Lécluse
Ann Rocard
pour Jacqueline et Jean-Claude (Théâtre de l'Adret) juin 2008
Depuis des années, il naviguait sur son Freycinet, son 38 mètres fidèle au poste. Il sillonnait les canaux et les rivières de toute lEurope, de la mer du Nord à la Méditerranée. Comme son père et son grand-père lavaient fait avant lui. Le gène sans gêne ! Aucun homme de son ascendance naurait imaginé faire autre chose.
Les Rivel : célibataires et mariniers de père en fils ! Autrefois, les femmes restaient à terre, attendant le retour du marin deau douce. Sa grand-mère était morte en couches laissant un veuf qui sétait retranché dans sa coquille. Son père, lui, ne sétait jamais marié ; il avait adopté son neveu orphelin, et ce neveu, cétait lui : Jean Rivel qui avait repris le flambeau de batelier.
Dans cet univers sans femmes, seule sa péniche apportait un semblant de féminité, avec sur chaque bord avant et arrière cette simple devise : X linconnue.
Lors de la construction du bateau, lépouse de laïeul propriétaire se nommait Xavière. Un nom à coucher dehors en plein hiver, prétendait Jeannot, les jours de grisaille.
« X... Xylographe dans lâme... Xérès le soir quand le soleil clignote derrière une haie de peupliers... Xanthie, éclair jaune et roux dans la nuit... »
Ils nétaient pas si nombreux ces mots en x. Jean aimait les énumérer, les associer à une image passagère, à une sensation, une mélodie, un parfum fugace...
X, linconnue.
Il nétait pas taciturne ni misanthrope. Timide ? Certainement.
Il aimait engager la conversation à sens unique avec son inséparable Charles, une tortue gauloise et trentenaire à lil vif.
Quand le monologue le démangeait, il tapotait un salut en morse sur la carapace :
... et Charles, débonnaire, pointait la tête à lextérieur, faisant mine de lever les pattes avant en articulant un Je vous ai compris muet. Il ne lui manquait que la casquette miniature de général. Ainsi linterprétait Jeannot quun rien émouvait.
La tortue navait sans doute pas fait le rapprochement historique et se contentait dapprouver dun signe dubitatif les discours et élucubrations du marinier.
Jean Rivel nétait plus de la première jeunesse. Il avait bourlingué si longtemps, sans cesse émerveillé. La luminosité, les rides et les nuages à la surface de leau, une feuille rouille hésitant entre ciel et terre avant de se laisser emporter par le courant.... Tout était mouvement, changement, même sil pensait connaître le moindre détail de ces rivières et canaux.
Jeannot le solitaire. Seul maître à bord après Dieu auquel il refusait de croire. Pour sen persuader, il ruminait dans sa barbe en écoutant les infos dune oreille distraite :
« Si le grand manitou existait, il ne permettrait pas toutes ces horreurs, ces monstruosités. »
Les drames, les crimes, les actes de barbarie le bouleversaient.
« Tu entends, Charles ? Oui, je sais, tu restes stoïque, cest ça le hic. Jaimerais bien quune fois dans ta vie de reptile en voie de disparition, tu prennes enfin position. Cest un peu facile de jouer les moutons sans un semblant de réaction ! »
Si le monologue séternisait, Charles se calfeutrait dans sa carapace, ce qui mettait un terme à la discussion.
Dans la marquise la timonerie , le marinier restait des heures à la barre. Le temps sécoulait au fil du courant. Douze heures daffilée, plus ou moins claires, plus ou moins rapides. Jeannot navait jamais connu lennui.
Il avait une passion : les écluses.
Enfant, il était tombé amoureux des écluses, toutes les écluses. Comme son père, il maîtrisait plusieurs langues ; il parlait ainsi avec les éclusiers des pays traversés.
De nos jours, de nombreuses écluses étaient automatisées. Bientôt, on ne pourrait plus discuter de la pluie et du beau temps, des dernières nouvelles du monde ou de la région avec les éclusiers ; mais Jeannot ne serait plus là pour le constater.
« Nest-ce pas, Charles ? Oui, je sais, tu mas compris. Ta casquette virtuelle le confirme. »
Il aimait aussi les maisons éclusières, dessinées par les ingénieurs qui avaient tracé les canaux. Ces maisons fleuries de même style, dressées le long dun canal. Près des écluses automatisées, certaines maisons étaient maintenant abandonnées, peuplées de fantômes dun autre âge.
Oui, Jean aimait les écluses. Une écluse particulièrement. La première fois quil lavait franchie, il avait dix ans.
« Tu te souviens, Charles ? »
La tortue dodelinait de la tête.
« Ne dis pas nimporte quoi ! Tu nétais pas né à lépoque. Javais dix ans exactement. Cétait le jour de mon anniversaire. »
Il fermait les yeux et revoyait lécluse tout en couleurs en cette fin doctobre. Léclusier avait salué son père dun sourire édenté :
« Ça va-t-y chez vous ? Je vous sers un ptit café ? Et un jus pour le gamin ?
Ce ne serait pas de refus », avait répondu son père.
Le batelier et léclusier sétaient trouvé une cousine commune ; et leur amitié avait été scellée dans le café.
La fenêtre de la maison sétait alors ouverte. Une petite fille lui avait fait un signe de la main.
Tant dannées sétaient écoulées depuis ce jour, mais la vision persistait.
« Rousse comme les feuilles des grands arbres ! Si tu lavais vue, Charles, ton sang naurait fait quun tour. Oui, je sais, ton sang froid de reptile ne réagit pas. Mais tu as tort, et le tort tue... Tu la connais déjà, cette blague-là ? Dis tout de suite que je me répète, que le ramollissement du neurone me guette ! »
Jean Rivel, lui, séchauffait parfois. Surtout quand il repensait à la fillette.
Il lavait revue, plusieurs années de suite.
« X, linconnue... »
Ainsi lappelait-il avec autant de respect quil nommait sa péniche.
« Jai limpression que cétait hier... »
Il se frotta lil gauche dun geste maladroit. Ce nest pas la tortue qui se moquerait de lui elle en avait vu dautres ! , mais il préférait imaginer que le picotement insistant était dû à la poussière.
« Je dis la vérité, Charles ! Cétait mon soleil roux. Orangé si le terme te paraît plus fruité ! À chaque fois, jattendais avec impatience le moment où le bateau sapprochait de cette écluse. Japercevais la maison de loin. Je connaissais par cur la découpe de la colline avoisinante... Tu mécoutes, Charles ? Ne fais pas semblant de dormir ! »
Les années avaient passé. Un jour, léclusier les avait accueillis, tout sourire comme dhabitude. Mais la jeune fille nétait pas là. Le père Rivel avait interrogé lhomme édenté :
« La famille, ça va ?
Couci couça. Ma femme est à lhôpital et ma fille pensionnaire en ville pour ses études. »
Jeannot sétait senti soudain sans force. Sous un soleil de plomb, un voile noir, glacial, lavait enveloppé.
« Charles, il ny a quà toi que jen ai parlé. Jai confiance ; tu es une tombe et que tu nen toucheras mot à personne. Si tu pouvais murmurer une petite phrase réconfortante de temps en temps, ça me ferait du bien. Hein ? Javais cru entendre quelque chose... Oui, je sais, en tant que général de la Gaule carapacée, tu ne prends jamais position. »
Jean Rivel avait succédé à son père.
Marinier solitaire, poète à ses heures perdues.
La maison éclusière avait été vendue, et la présence du nouveau propriétaire avait tué tout espoir de revoir linconnue.
« Je ne connais même pas son prénom. Imagine combien jétais un gamin timide. Plus encore : timoré ! Je nai jamais osé demander à léclusier où se trouvait sa fille. Je men mords les doigts, mais cest trop tard. Si la vie était à refaire, je prendrais mon courage à deux mains. Quest-ce que tu baragouines, Charles ? Rien ? Tant mieux. Je préfère. Pas besoin de commentaires. »
Lan dernier, quand il avait franchi cette écluse lécluse fatidique , elle avait été automatisée. Plus déclusier. La maison semblait abandonnée au vent dautomne. Prête à senvoler dans un tourbillon de feuilles.
Jeannot aurait préféré ne plus emprunter ce canal, mais cétait le chemin à suivre pour rejoindre le Nord où il allait saluer chaque année sa famille.
La pluie venait de cesser. Il aperçut la colline. Certains arbres avaient poussé depuis son enfance ; dautres avaient été arrachés par la tempête... modifiant peu à peu le paysage. Pourtant, il aurait reconnu cet endroit, même dans lobscurité. Il était inscrit en lui-même.
La tortue marchait à pas lents dans la marquise. Jean Rivel serra les mâchoires :
« Charles, je te jure que cest la dernière fois. Le masochisme : fini, terminé ! Tant pis pour la famille ; les cousins se passeront de moi pour la prochaine réunion annuelle. Je dis toujours ça... et je recommence. »
La maison était de nouveau fleurie. Pimpante. Les volets repeints. La toiture remise à neuf.
Jeannot fit ralentir la péniche. À lapproche de lécluse automatique, il se concentra sur la manuvre. Un instant, il jeta un coup dil à la maison... Une femme lui faisait un signe de la main. Une inconnue, sourire à la boutonnière.
Incapable de bouger, il murmura :
« Charles, fais-tu le même rêve que moi ? Si cest la réalité, réponds ! Dis quelque chose ! »
Et la tortue articula dun ton imperturbable :
« Je vous ai compris. »