Une autre aventure d'Azertyuiop :
Les fougères géantes
Ann Rocard
Aujourdhui, je ne travaille pas. Quelle chance ! Je vais aller rendre visite à mon cousin Romain et à sa femme Sybille.
Je jette un coup dil par la fenêtre : il fait un temps superbe. Pas besoin de prendre ma voiture, je vais partir à pied ; la marche me fera du bien.
Dix minutes plus tard, me voilà hors de la ville, longeant la grand-route en direction de la colline aux sept tourelles... Et je mécris, tout joyeux :
« Magnifique paysage !
Magnifique paysage ! » répète une voix nasillarde*.
Je me retourne : personne. Intrigué, je demande :
« Etes-vous lhomme invisible ?
Etes-vous lhomme invisible ? » se moque la voix.
Je lève la tête et découvre un perroquet bariolé, perché sur un fil électrique. Jéclate de rire :
« Ah, ah, ah ! Tu ne devrais pas faire peur aux gens, tu risques un jour dy laisser des plumes* ! »
Vexé, le perroquet séloigne à tire-daile.
Riant toujours, je poursuis ma route. Soudain un lièvre bondit au bord dun champ en criant :
« Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! »
Un lièvre qui parle ? Cest impossible. Jai des hallucinations auditives* ; je devrais aller voir un spécialiste, un oto-rhino-laryngologiste. Mais le lièvre ajoute :
« Dépêchez-vous, monsieur Azertyuiop ! Il va pleuvoir. »
Je regarde le ciel : en effet, de gros nuages noirs se rassemblent alentour. Je nai même pas pris de parapluie...
Agacé, je hausse les épaules. Depuis quand les lièvres prévoient-ils la météo ? Les grenouilles, daccord... mais les rongeurs ont dautres occupations. Je cherche des yeux les deux oreilles pointues pour en savoir plus, mais le lièvre a disparu. Tant pis... Je vais accélérer pour arriver chez Romain et Sybille avant laverse.
Je décide donc de prendre un raccourci : un chemin qui serpente entre les champs jusquau bois des sept tourelles.
Non loin de la lisière du bois, un énorme sanglier grommelle en fonçant droit devant lui :
« Garez-vous, monsieur Azertyuiop ! Garez-vous ou bien gare à vous ! »
Je maplatis contre un tronc darbre pour échapper au bulldozer. Le sanglier disparaît dans la forêt.
Aurais-je un don particulier ? Comment se fait-il que je comprenne maintenant le langage des animaux ? Peut-être quune araignée est en train de me grignoter le cerveau... Hélas, cette bête-là, je ne comprends pas ce quelle me raconte. Une décision simpose : dès demain, jirai voir mon médecin, car je suis sûrement fatigué et déprimé.
Quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Romain et Sybille habitent de lautre côté de cette forêt. La barbe ! Je vais être trempé avant darriver chez eux.
Bizarre... Je ne connais pas ce sentier-là, mais il est sans doute plus direct ; il va me permettre de gagner du temps.
Javance rapidement dans les sous-bois. Je longe un taillis de fougères qui ondulent doucement, et je remarque, étonné :
« Je ne savais pas quil y avait des fougères dans cette région. Je nen avais encore jamais vu...
Quand on na pas les yeux en face des trous, on ne fait pas de réflexion à haute voix ! »
Au-dessus de ma tête croasse un vieux corbeau.
Inutile de discuter avec un oiseau pareil ! Je continue davancer sans daigner répondre.
Mais jai limpression de tourner en rond. Les fougères se balancent dun côté, de lautre. Ce sentier nest certainement pas un raccourci. Mieux vaut rebrousser chemin !
Je fais demi-tour... Cest incompréhensible ! Le taillis de fougères se trouve aussi derrière moi. Par où suis-je donc passé ? Je ne vois plus le sentier.
Jai limpression quune boule se bloque au fond de ma gorge. Je ne suis plus très rassuré...
Pas le moindre passage ! Les fougères sont tellement serrées que je ne peux même pas les écarter. Je suis encerclé !
Jai limpression détouffer. Latmosphère devient de plus en plus lourde. Un orage va sans doute éclater.
Il faut que je me calme. Je ferme les yeux et respire profondément. Quand jentrouvre les paupières, le taillis a grandi. Les fougères se balancent toujours dun côté, de lautre... et elles sélèvent lentement vers le sommet des arbres. Je ne peux pas mempêcher de crier :
« Au secours ! Je deviens fou : je suis prisonnier de FOUGÈRES GÉANTES ! »
Cest alors que les fougères murmurent quelques mots :
« Azertyuiop... Azertyuiop, avec qui as-tu rendez-vous ? »
Des animaux qui parlent : passe encore ! Mais des plantes qui font la même chose... Je proteste !
Les fougères chuchotent de plus belle :
« Azertyuiop, avec qui as-tu rendez-vous ?
Rendez-vous ? Je nai pas de rendez-vous. Laissez-moi tranquille. Je me rends simplement chez Romain et Sybille.
Taratata, susurrent* les fougères. Personne ne saventure jamais par ici. Heureusement, le corbeau nous a annoncé ton arrivée. »
Le corbeau ? Quel corbeau ? Ah, oui, cest vrai. Jai entendu croasser cet oiseau noir tout à lheure. Et maintenant, je suis en train de parler avec des plantes géantes : quelle folie ! Je sens que la moutarde me monte au nez*.
« Que vous a dit ce corbeau de malheur ?
Azertyuiop, ne te moque pas de lui. Ce vieil oiseau sentend parfaitement avec celui que tu vas rencontrer.
Je ne veux plus voir personne. Je veux rentrer chez moi glisser les pieds dans mes pantoufles en regardant une émission débile à la télévision ! »
Furieux, je lance des coups de poing dans les tiges de fougères qui continuent de se balancer.
Que faire pour leur échapper ? Je fouille dans mes poches et jy trouve un canif. Mais les tiges sont aussi dures que du métal ; la lame ne fait que les érafler.
Une voix caverneuse résonne alors dans les sous-bois :
« Azertyuiop, tu nes pas à lheure à ton rendez-vous. Je déteste quon me fasse attendre. »
Qui est là ? Il ny a personne à côté de moi. En tremblant, je bafouille :
« Qui... qui... qui a parlé ?
Ici, cest moi qui pose les questions ! gronde la voix.
Je... je nai aucun rendez-vous. Vous vous trompez...
Attention à ce que tu dis, Azertyuiop ! Je ne me trompe jamais. JA-MAIS ! » articule la voix.
Je me mets à genoux. Je vais supplier le perroquet, le corbeau, les fougères géantes, nimporte qui, nimporte quoi... Même cette ombre immense qui apparaît peu à peu entre les arbres ! Pitié ! Laissez-moi partir.
« Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois, glousse lombre sans forme.
Non... Non, je... je ne crois pas.
Mais si ! Rappelle-toi le jardin dun célèbre château... »
Je commence à deviner à qui jai affaire : le fou au nez jaune du château de Versailles et cette ombre gigantesque ne sont peut-être quune seule et même personne.
« Nous sommes de vieux amis, ricane lombre en se balançant comme les fougères.
De vieux amis ? Pas... pas...
Papa ?
Pas question. »
Au même instant, le tonnerre éclate au-dessus de la forêt et lombre rugit :
« Azertyuiop, tu viens de commettre une énorme bêtise. Tu mas injurié. Ta dernière minute est venue.
Excusez-moi... Ce nest pas ce que... ce que je voulais dire.
Trop tard ! scande la voix, inflexible. Ta dernière seconde a sonné. »
Une sonnerie retentit.
Les fougères géantes menlacent, senroulent autour de mes bras, de mes jambes... Tout se trouble et je finis par mévanouir.
*****
Combien de temps sécoule ? Je nen sais rien. Mais jai limpression que quelquun me soulève la tête et minterroge :
« Azertyuiop, est-ce que tu mentends ? Cest moi, Sybille. »
Je cligne des yeux. Romain et Sybille sont tous deux à côté de moi.
Romain me prend la main et il explique :
« On commençait à sinquiéter de ne pas te voir arriver. Il y avait un orage dune telle violence.
Cest pourquoi on est venus à ta rencontre », ajoute Sybille.
Derrière nous se dressent les arbres de la forêt aux sept tourelles. Plus la moindre fougère géante ! Ce nétait quun horrible cauchemar...
Romain et Sybille semblent soulagés.
« Que sest-il passé ? demande Romain.
Nous avons eu du mal à te libérer », soupire sa femme.
Me libérer ? Me libérer de quoi ? Je massieds et aperçois des montagnes de fougères fanées qui jonchent le sol.
« Tu étais ficelé dans cet amas de plantes, dit Sibylle, perplexe. Comment as-tu fait ça ? »
Jécarquille les yeux pendant que Romain précise :
« Le plus étrange, cest quil ny a jamais eu de fougères dans la région. »
Sybille et Romain maident à me relever, et je les suis jusquà leur voiture, garée un peu plus loin.
A présent, je sais que je nai pas rêvé. Je dois me préparer à rencontrer de nouveau ce fou dangereux qui est capable de prendre nimporte quelle forme. Qui est-il ? Je lignore. Mais je suis sûr que je le vaincrai, aussi vrai que je mappelle Azertyuiop !
* Voix nasillarde : voix qui vient du nez.
* Laisser des plumes : au sens figuré, perdre quelque chose, avoir des ennuis.
* Hallucination auditive : fait dentendre des bruits, des phrases, de la musique... qui nexistent pas.
* Susurrer : murmurer, chuchoter.
* La moutarde me monte au nez : je commence à ménerver.