREBANDE (Les Minquiers)
CELLE QUI PEIGNAIT LES GALETS (Hoëdic)
DANS CHAQUE GOÉLAND SE CACHE UN MARIN DISPARU (Saint-Marcouf)
LHOMME EST LE PASSÉ DE LA FEMME (Batz)
NOCES DOR (Mont-Saint-Michel)
CROQUIS (Groix)
SUR UN AIR DE JAZZ (Lîle fantôme)
Vous pouvez commander ce recueil de nouvelles :
- chez votre libraire - sans frais de port :
commandes@corlet-editions.fr - tel 02 31 59 53 80 - fax 02 31 69 91 05
- ou par internet (fnac.com - etc.)
- ou commandes chez l'éditeur