Moins que rien
Ann Rocard
Il les collectionnait comme dautres conservent précieusement timbres et vignettes. Ses petits riens, ainsi les nommait-il avec une pointe de tendresse. Tant dauteurs les avaient déclinés, décrits dans les moindres détails. Lui se contentait de les savourer.
Ses petits riens... Ils coloraient ses jours et ses nuits de célibataire endurci, les insomnies dont il émergeait, hagard ; les heures passées à arpenter les rues, à répondre aux questions toujours les mêmes.
« Excusez-moi, monsieur lagent... La rue de Rome, sil vous plaît ?
Tous les chemins y mènent, avait-il fini par rétorquer. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Vous avez beaucoup dhumour. »
Non, il navait pas dhumour. Ni damour, dailleurs. On lui avait dit récemment :
« Pour profiter des petits riens de la vie, il faut être bien dans sa peau », et lui, mal à laise, daffirmer :
« Je nai pas lâme dun serpent ; ma peau, je men accommode. Chacun peut avoir sa part de rêve ; moi, cest ma collection. Amulettes ou porte-bonheur... Mon instinct de survie. »
Il reléguait la remarque aux oubliettes et se qualifiait dépicurien du plaisir simple et égoïste.
Il les collectionnait. Obsessionnel ? Peut-être...
Le premier chant doiseau isolé, téméraire sur le toit voisin avant les prémices de laube. Il le recueillait à la pointe de louïe, de peur de lentendre samenuiser. Trille fragile dans un coin de sa tête qui rythmerait la journée à venir.
Le ciel qui pâlit derrière le velux sous la caresse dun doigt invisible. Larôme du thé aux épices, mêlé de pain grillé...
Ces petits riens, il les guettait, attentif. Pour rien au monde, il ne les laisserait sévanouir. Gouttes de miel des cinq sens : le sens de sa vie.
Et juste avant de quitter son cocon de chrysalide, de plonger vers lextérieur... la douche sur le visage. Leau qui sécoule et vous emporte vers la mer sans remords. Une deuxième naissance, renaissance dans un monde futur où il deviendrait éphémère ou chant doiseau. Un monde sans carrefours, klaxons ni pollution. Une résurrection : Lazare revu et corrigé.
« Excusez-moi, monsieur lagent... La gare Saint-Lazare, sil vous plaît ?
Lève-toi et marche... » Un mouvement de tête pour reprendre pied dans la banalité avant de poursuivre : « Cest tout droit. Vous y serez en un rien de temps. »
Rien, petit rien, vibration imperceptible de lhorloge de la cuisine avant lapparition de loiseau de bois. Le vieux coucou de la grand-mère caustique, parfumé dencaustique et de marc de café.
Il lui suffisait de fermer les yeux au milieu des pots déchappement pour leur échapper. Le coucou envahissait lespace, remplaçait odeurs et bruits par son propre univers de grenier suranné.
Les petits riens de son cocon égayaient les heures interminables de ses journées de travail. Il était incapable den chercher de nouveaux, englué dans lennui au quotidien. Il se vêtait dune carapace bleu uniforme. Défaitiste. Sur la défensive. Et il décomptait les minutes, les secondes, lil sur le coucou invisible qui lancerait le mot fin. Fin dun jour... Au suivant ! Fin dun mois écoulé... Au suivant ! Fin d...
« Excusez-moi, monsieur lagent... Le Printemps, cest encore loin ?
Dans deux saisons. Et les hirondelles, on ne peut plus trop sy fier... Cinq minutes dans cette direction.
Mais je suis chargé.
On na rien sans rien. »
Les réponses étaient devenues automatiques. Il se dédoublait : le fonctionnaire, lautre, réfractaire à la poésie... et lui, collectionneur en déroute, porté par ses petits riens.
Il les classait par catégories : dune part, les répétitifs, ceux quil attendait chaque jour avec délices et ne le décevaient jamais, déclenchant un tressaillement-plaisir au bord des yeux, une onde de chaleur dans la poitrine... et dautre part, les uniques dont il épierait la réapparition ad vitam aeternam : le vol dun sirli, la dernière goutte du chouchen concocté par son père...
« Excusez-moi... Quest-ce quil sest passé, msieur lagent ?
Chirculez... Circulez ! Y a rien à voir ! »
Les badauds sétaient attroupés ; il tentait de les éloigner. Un accrochage entre deux véhicules aucun intérêt ! Mais dans une voiture immobilisée : un coucou égaré sur une banquette arrière ; un vieil homme sirotant une tasse de thé aux épices, loreille à laffût dune sonate pour mésange bleue. Un vieil homme qui lencourageait dun sourire : y a tout à voir, au contraire ! à observer dun il neuf. Finies la monotonie ambiante, la grisaille des jours qui se suivent et se ressemblent ! Ces petits riens courent les rues ; il suffit dêtre attentif, de savoir sémerveiller.
La voiture au coucou quitta son champ de vision, mais il entendait encore les mots muets : y a tout à voir ! Il voulut le crier aux conducteurs crispés, aux passants dépassés ; sa rigidité intrinsèque ne lui en donna pas lautorisation.
Il se redressa, évacuant dun geste le brouillard habituel dont il senveloppait.
Et là, il laperçut : un petit rien, pas bien gros, pas bien grand, un bon à rien. Point de lumière anonyme quil happa du regard. Reflet dun soleil absent quune vitre en mouvement éclaboussait sur un mur. Un éclat dansant, note sur une portée imaginaire ou pierre de lune, créant une brèche dans sa carapace. Pas derreur possible... Ses paupières tressaillaient, sa poitrine était soulevée par une onde de chaleur. Ce feu follet aléatoire annonçait dautres bonheurs minuscules, loin du cocon de chrysalide.
Plaisir infime lié à limprobable ouverture dune fenêtre sur le monde. Ce petit rien éclairait sa journée embrumée entre la rue de Rome et la gare Saint-Lazare, journée où le printemps fleurissait déjà.